Louis Althusser ou l’impure pureté du concept

8 mars 2004

L’œuvre de Louis Althusser connaît aujourd’hui un singulier destin. Brutalement tirée de l’oubli par la publication de son autobiographie, L’avenir dure longtemps, en 1992, elle s’est depuis enrichie de plusieurs volumes de textes inédits, joints à la réédition d’écrits depuis longtemps indisponibles en librairie. Toutes les conditions semblaient donc réunies d’un réexamen critique de sa pensée, comme pourraient le suggérer les nombreux ouvrages, articles et colloques qui lui furent consacrés. Pour de multiples raisons, ce n’est pourtant pas tout à fait ce qui se produisit. Par delà les polémiques un peu stériles sur le statut respectif de l’« oeuvre avouée » et de l’œuvre posthume, par delà la question particulièrement sensible des rapports du biographique et du conceptuel, par delà les querelles d’héritage et les ressentiments à l’égard de l’homme et du maître, par delà les dérives d’un commentaire psychiatrique à peu près indifférent à la réalité tant des textes que du « cas », un constat doit bien être dressé : le champ des études althussériennes n’est pas aujourd’hui constitué. On ne trouve ainsi aucune étude approfondie sur la place d’Althusser dans l’histoire du marxisme, de la philosophie, de l’histoire de la philosophie ou de l’épistémologie, voire dans l’histoire du champ philosophique français. Car ce type de démarche suppose en général une certaine évaluation globale [1], au moins implicite, que l’œuvre d’Althusser semble précisément faite pour décourager. Comment évaluer une oeuvre qui n’a cessé de se détruire elle-même ? Comment évaluer une oeuvre aussi hétérogène, où de somptueux éclairs côtoient de si choquantes indignités théoriques ? Comment faire tenir ensemble un texte aussi stimulant que le célèbre « Idéologie et appareils idéologiques d’État » et l’assez terrifiant « Sur la reproduction des rapports de production » ( Althusser, 1995,c), dont il n’est pourtant, à quelques détails près, qu’un fragment ? Si le repli sur la forme académique du commentaire semble d’emblée impossible, on peut en dire autant du projet, toujours un peu paresseux, de séparer le bon grain de l’ivraie, de distinguer « ce qui est vivant et ce qui est mort dans l’oeuvre de Louis Althusser ». Difficilement inscriptible dans la continuité d’une histoire, cette oeuvre est en vérité irrémédiablement énigmatique. Tout se passe comme si, derrière tant de découvertes fièrement proclamées, s’était ourdie une trame profondément aporétique frappant d’incertitude généralisée toute tentative de lecture. Althusser, on le sait, a progressivement détruit les thèses qu’il avait pu construire ; déjà troublant en soi, ce phénomène en cache un autre, beaucoup plus déroutant : il n’est sans doute pas un seul concept althussérien qui ne soit, en son fond, d’emblée affecté de son contraire [2]. Nous chercherons à montrer, à travers quelques exemples limités, que tel est bien le geste fondamental d’Althusser, et qu’il est indissociablement au principe de sa grandeur et de sa misère.

Si la vie d’Althusser est à jamais frappée du sceau de la tragédie, son oeuvre est quant à elle irrémédiablement placée sous le signe du paradoxe. Et d’abord du paradoxe tardivement révélé par la tragédie même : celui de l’écriture autobiographique. Chacun sait en effet que l’autobiographie est un genre pour le moins introuvable dans la philosophie althussérienne, dont l’analyse de l’« interpellation des individus en sujets » disqualifie d’avance l’illusion spéculaire caractéristique du projet autobiographique - tel du moins que le pratique Althusser. On peut, bien entendu, soutenir contre toute évidence qu’un tel paradoxe est sans rapport avec les écrits théoriques d’Althusser. On peut également affirmer [3], plus subtilement, qu’il s’agit là d’une confirmation éclatante de la conception althussérienne de l’idéologie : nul, fût-il Althusser lui-même, ne saurait échapper au piège de la spécularité. Mais on ne fait alors que déplacer le paradoxe. La dimension autobiographique est en effet manifestement présente au coeur même de certains de ses grands textes théoriques, tels Freud et Lacan et surtout Machiavel et nous.. Son travail sur Machiavel commence en janvier 1962, au beau milieu d’une très grave dépression qui s’achèvera par trois mois d’hospitalisation ; commentant ce cours dans une lettre du 29 septembre 1962 à Franca Madonia [4], (Althusser, 1998,a, p. 221-226),il affirme qu’il s’intéresse à Machiavel parce qu’il s’identifie à lui, découvrant dans son oeuvre ce qui est à ses yeux son problème personnel : comment commencer à partir de rien ? « Quand j’y pense maintenant... je ne faisais rien d’autre, en développant l’exigence contradictoire de Machiavel, que de parler de moi. La question que je traitais : comment commencer à partir de rien le Nouvel État pourtant absolument indispensable et exigé par une profonde aspiration (qui n’avait pas, ne trouvait pas, ne voyait pas, dans la réalité, les moyens de se réaliser et de se satisfaire), cette question, c’était la mienne ». Et Althusser d’ajouter : « en développant ce problème théoriques... j’avais le sentiment hallucinatoire (d’une force irrésistible) de ne rien développer d’autre que mon propre délire : j’avais l’impression que le délire de mon cours coïncidait (et n’était rien d’autre que lui) avec mon propre délire subjectif... : j’avais l’impression que le délire de mon cours (délire objectif) coïncidait uniquement avec quelque chose en moi qui délirait ». On ne saurait dire plus clairement que le rapport d’Althusser à son objet théorique est ici perçu en termes d’identification.

Ce commentaire n’est bien entendu qu’un commentaire parmi d’autres, qu’il serait naïf de prendre pour la vérité de son rapport à l’objet : position de principe particulièrement justifiée dans le cas d’Althusser, dont l’autobiographie est, sur ce point, un peu décevante. Et l’on peut en outre ajouter, comme il le fait d’ailleurs lui-même dans L’avenir dure longtemps[« Quant à mon rapport au marxisme, c’est seulement maintenant que je pense voir clair en lui. Encore une fois, il ne s’agit pas de l’objectivité de ce que j’ai pu écrire, donc de mon rapport à un ou des objets objectifs, mais de mon rapport à un objet "objectal", c’est-à-dire interne et inconscient » (Althusser, 1994,c, p.237).]], que le rapport d’un discours à ses objets est autre chose que le rapport subjectif de l’« auteur » à ces mêmes objets, qui ne sont d’ailleurs pas les mêmes. La réalité, pourtant, n’est pas aussi simple. Car loin d’être cantonnée à quelques textes somme toute assez particuliers, cette dimension subjective est paradoxalement présente, d’une présence aveuglante, dans l’ouvrage le plus « théoriciste » d’Althusser, Lire le Capital, et notamment dans la théorie de la « lecture symptômale » développée dans son Introduction, toute entière consacré à l’éclaircissement du projet contenu dans ces phrases liminaires : « Nous avons lu Le Capital en philosophes, lui posant donc une autre question... : nous lui avons posé la question de son rapport à son objet, donc tout à la fois la question de la spécificité de son objet, et de la spécificité de son rapport à son objet... Lire Le Capital en philosophe, c’est exactement mettre en question l’objet spécifique d’un discours spécifique, et le rapport spécifique de ce discours à son objet, c’est donc poser à l’unité discours-objet la question des titres épistémologiques qui distinguent cette unité précise d’autres formes d’unité discours-objet » (Althusser, 1995,b, p.4-5). Une génération entière de lecteurs a été subjuguée par la virtuosité de ce texte où Althusser traite en même temps de la lecture marxienne des économistes classiques, de la lecture althussérienne de Marx et d’une lecture du réel par la pratique théorique où le rapport au réel devient éminemment problématique. Le concept de lecture symptômale est employé pour analyser la lecture faite par Marx du « texte de l’économie classique ». A première vue, nous dit Althusser, Marx se contente de relever les lacunes d’Adam Smith (ou de « Smith-Ricardo ») derrière l’apparente continuité de son discours : il n’aurait tout simplement pas vu ce qui était pourtant là et que Marx, lui, aurait vu. Tout se ramènerait donc à un rapport subjectif de vision plus ou moins clairvoyante d’un objet déjà donné. En même temps, cependant, Marx écrit tout autre chose : ce que l’économie classique ne voit pas, c’est ce qu’elle a elle-même produit, et dans les lacunes de son discours, il faut voir les symptômes d’un changement de problématique produit à son insu : « ce que l’économie politique classique ne voit pas, ce n’est pas ce qu’elle ne voit pas, c’est ce qu’elle voit ». Et si elle ne le voit pas, c’est parce qu’elle est attachée à son ancienne problématique qui l’empêche de voir qu’elle a « changé complètement les termes » du problème. Marx interprété par Althusser repère dans l’usage défaillant du mot « travail » le symptôme d’un autre discours, invisible parce qu’interdit : en l’occurrence, Smith aurait produit une réponse juste à une question (quelle est la valeur de la force de travail ?) qui n’aurait pas été posée parce qu’elle ne pouvait pas l’être, et tout le travail de Marx aurait consisté à rétablir la question. Dans de telles conditions, l’invisible ne dépend pas de la plus ou moins grande acuité du sujet connaissant : « la vue n’est plus alors le fait d’un sujet individuel, doté d’une faculté du "voir" qu’il exercerait soit dans l’attention, soit dans la distraction ; la vue est le fait de ses conditions structurales, la vue est le rapport de réflexion immanent du champ de la problématique sur ses objets et ses problèmes ». Et l’on en arrive ainsi à cette autre « lecture » qu’est le travail de la connaissance, auquel Althusser consacre la plus grande partie de son Introduction à Lire Le Capital..

La cible explicitement visée est « la conception empiriste de la connaissance », prise « dans son sens le plus large ». Sens extrêmement large en effet, puisqu’il englobe la totalité des théories classiques de la connaissance, y compris des philosophies apparemment aussi peu empiristes que celles de Platon, de Descartes et de Hegel. Dans le cinquième cours de philosophie pour scientifiques, Althusser divisera bien les théories de la connaissance en deux grandes tendances : le formalisme et l’empirisme, mais ne donnera que deux exemples de démarches fortement empreintes de formalisme : celle de Kant, chez qui toutefois « l’empirisme est finalement dominant », et celle de Leibniz, où c’est le formalisme qui est, cette fois, « dominant ». (Althusser, 1995,a, p. 279). Mais, dans la mesure où la rupture de Marx avec le « mythe religieux de la lecture » prit chez lui la forme d’un rejet de la conception hégelienne de la totalité expressive, elle même rattachée par Althusser à la philosophie leibnizienne, on peut légitimement penser que l’empirisme domine en fait à ses yeux l’ensemble des théories classiques de la connaissance. La grande caractéristique de l’empirisme vu par Althusser est de ne pas faire la différence entre l’objet réel et l’objet de connaissance, de penser la connaissance comme une abstraction au sens strict du terme : l’objet de connaissance serait une partie de l’objet réel, le réel essentiel opposé au réel inessentiel. Il n’y aurait ainsi qu’un seul objet, dont la connaissance serait alors la vision, et la théorie de la connaissance aurait pour unique fonction de fournir une garantie de la possibilité de cette vision. On le sait, le travail épistémologique d’Althusser s’est construit tout entier contre une telle démarche, à travers deux lignes de force : refus de l’idée même de garantie, par nature idéologique, et insistance sur la distinction entre objet réel et objet de connaissance. La science ne travaille pas sur les objets réels, mais sur des objets construits par elle, dont le rapport aux objets réels est, au moins provisoirement, évacué ; il ne s’agit pas de se demander de quel droit la science est possible, mais quelle est la structure de la pratique théorique, quel est le processus de production de la connaissance, qui se passe tout entier « dans la pensée » (d’où le terme de « pratique théorique », le fameux « critère de la pratique » étant strictement interne à la théorie). Telle est la « pureté du concept » althussérien : non le produit d’une épuration empirique qui ne demanderait ensuite qu’à retourner au réel, mais un concept installé dans un rapport adéquat à un objet de connaissance produit par le travail théorique, concept déployant ses spécifications pour produire ce que Marx appelle un « concret-de-pensée ». La spécificité du discours marxien, épistémologie du concept conçue comme une véritable arme de guerre contre toute forme de pragmatisme, serait ainsi de rompre avec une conception de la connaissance comme transparence d’un objet donné, c’est-à-dire avec ce qu’Althusser appelle « la nostalgie d’une lecture à livre ouvert », à laquelle il oppose une conception de la lecture et de la connaissance comme production (Althusser, 1995,a, p. 7 et 31).

Un rapport à l’objet relativement clair semble donc se dégager des analyses de Lire Le Capital, évaluable en tant que tel de façon tout à fait indépendante du rapport d’Althusser à l’objet Machiavel. Pourtant, une fois encore, la réalité est beaucoup plus complexe. La théorie de la lecture symptômale acquiert en effet une singulière résonance quand on la rapproche de ce qu’Althusser écrivait à Franca le 21 février 1964, au moment précis où il entamait véritablement sa lecture du Capital : « Chose assez étrange, quand j’y pense. J’ai vraiment vécu plusieurs mois avec une extraordinaire capacité de contact à vif avec des réalités profondes, les sentant les voyant les lisant dans les êtres et la réalité comme à livre ouvert [5]. Souvent repensé à cette chose extraordinaire, - en repensant à la situation de ces quelques rares dont je vénère le nom, Spinoza, Marx, Nietzsche, Freud, et qui ont dû, nécessairement, avoir ce contact pour pouvoir écrire ce qu’ils ont laissé : autrement je ne vois pas comment ils eussent pu soulever cette couche énorme, cette pierre tombale qui recouvre le réel... pour avoir avec lui ce contact direct qui brûle encore en eux pour l’éternité » (Althusser, 1998,a, p.524). Il est difficile de ne pas être dérouté par une telle affirmation, littéralement contradictoire avec les analyses de Lire Le Capital, où la critique de la « lecture à livre ouvert », immédiatement suivie d’une référence à Spinoza, est précédée de cette prédiction aux accents foucaldiens : « Aussi paradoxal que puisse sembler ce mot, nous pouvons avancer que, dans l’histoire de la culture humaine, notre temps risque d’apparaître un jour comme marqué par l’épreuve la plus dramatique et la plus laborieuse qui soit, la découverte et l’apprentissage du sens des gestes les plus "simples" de l’existence : voir, écouter, parler, lire... Et contrairement à toutes les apparences encore régnantes, ce n’est pas à la psychologie, qui s’édifie sur l’absence de leur concept, que nous devons ces connaissances bouleversantes - mais à quelques hommes : Marx, Nietzsche et Freud » - ceux là mêmes à qui la lettre à Franca attribuait la capacité de lecture à livre ouvert. Comment rendre compte d’une telle contradiction ? Le plus simple serait évidemment de n’en pas rendre compte, et de mettre en avant la distinction principielle entre un texte théorique et une correspondance privée. Mais en procédant de la sorte, on perdrait de vue l’essentiel.

Lorsque Althusser rédige cette lettre à Franca, son épistémologie est, en gros, déjà constituée, même si la notion de « lecture symptômale » n’a pas encore fait son apparition. Et l’on peut supposer qu’il a déjà une certaine conscience de la difficulté fondamentale qui sera exposée dans Lire Le Capital : tout simplement la difficulté du rapport de la connaissance et de la réalité par laquelle s’achève l’Introduction de l’ouvrage. Althusser, qui s’avance ici sur un terrain miné, multiplie les mises en garde : « Nous avons pourtant assez avancé ce travail pour pouvoir aborder, en revenant à la différence d’ordre entre l’objet de la connaissance et l’objet réel, le problème dont cette différence est l’indice : le problème du rapport entre des deux objets (objet de la connaissance et objet réel), rapport qui constitue l’existence même de la connaissance. Je dois prévenir que nous entrons là dans un domaine d’accès très difficile » ; « là nous rencontrons notre plus grande difficulté » ; « C’est ici que menacent les plus grands risques. On comprendra que je ne puisse prétendre donner, sous la plus expresse réserve, que les premiers arguments d’une précision de la question posée, et non sa réponse » (Althusser, 1995,b, p. 55, 57 et 68). Et le texte ne cesse de se dérober. Il faut d’abord montrer que la question n’est surtout pas celle d’une théorie de la connaissance, mais celle de la production de l’« effet de connaissance » : non pas de quel droit une connaissance est-elle possible, mais par quels mécanismes le travail de la connaissance produit-il justement des connaissances et pas autre chose ?(ibid.,p. 69) [6].. Il faut ensuite montrer qu’il ne s’agit pas de reconstruire cet effet par un processus de genèse, par référence à un effet de connaissance originaire, à un « sol originaire », aux divers avatars phénoménologiques de la recherche de garanties : l’effet de connaissance doit provenir de la structure actuelle du mécanisme de la connaissance. Mais Althusser ne disposant évidemment pas d’une théorie spinoziste de la connaissance du troisième genre, il ne parvient pas, et d’ailleurs ne cherche pas à répondre à sa question, et se livre à ce qu’il faut bien appeler une dénégation : chaque mode d’appropriation du réel « pose le problème du mécanisme de production de son "effet" spécifique, l’effet de connaissance pour la pratique théorique, l’effet esthétique pour la pratique esthétique, l’effet éthique pour la pratique éthique, etc. Dans aucun de ces cas il ne s’agit de substituer un mot à un autre comme la vertu dormitive à l’opium. » Il s’agit bien d’une dénégation, car l’adéquation de la connaissance au réel est manifestement impensable au sein de la problématique mise en place par Althusser. Reste alors le recours au contact direct avec la réalité, c’est-à-dire la « lecture à livre ouvert », pour le meilleur et pour le pire. Car Althusser en a précisément exploré tous les pièges. Il sait, toute sa correspondance en témoigne, que le péril est celui de la fuite en avant perpétuelle [7], il sait que tout dépend alors de la qualité de la vision, mais se reconnaît en même temps incapable d’écrire dans d’autres conditions [8].. S’il y a bel et bien contradiction entre le rapport d’Althusser au texte de Machiavel et la théorie de la lecture exposée dans Lire Le Capital, il faut y voir comme l’insoutenable tension affectant l’ensemble de l’œuvre althussérienne. Et l’on est ainsi conduit à donner toute leur importance à ces propos qu’une lecture non instruite considèrerait sans doute comme un bavardage psychologisant : « Et, cet après midi, justement, pensant à certains amis qui ont du "génie" et qui ont engagé des travaux gigantesques, il m’est apparu à l’évidence combien l’équilibre (ou le déséquilibre - ou l’équilibre plus ou moins artificiel dont ils se sont fait une protection) peut retentir sur leurs productions théoriques, je veux dire sur la justesse (ou la fausseté) de leur inspiration théorique. Même en ce domaine, le contact avec la réalité des choses qu’ils étudient est commandé et déterminé de loin, mais de façon décisive, par leur mode de contact avec les choses ordinaires de la vie, c’est-à-dire par leur propre contact avec leur propre équilibre, c’est-à-dire par le contact ou le non-contact qu’ils ont avec leur vérité... - ce qui prouve qu’il n’y a pas deux types de rapports avec le réel (rationnel et affectif) mais un seul. » (Lettre à Franca du 23 octobre 1962, in Althusser, 1998,a, p.257). Là réside peut-être l’un des secrets de cette Introduction de Lire Le Capital à l’écriture si intense : loin de simplement s’opposer à la dimension hallucinatoire évoquée plus haut, elle représenterait quelque chose comme une tentative pour la conjurer. Mais, de façon typiquement althussérienne, cette conjuration prendrait précisément la forme ce qu’elle a pour objet de conjurer : forçant à peine le trait, on pourrait dire qu’Althusser a lu à livre ouvert chez Marx le refus de toute lecture à livre ouvert. Singulier écart qui est peut-être à la source de bien des paradoxes althussériens : comme s’il s’agissait toujours, au fond, de conjurer les démons.

Qu’en est-il, dans ces conditions, de la « pureté du concept », dont l’exigence résume en un sens toute la démarche d’Althusser, ou du moins de l’auteur de Pour Marx et Lire Le Capital ? Si ce qui précède est exact, il est manifeste que cette pureté du concept est, chez Althusser, très précisément affectée de son contraire : sa modalité est celle de l’impureté du concept.

Revenons un instant au rapport d’Althusser à Machiavel. Nous trouvons dans une lettre à Franca du 26 janvier 1962 ces propos étonnants : « J’ai même esquissé une description de la conscience de Machiavel, de sa volonté de réalisme en contradiction avec sa situation "déréalisante" (avoir trouvé ce mot c’était la solution : donnant ainsi l’impression que quelque chose était là à comprendre que je n’arrivais pas à exprimer de façon exhaustive, nette, conceptuelle, mais disant en même temps que pourtant il y avait quelque chose à sentir et comprendre, donnant une présence qui n’arrivait pas à se saisir...) et ensuite, repensant à cette formulation, j’ai été extraordinairement et ironiquement frappé du fait que, sous les espèces de la prétendue conscience de Machiavel, c’est de moi que j’avais parlé... C’est peut-être pour cela que lorsque j’ai célébré par des mots le mystère de la conscience de Machiavel, quelque chose comme le silence des révélations religieuses s’est emparé de mes auditeurs. » (Althusser, 1998,a, p.163). Il y aurait certes beaucoup à dire sur le vocabulaire employé ici par Althusser... Cette description d’un cours comme d’un office religieux semble de prime abord insister sur ses insuffisances : le mot qui donne une présence, ou qui donne à voir, paraît bien advenir à défaut du concept. Althusser a longuement insisté sur la spécificité du concept, sur la différence, par exemple, entre l’« effet de connaissance » et l’« effet esthétique ». Dans sa Lettre sur la connaissance de l’art, il écrit ainsi en 1966 : « La vraie différence entre l’art et la science tient à la forme spécifique dans laquelle ils nous donnent, de manière tout à fait différente, le même objet : l’art dans la forme du « voir » et du « percevoir », ou du « sentir », la science dans la forme de la connaissance (au sens strict : par concepts). » (repris dans Althusser, 1995,a, p.562). Étant donné une telle définition, qui semble bien impliquer une supériorité du concept, quoi qu’en dise par ailleurs Althusser, le cours sur Machiavel relève peut-être davantage de l’art que de la connaissance. Il est cependant difficile de ne pas remarquer que la plupart des grands concepts althussériens présentent justement les caractéristiques attribuées ici aux insuffisances du cours sur Machiavel : les concepts de pratique théorique, de causalité structurale, de surdétermination [9], de conjoncture, d’appareil idéologique d’État, lorsqu’ils sont efficaces, sont toujours maniés par Althusser de façon à rendre présente, comme sous les yeux, une réalité qu’il s’agit d’évoquer. A cet égard, le texte central de Pour Marx est sans doute l’article sur Bertolazzi et Brecht, où Althusser donne ou redonne à voir ce qu’il a déjà vu dans la représentation du Piccolo Teatro. [10] Cette impure pureté du concept est à l’origine de l’éblouissement produit par certains textes d’Althusser, ceux où la tension parvient à prendre corps, à s’incarner en un « style » à nul autre pareil [11].. Mais elle est également au cœur d’un déséquilibre que l’on pourrait dire structurel, produisant l’écroulement d’autres textes, où pureté et impureté du concept ne font plus que se neutraliser.

La thématique de la pureté du concept, on le sait, est directement liée à la coupure tranchée établie par Althusser entre la science et l’idéologie, et, plus généralement, au primat de la théorie solennellement proclamé par l’ensemble de son oeuvre. [12] En un temps où l’on était souvent communiste et intelligent mais sans être marxiste, ou communiste et marxiste mais sans être intelligent, voire, parfois, marxiste et intelligent mais sans être communiste, il devenait enfin possible d’être tout cela à la fois : un intellectuel communiste produisant un discours sur Marx à la hauteur des théories qui s’emparaient alors du champ intellectuel. Les séminaires organisés par Althusser à l’École normale supérieure sur le jeune Marx (1961-62), sur les origines du structuralisme (1962-63, avec deux exposés d’Althusser sur Foucault et sur Lévi Strauss), sur Lacan (1963-64) [13], et enfin sur Le Capital (1964-65) jouèrent ici un rôle moteur, travail souterrain qui émergea au grand jour avec la publication simultanée de Pour Marx et Lire Le Capital durant l’automne 1965. D’un même geste, Althusser congédiait à la fois les figures dépassées du champ philosophique (et singulièrement celle de Sartre), et la totalité des discours marxisants, au moins français, rigoureusement inacceptables dans l’état nouveau du champ (et notamment ce qui tenait alors lieu de théorie au sein du parti communiste français). Et le lyrisme contenu de la Préface de Pour Marx, son refus affiché de la dette imaginaire de n’être pas né prolétaire, retentit comme un véritable appel à la formation d’un bataillon de théoriciens marxistes. Tel est le sens explicitement accordé par Althusser à la thèse léniniste, reprise de Kautsky, d’une importation de la science marxiste dans le mouvement ouvrier. [14] Dans un texte ronéotypé daté du 20 avril 1965, largement diffusé à l’époque, Althusser justifie ainsi son projet à partir d’une analyse des conséquences désastreuses de la période du « culte de la personnalité » de l’époque stalinienne : « Les effets de cette politique dogmatique en matière de théorie se font sentir aujourd’hui encore, non seulement dans les résidus du dogmatisme, mais aussi paradoxalement dans les formes souvent anarchiques et confuses que revêtent un peu partout les tentatives faites par nombre d’intellectuels marxistes pour reprendre possession de la liberté de réflexion et de recherche dont ils avaient été si longtemps privés... Le plus grand mal, qui s’exprime directement dans ces essais... tient à ce que la période du "culte", loin de contribuer à leur formation, a au contraire empêché la formation théorique d’une génération entière de chercheurs marxistes, dont les oeuvres aujourd’hui nous manquent cruellement » [15].

Il s’agit donc, aujourd’hui, de faire oeuvre scientifique, nous dit à peu près Althusser. Mais faire oeuvre scientifique, pour un intellectuel marxiste, c’est s’inscrire dans la scientificité inaugurée par Marx : d’où l’impératif, parallèle au « retour à Freud » lacanien, d’un retour à Marx par delà le marxisme, c’est à dire, d’abord, à la naissance [16] de Marx : à l’ouverture du « continent histoire », autrement dénommé « matérialisme historique ». On l’a dit avec raison, la coupure constitue en un sens « l’objet philosophique d’Althusser, celui qui singularise sa philosophie », en précisant immédiatement que cet objet fut à ce point remanié par son auteur qu’il finit par en ressortir pratiquement méconnaissable [17]. Quelle que soit l’évolution d’Althusser, il n’est jamais revenu, y compris dans ses textes les plus tardifs, ceux de 1986, sur l’affirmation d’une différence de nature entre science et idéologie : à quoi il n’a cessé d’ajouter que, si nette que soit en droit l’opposition, la science est en permanence menacée par son contraire, au point d’en être parfois indissociable dans les faits. Si Althusser finit par admettre que les éléments à ses yeux idéologiques (et notamment le langage de l’aliénation) étaient plus présents qu’il n’avait voulu l’admettre dans Le Capital lui-même, il a toujours affirmé que cela ne changeait rien à l’essentiel : le matérialisme historique, et toute science avec lui, s’inaugure par un acte de rupture avec sa préhistoire idéologique, et ne se développe qu’en réitérant cette coupure. Si l’histoire est un procès sans sujet, sans commencement ni fin(s), la science, quant à elle, n’a peut-être pas de sujet, mais a bel et bien un commencement, et même un commencement absolu. Pourtant, on l’a noté [18], ce commencement qu’est la coupure est parfois présenté en des termes profondément paradoxaux. Si la préface de Lire Le Capital ne traite pas explicitement de la coupure, c’est bien d’elle qu’il est question à travers la notion de « lecture symptômale ». Or que fait Marx, selon Althusser, lorsqu’il lit le discours de l’économie classique et rompt définitivement avec lui ? Nous l’avons vu : il produit la question à laquelle répondait déjà sans le savoir Adam Smith. Ce qui revient à dire que la coupure est affectée de la modalité de la continuité. Jacques Rancière donne de ce constat une explication : « Althusser est peut-être moins intéressé par la coupure elle-même que par ce qui lui donne lieu - au prix même de la rendre, en dernière instance, impensable : le tissu serré des bonnes/mauvaises réponses à des questions posées/non posées, qui est l’espace de la science et de la communauté : de la communauté comme lieu de savoir, de la science comme pouvoir de communauté ». Explication convaincante : Althusser est effectivement hanté par la crainte de la « lettre sans destinataire écrite par des intellectuels marxistes à des prolétaires communistes qui ignorent en être les destinataires ». De ce point de vue, il est parfaitement exact que l’une des clefs de la Préface de Lire Le Capital est le moment où, après avoir exposé son projet de lecture symptômale du texte marxien, Althusser passe abruptement à la lecture de ce qu’il appelle les « oeuvres pratiques » du marxisme, les « oeuvres encore théoriquement opaques de l’histoire du mouvement ouvrier, comme le "culte de la personnalité" ou tel très grave conflit qui est notre drame présent » (Althusser, 1995,b, p.31) [19]. Et Rancière n’a pas tort d’ajouter, un peu cruellement, qu’« un camp stalinien ou un maquis vietnamien sont des oeuvres en attente des questions qui permettront de les lire mais déjà prises dans le tissu commun du savoir » : envers et contre tout, le monde est « un continuum de questions et de réponses qui donne lieu et sens à l’antagonisme ». L’explication, cependant, est unilatérale, car Althusser est naturellement tout aussi intéressé par la coupure que par la continuité : il s’agit même là d’une des tensions constitutives de son oeuvre.

Le concept de coupure s’inscrit dans une thématique beaucoup vaste qui traverse la plupart des écrits d’Althusser : celle de la solitude et du commencement, ou plus précisément de la la solitude des commencements. On la trouve dès le Montesquieu (Althusser, 1959), dans l’Avant-Propos (« Il n’est personne qui l’ait précédé dans cette aventure ») et dans la conclusion (« cet homme qui partit seul et découvrit vraiment les terres nouvelles de l’histoire ») ; on la trouve encore à propos de Lénine, « absolument seul, contre tous, dans cette bataille apparemment perdue » (Althusser, 1972, p. 29) ; on la trouve par excellence dès qu’Althusser parle de Machiavel ; on la trouve cent fois à propos de Marx, et notamment, avec toute son ambivalence, dans ce qui est presque le dernier mot de la contribution d’Althusser à Lire Le Capital : « Seul, Marx a cherché autour de soi des alliés et des soutiens...Pour notre propre compte, nous devons à Marx de ne pas être seuls ». (Althusser, 1995,b, p. 411). Mais il est manifeste qu’Althusser parle d’abord ici de lui même qui, s’il faut en croire ses propres dires, ne s’est jamais reconnu aucun contemporain en dehors de son ami Jacques Martin. Il faut prendre au sérieux cette figure de la solitude chez Althusser, car loin de se réduire à une forme de pathos, elle appartient au contraire à une constellation qui donne sa teneur spécifique à sa conceptualisation. Il traite en effet la solitude comme il traite le commencement ou le vide : à travers de multiples variations, on assiste à un perpétuel renversement du pour au contre - la tâche nécessaire est en même temps toujours une tâche impossible, ce qui est à conjurer est en même temps toujours ce qui est à instaurer. Cette position qu’il ne cesse de construire et de remanier, Althusser la rencontre avant tout chez Machiavel à partir de 1962, auquel, bien plus qu’à Spinoza ou même à Marx, il ne cessera désormais de s’identifier.

Dans « Machiavel et nous », Althusser accorde une place décisive au chapitre IX du Livre I des Discours sur la première Décade de Tite Live : « Qu’il faut être seul pour fonder une république ou pour la réformer totalement », c’est-à-dire à la thématique du « Prince nouveau dans une Principauté nouvelle », qu’il commente en une formule radicale : « Pour tirer un État de rien, le fondateur doit être seul, c’est-à-dire tout : tout puissant. Tout puissant devant le vide de la conjoncture et de son avenir aléatoire ». (Althusser, 1995,a, p.114). Le projet de Machiavel est, aux yeux d’Althusser, celui d’un commencement absolu, imposé par la situation politique italienne : « un vide politique » qui « n’est qu’une immense aspiration à l’être politique » (ibid., p. 103). Une matière extrêmement riche, celle de la virtù italienne, est en attente d’une forme. Mais cette forme, justement, ne vient pas, et son avènement est imprévisible, pour Machiavel comme pour quiconque : elle dépend d’une rencontre aléatoire entre la fortune, d’un côté, et de l’autre la virtù d’un sujet absent à constituer. S’il n’est pas possible d’approfondir ici cette interprétation de Machiavel, et encore moins de tenter de mesurer sa pertinence [20], il est en revanche nécessaire d’insister sur le dispositif mis en place par Althusser, caractéristique de cette façon de « penser aux limites » qu’il dit avoir justement empruntée à Machiavel. C’est un véritable cercle des limites qui nous est en effet dessiné : la conjoncture est purement vide, le sujet qui doit remplir ce vide est purement absent. Entre les deux, tout passage est donc, au moins pour l’heure, strictement impossible ; pourtant, appelé par la conjoncture, ce passage est en même temps rigoureusement nécessaire. Tel est, aux yeux d’Althusser, « l’effort de Machiavel pour penser les conditions de possibilité d’une tâche impossible, pour penser l’impensable » Althusser, 1995,a, p.101). Et, pour dissiper toute ambiguïté, précisons qu’il ne s’agit en aucune façon d’une synthèse dialectique : la tâche est bien à la fois totalement nécessaire et totalement impossible.

Il ne faut pas s’y méprendre, Althusser ne se contente pas d’analyser une situation limite caractéristique de la seule conjoncture italienne et de la seule pensée de Machiavel : s’il accorde une telle importance à Machiavel, c’est parce qu’il voit en lui l’incarnation d’un problème qui est avant tout le sien. Car Althusser, passionnément, a voulu commencer, et commencer seul, mais dans des conditions telles que ce commencement lui est d’emblée, et pour toujours, apparu impossible. En un sens, nous dit-il, il faut tout recommencer : la tradition marxiste, à quelques rares exceptions près, est pour ainsi dire frappée de nullité - en dehors de Marx, Engels, Lénine, Mao et (un peu) Gramsci, les références marxistes dans les textes d’Althusser sont assez rares, et la plupart du temps relativement imprécises. [21] Mais ce recommencement théorique ne saurait être d’ordre purement spéculatif : y compris, et peut-être surtout dans sa phase « théoriciste », Althusser cherche à produire des effets politiques. S’il faut tout recommencer théoriquement, c’est aussi, Althusser le sait plus de dix ans avant Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste (Althusser, 1978), parce qu’il faut tout recommencer politiquement : pourtant, bien entendu, il ne le dit pas, car c’est précisément pour lui ce qui est impossible. L’attachement d’Althusser à une véritable ontologie du mouvement ouvrier, et même du mouvement communiste international, lui interdit de poser frontalement la question essentielle de l’identification des sujets politiques. Dans de telles conditions, le « détour par la théorie » [22] prend chez lui une forme extrêmement sophistiquée, étroitement liée à son analyse de ce qu’il appelle le « dispositif théorique de Machiavel ».

Il y a fondamentalement, nous dit Althusser dans Machiavel et nous (Althusser, 1995,a, p.62 sq.), deux types radicalement différents d’« espace théorique ».. Le premier est celui de la « pure théorie » : celui de toute science, y compris de la science politique et, peut on le supposer, du matérialisme historique. L’autre est celui de la « pratique politique », entendons par là celui de la théorie soumise au primat de la pratique politique : « le premier espace, théorique, n’a pas de sujet (la vérité vaut pour tout sujet possible), tandis que le second n’a de sens que par son sujet, possible ou requis, que ce soit le Prince Nouveau de Machiavel, ou le Prince moderne de Gramsci ». Et la différence des espaces ne recoupe aucunement celle des objets : Althusser ne s’intéresse ici qu’à la pensée politique, et ces deux espaces sont exclusifs l’un de l’autre. La grande originalité de Machiavel est d’avoir déconstruit l’espace de la pure théorie. Télescopant plusieurs thèses traditionnelles en principe contradictoires (par exemple celle du cours immuable des choses et celle de leur changement perpétuel), il mine de l’intérieur le dispositif de la « science politique » ; il n’applique pas des règles universelles à l’analyse d’un cas particulier, il soumet au contraire l’énoncé de règles aux exigences d’une tâche à accomplir : il pense « sous la conjoncture », ce qui est tout autre chose que simplement analyser une conjoncture particulière. Althusser pose ici une différence de nature entre penser sur la conjoncture et penser sous la conjoncture : les différents éléments de la conjoncture ne sont plus des données objectives sur lesquelles réfléchit la théorie, « ils deviennent des forces réelles ou virtuelles dans le combat pour l’objectif historique, et leurs rapports deviennent des rapports de force » (ibid., p. 60). Telle est la véritable « analyse concrète d’une situation concrète » qu’Althusser découvre chez Machiavel : sa grande caractéristique est de ménager en son sein une place vide, destinée à être remplie par un sujet, individuel ou collectif. Il est impossible de ne pas voir que cet « étrange vacillement de la théorie » est d’abord celui de la déconstruction par Althusser de son propre dispositif théorique, ce qu’il exprime en une formule très lourde d’implications : « l’espace de la pure théorie, supposé qu’elle existe ». Car cet « espace de la pure théorie » est à l’évidence celui de la pureté du concept élaboré dans Lire Le Capital. Mais il serait tout à fait inexact d’y voir une simple formule tardive [23], contemporaine de l’autocritique de la « période théoriciste » : les seules analyses de « Contradiction et surdétermination », écrit en 1962, suffiraient à nous détourner d’une vision aussi simplificatrice.

Par delà la saisie du texte machiavélien, l’essentiel de ces analyses tient à la radicalité des oppositions dessinées par Althusser. Entre les deux espaces, il y a en effet contradiction absolue, sans résolution possible : on ne peut être à la fois dans l’un et dans l’autre, et un troisième espace semble inenvisageable. En outre, le second dispositif est caractérisé par une exacerbation du vide. Chez Machiavel, nous dit Althusser, la place des sujets est absolument vide : en raison de la spécificité italienne, nul ne peut prévoir quel sujet remplira ce vide - détermination négative qui a toutefois son pendant positif : on sait en tout état de cause que ce ne sera aucun des princes italiens actuellement vivants. Mais il ne s’agit nullement d’une exception italienne : dans ce type de dispositif, la place des sujets est toujours vide, toujours faite pour être remplie par des sujets à venir, y compris dans la France des années 1960 - telle est précisément la raison pour laquelle Althusser est fasciné par Machiavel. C’est bien là cependant que les choses se compliquent. Car si tout, en un sens, l’incite à penser que la conjoncture est vide, et que la place des sujets politiques est inoccupée, une autre tendance l’entraîne dans une direction rigoureusement inverse : la place des sujets est toujours déjà occupée par une classe ouvrière totalement hypostasiée, et incarnée par le parti communiste. [24] Ce qui le conduit à une formule extrêmement significative : si l’espace d’une analyse de conjoncture n’a de sens qu’à ménager une place vide pour le futur, Althusser s’empresse d’ajouter : « Je dis bien vide, quoi qu’elle soit toujours occupée » (ibid., p. 62). Dans le cas de Machiavel, on voit mal en quoi cette place serait occupée, mais on le voit en revanche très bien lorsqu’on applique cette formule à la situation française. Pour reprendre ses propres termes, Althusser cherche bien lui aussi à « penser l’impensable », il se propose une tâche qui lui apparaît aussi nécessaire et plus impossible encore que celle que Machiavel se proposait à lui-même. Et c’est ici que réapparaît, sous une forme éminemment paradoxale, l’« espace de la pure théorie ».

Louis Althusser constitua autour de lui, en 1967, un groupe politico-théorique intitulé par lui « groupe Spinoza » [25], calqué, pseudonymes compris, sur le modèle des organisations plus ou moins clandestines assez nombreuses à l’époque. Si l’existence de ce groupe est contemporaine des premières autocritiques du « théoricisme », elle ne nous en éclaire pas moins sur le rapport général d’Althusser à son travail théorique. Dans une note de juillet 1967 « sur la conjoncture politico-théorique », nous retrouvons ainsi le langage employé pour décrire l’espace théorique propre à Machiavel : « Il se trouve que nous détenons un certain nombre de moyens définis, que nous sommes seuls à détenir. Il se trouve qu’en fonction de ce privilège transitoire, nous sommes seuls à pouvoir occuper une place vide : la place de la théorie marxiste-léniniste, et plus particulièrement la place de la philosophie marxiste-léniniste ». Dans un contexte où la place de la subjectivité politique est ontologiquement occupée, tout se passe comme si Althusser procédait ici à un vertigineux déplacement. D’un côté, penser sous la conjoncture à la façon machiavélienne est aujourd’hui impossible : tel est le sens de la comparaison entre le Manifeste de Marx et cet autre Manifeste qu’est Le Prince de Machiavel. Nous sommes aujourd’hui encore dans l’horizon ouvert par le Manifeste de Marx, s’adressant à une classe ouvrière ontologiquement déjà constituée. Reste alors une solution typiquement althussérienne : construire l’« espace de la pratique politique » sous la modalité de son contraire. La « pure théorie, supposé qu’elle existe », ne serait donc pas simplement contradictoire avec la « pensée sous la conjoncture » : elle en serait plutôt la seule forme actuellement possible, quoique à vrai dire fondamentalement impossible, elle serait autrement dit la forme moderne du « possible impossible » machiavélien. On comprend alors l’extraordinaire tension affectant les écrits « théoricistes » d’Althusser, celle là même que nous avons rencontrée à propos de la « lecture à livre ouvert », et totalement absente, par exemple, d’un ouvrage comme la Réponse à John Lewis (Althusser, 1973), où l’on ne peut guère entendre qu’un incessant rappel à l’ordre entièrement submergé par l’ontologie du prolétariat. Mais on comprend en même temps à quel point cette position était difficilement tenable à long terme, comme en témoigne un autre passage de la note « sur la conjoncture politico-théorique », où Althusser aborde la question des rapports des membres du groupe Spinoza au parti communiste français : « pour ceux qui y sont, rester dans le parti ; pour ceux qui n’y sont pas, n’y pas entrer ».


On pourrait multiplier les exemples : il n’y a sans doute aucun concept althussérien qui ne soit, d’une façon ou d’une autre, intimement affecté de son contraire, il n’y a sans doute aucun projet althussérien qui ne puisse être caractérisé comme une tentative pour penser l’impensable, pour penser les conditions de possibilité d’une tâche impossible. Le projet de lecture symptômale du texte marxien est ainsi tout entier inscrit dans cette dimension. D’un côté il s’agit de produire une philosophie marxiste qui ne se trouve pas dans l’œuvre de Marx, autrement dit de l’inventer ; de l’autre pourtant, cette philosophie est « à l’état pratique » dans Le Capital. Une fois encore, la lecture symptômale sert à penser le commencement sous l’espèce du non commencement, mais cette fois de façon redoublée. Car il s’agit ici du texte du Capital, et la lecture symptômale ne saurait être vraiment la même que celle pratiquée par Marx sur Adam Smith. Et si le texte marxien répond parfois à des question non posées, « il suffit...d’un peu de patience et de perspicacité pour découvrir ailleurs... la question elle-même... ailleurs chez Marx ou, à l’occasion, chez Engels ». Ce qui nous conduit à l’une des questions centrales affrontée par Althusser : celle de la garantie. Althusser, on le sait, a lutté toute sa vie contre la notion de garantie, qu’elle soit épistémologique ou ontologique, en insistant avec raison sur le enim de la proposition spinoziste : « Habemus enim ideam veram ». Mais ce combat n’aurait jamais eu lieu s’il n’avait d’abord été mené contre les démons intérieurs. Si peu de penseurs, pour employer un langage qui n’est pas le sien, ont donné autant d’intensité à l’idée de science sans fondement, peu également ont été à ce point encerclés par les mille et un pièges du fondement et de la garantie. Althusser exprime parfaitement cette idée dans une lettre à Merab Mamardachvili du 16 janvier 1978 (Althusser, 1994,b, p. 527) : « Je vois clair comme le jour que ce que j’ai fait voilà quinze ans, ç’a été de fabriquer une petite justification bien française... à la prétention du marxisme (le matérialisme historique) à se donner comme science. Ce qui est finalement (était, car depuis j’ai un peu changé) dans la bonne tradition de toute entreprise philosophique comme garantie et caution... J’y croyais à moitié, comme tout "bon" esprit, mais cette moitié de défiance était nécessaire à l’autre moitié, pour écrire ». Pas plus que celles adressées à Franca, cette lettre où dominent amertume et désenchantement ne peut pas être prise pour la vérité de l’œuvre, d’autant plus qu’elle est relativement tardive. Faisant totalement l’impasse sur ce qui fut tout de même, de la première à la dernière ligne, l’aspect le plus frappant de son oeuvre, Althusser n’en décrit pas moins avec une remarquable lucidité l’autre aspect de son travail, poussant à leurs conséquences extrêmes les analyses développées dans ses Éléments d’autocritique, mais déjà esquissées dès 1966. Et rien n’exprime mieux la douloureuse complexité du rapport d’Althusser avec la notion de garantie que ces lignes publiées par Althusser dans les Cahiers marxistes-léninistes d’avril 1966, mais naturellement jamais reprises dans aucun de ses livres : « Comme il ne peut être d’autre "guide" au-dessus du matérialisme dialectique, on comprend que Lénine ait attribué à la prise de position scientifique en matière de philosophie le caractère d’une véritable "prise de parti politique", c’est-à- dire lui ait reconnu une importance vitale décisive. On comprend que, voué à ce rôle, le matérialisme dialectique exige la plus haute conscience, la plus haute rigueur scientifique, la plus haute vigilance théorique, - puisqu’il est, dans le domaine théorique, le dernier recours, la dernière instance possible, pour les hommes qui, comme les marxistes, se sont libérés des mythes de l’omniscience divine, ou de la forme profane de la religion : le dogmatisme » (Althusser, 1966, p.122). [26] Il n’est nullement certain qu’Althusser se soit jamais entièrement dégagé des rets de la garantie, comme le montre par un exemple un livre comme la Réponse à John Lewis, et jusqu’aux derniers textes sur le matérialisme aléatoire où la notion envahissante de vide semble bien tenir lieu de garantie paradoxale. Mais il est sûr en revanche que les plus beaux textes d’Althusser sont précisément ceux où la tension entre garantie et non garantie parvient à prendre corps dans un style. En ce sens, Lénine et la philosophie est peut être le texte le plus emblématique d’Althusser, qui se résume tout entier dans la définition de la philosophie comme « vide d’une distance prise » : formule magnifique mais en même temps intenable. Du « vide d’une distance prise » à la « lutte de classe dans la théorie » il n’y a sans doute qu’un pas, mais c’est un pas qui franchit l’abîme séparant Althusser de lui même. Car si la question de la garantie est au centre de la pensée d’Althusser, c’est qu’elle n’est pas simplement épistémologique, mais peut-être avanttoutontologique,etqu’Althusserestécarteléentre une ontologie du vide et une ontologie du plein. [27] Et c’est ici qu’il nous faut au moins évoquer l’un des aspects les plus troublants de l’œuvre d’Althusser : son rapport au corpus stalinien. Un simple survol de la réception des écrits d’Althusser nous met immédiatement en présence d’un paradoxe. D’un côté en effet, leur publication fut reçue comme un manifeste de la liberté : très précisément comme ce qu’Althusser appela lui-même une « critique de gauche du stalinisme » [28]. D’un autre côté pourtant, Althusser fut perçu par d’autres, et parfois par les mêmes, comme un restaurateur. Cette accusation lui fut adressée par quelques rares représentants de la droite éclairée, tel Raymond Aron définissant ainsi l’entreprise althussérienne : « comment restaurer un intégrisme après la déstalinisation et la réussite relative du néo-capitalisme ? » (R. Aron, 1969, p. 85) - et qui plus est un intégrisme à destination des normaliens agrégés de philosophie. Mais elle fut principalement énoncée par les ennemis du dedans. Althusser, et les althussérien avec lui, fut ainsi attaqué par une fraction de plus en plus importante du mouvement révolutionnaire, et notamment certains de ses anciens élèves devenus maoïstes [29], comme un agent de remise en ordre délégué, ou tout au moins utilisé par le parti communiste. Et il fut en outre largement perçu comme un néo-stalinien, aussi bien par l’ensemble des groupes révolutionnaires anti-staliniens que par une fraction importante du « mouvement communiste international », celle qui était explicitement visée par la polémique d’Althusser contre l’humanisme. [30] Si ce reproche est déconcertant pour qui confronte la dialectique althussérienne et le « diamat » stalinien, on ne peut pour autant le réduire à une pure et simple aberration. Althusser a toujours prétendu n’avoir jamais été stalinien : si l’affirmation prête aujourd’hui à sourire [31], elle n’en invalide pas pour autant l’idée que l’althussérisme aurait constitué une « critique de gauche du stalinisme ». La lecture des textes publiés par Althusser [32] invite cependant à la prudence : dans Pour Marx, il persiste à faire un éloge discret, mais bien réel, de Staline, qui aurait eu le grand mérite d’éliminer la négation de la négation des « lois de la dialectique ».. Et il va beaucoup plus loin, en 1967, dans un texte intitulé « Sur le travail théorique », totalement occulté par la suite : « Un discours comme le petit traité de Staline (matérialisme dialectique et matérialisme historique)...traite son objet par une méthode pédagogique. Il expose bien les principes fondamentaux du marxisme, et d’une manière généralement juste. Il donne les définitions essentielles, et surtout fait les distinctions essentielles... Mais il présente le grand défaut d’énumérer les principes du marxisme, sans montrer la nécessité de "l’ordre d’exposition", c’est-à-dire sans montrer la nécessité interne qui relie entre eux ces principes, ces concepts ». (Althusser, 1967, p.10). S’il faut faire ici la part de la coquetterie, du clin d’œil ambigu à l’égard des groupes « marxistes-léninistes » français, et de la provocation politique à l’adresse des dirigeants communistes, il est impossible de se contenter d’une telle explication. Car ce type de référence, qui prend toujours chez Althusser l’aspect d’un coup de force, fonctionne en fait comme un indicateur ontologique : il affirme brutalement que par delà toutes les ruptures, par delà tous les commencements et les recommencements, par delà la fin de toutes les garanties, nous sommes toujours, malgré tout, dans l’horizon de la garantie. Le texte qui vient d’être cité devait initialement servir de Préface à un manuel de marxisme-léninisme plusieurs fois remanié à partir du fascicule ronéotypé « Théorie, pratique théorique et formation théorique. Idéologie et lutte idéologique » d’avril 1965. Ouvrage passionnant pour qui parvient à le lire, car on y voit s’opérer le passage d’une conception de la philosophie à une autre, à travers la notion éphémère de philosophie « de caractère scientifique » : ni une science ni autre chose que la science. Ouvrage passionnant où l’impératif d’une formation théorique indispensable pour assurer la justesse de ce que la tradition communiste appelle « lutte idéologique » conduit Althusser à produire un concept difficilement intégrable comme tel à sa propre problématique, celui d’« idéologie de caractère scientifique » : « Pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons ainsi assister à la naissance d’un phénomène radicalement nouveau : la constitution d’une idéologie transformée, parce que produite par l’action de principes scientifiques sur l’idéologie existant, la constitution d’une idéologie nouvelle, idéologique par sa forme, et de plus en plus scientifique par son contenu.. » [33] Mais ouvrage désespérant, comme tous les autres projets althussériens de ce type, en ce qu’il vise à concurrencer le « diamat » stalinien sur son propre terrain : celui d’une ontologie de la classe ouvrière et du parti. Et sur ce terrain, bien entendu, Althusser est battu d’avance.

A l’image de sa propre vie, Althusser a construit toute son oeuvre dans la dimension de la catastrophe. Pour le meilleur et pour le pire, il a toujours fait en sorte que ses concepts soient minés de l’intérieur par leurs contraires, et donc perpétuellement menacés d’écroulement instantané. Au terme de cette trajectoire demeure comme une tension inouïe du concept, caractéristique d’un style à nul autre pareil. Ou plutôt d’un des styles d’Althusser. Car il y a justement plusieurs styles, liés à des projets qu’en un sens tout sépare et pourtant tout unit. Si la vraie catastrophe advient quand s’impose la violence de l’ontologie du parti, la tension du concept n’est pourtant jamais loin ; inversement, quand s’affirme la tension du concept, la violence de l’ontologie est toujours sous-jacente. Althusser peut écrire en même temps Lire Le Capital et Théorie, pratique théorique et formation théorique. Idéologie et lutte idéologique, Réponse à John Lewis et Machiavel et nous ; il peut pratiquer en même temps la lecture symptômale et la lecture à livre ouvert. En tout état de cause, le théoricien de la pureté du concept écrit toujours sous le régime de l’impureté du concept.

Bibliographie

  • Althusser Louis (1959), Montesquieu, la politique et l’histoire, PUF, Paris.
  • Althusser Louis (1965,a), Pour Marx, Maspero, Paris.
  • Althusser Louis (1965,b), Lire Le Capital, Maspero, Paris.
  • Althusser Louis (1966), « Matérialisme historique et matérialisme dialectique », in Cahiers marxistes-léninistes, n° 11, avril 1966.
  • Althusser Louis (1967), « Sur le travail théorique. Difficultés et ressources », La Pensée n° 132, avril 1967, p. 10.
  • Althusser Louis (1969), Lénine et la philosophie, Maspero, Paris.
  • Althusser Louis (1972), Lénine et la philosophie, suivi de Marx et Lénine devant Hegel.
  • Althusser Louis (1973), Réponse à John Lewis, Maspero, Paris.
  • Althusser Louis (1974,a), Philosophie et philosophie spontanée des savants, Maspero, Paris.
  • Althusser Louis (1974,b), Éléments d’autocritique, Hachette littérature, Paris.
  • Althusser Louis (1976), Positions, Éditions sociales, Paris.
  • Althusser Louis (1977), 22è Congrès, Maspero, Paris.
  • Althusser Louis (1978), Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, Maspero, Paris.
  • Althusser Louis (1992,a), L’avenir dure longtemps, Stock/Imec, Paris.
  • Althusser Louis (1992,b) Journal de captivité, Stock/Imec, Paris.
  • Althusser Louis (1993), Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, Stock/Imec.
  • Althusser Louis (1994,a), Sur la philosophie, Gallimard, Paris.
  • Althusser Louis (1994,b), Écrits philosophiques et politiques, T.I, Stock/Imec, Paris.
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  • Althusser Louis (1995,a), Écrits philosophiques et politiques, T.II, Stock/Imec, Paris.
  • Althusser Louis, (1995,b), Lire Le Capital, réédition, PUF, Paris.
  • Althusser Louis (1995,c), Sur la reproduction, PUF, Paris.
  • Althusser Louis (1996,a), Psychanalyse et sciences humaines, Le Livre de Poche, Paris.
  • Althusser Louis (1996,b), Écrits sur la psychanalyse, réédition, Le Livre de Poche, Paris.
  • Althusser Louis (1996,c), Pour Marx, nouvelle édition augmentée, La Découverte, Paris.
  • Althusser Louis (1998,a), Lettres à Franca, Stock/Imec, Paris.
  • Althusser Louis (1998,b), Solitude de Machiavel, et autres essais, PUF, Paris.
  • Aron, Raymond (1969), D’une sainte famille l’autre. Essai sur les marxismes imaginaires, Gallimard, Paris.
  • Balibar Etienne (1991), Écrits pour Althusser, La Découverte, Paris.
  • Balibar Etienne (1993), « L’objet d’Althusser », in Lazarus Sylvain (1993)
  • Elliott Gregory (1987), Althusser The Detour of Theory, Verso, Londres.
  • Futur antérieur (1993), Sur Althusser. Passages, L’Harmattan, Paris.
  • Futur antérieur (1997), Lire Althusser aujourd’hui, L’Harmattan, Paris.
  • Ichida Yoshihiko (1997) « Temps et concept chez Louis Althusser », in Futur antérieur (1997).
  • Lazarus, Sylvain (sous la direction de) (1993), Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser, PUF, Paris
  • Macherey Pierre (1999), Histoires de Dinosaure, PUF, Paris
  • Matheron François (1997), « La récurrence du vide chez Louis Althusser », in Futur antérieur (1997).
  • Moulier Boutang Yann (1992), Louis Althusser. Une biographie, vol.1, Grasset, Paris.
  • Moulier Boutang Yann (1997), « L’interdiction biographique et l’autorisation de l’œuvre », in Futur antérieur (1997).
  • Negri Antonio (1997), « Machiavel selon Althusser », in Futur antérieur(1997).
  • Rancière Jacques (1974), La leçon d’Althusser, Gallimard, Paris.
  • Rancière Jacques (1993), « La scène du texte », in Lazarus Sylvain (1993)
  • Raymond Pierre (1997),Althusser philosophe, PUF, Paris.
  • Ricoeur Paul (1997), L’idéologie et l’utopie, Le Seuil, Paris.
  • Yale French Studies n° 88 (1995), Depositions : Althusser, Balibar, Macherey and the Labor of Reading.
  • Rethinking Marxism, vol 10, n°3 (1998) Rereading Althusser

[1La seule tentative en ce sens est celle de Gregory Elliott (1987), antérieure à la publication des textes inédits d’Althusser.

[2Telle est, en un tout autre langage, l’une des leçons de la magistrale étude de Yoshihiko Ichida (1997).

[3Cf. G. Albiac (1997). Pour un point de vue résolument contraire, cf. dans le même volume Y. Moulier Boutang (1997).

[4Cf. notre Présentation d’Althusser (1995,a). L’extraordinaire correspondance d’Althusser et de Franca Madonia s’étend pour l’essentiel de novembre 1961 à 1967. S’il ne s’agit en aucune façon d’une correspondance théorique, elle laisse en revanche clairement apparaître la singularité du rapport d’Althusser à ses objets théoriques, à tel point qu’une grande partie de l’écriture philosophique d’Althusser n’est vraiment compréhensible qu’à la lumière de cette correspondance.

[5Nous soulignons.

[6Althusser met en parallèle cette question avec celle de la production de l’« effet de société », en une affirmation dont la tonalité burlesque est l’indice chez lui le plus sûr de la fuite en avant : « ce que Marx étudie dans Le Capital, c’est le mécanisme... qui donne à ce produit de l’histoire, qu’est justement le produit-société qu’il étudie, la propriété de produire l’"effet de société", qui fait exister ce résultat comme société, et non comme tas de sable, fourmilière, magasin d’outils ou simple rassemblement humain ».

[7Citons ici, parmi des dizaines d’exemples possibles, cet extrait d’une lettre à Franca du 19 janvier 1962, commentant son cours sur Machiavel : « C’est typique : la fuite en avant -promettre monts et merveilles sur l’auteur - pour compenser mes incroyables difficultés de contact avec mon sujet » (Althusser, 1998,a). Jacques Rancière (1993) a insisté avec raison sur la « pratique de l’énoncé brutal » chez Althusser, qui, en un autre sens que celui exposé ici, « relève moins de l’expédient de circonstance que des contradictions fondamentales de sa pensée. »

[8Les grands textes d’Althusser sont tous, sans exception semble-t-il, écrits très rapidement, quitte à être ensuite longuement revus ; dès que la gestation se prolonge, le résultat est décevant.

[9L’auteur de ces lignes se souvient encore avec émotion de l’extraordinaire puissance évocatrice des analyses de « Contradiction et surdétermination » sur la rencontre et la « fusion » des contradictions.

[10Cf. également « Cremonini peintre de l’abstrait », (repris dans Althusser, 1995,a, p.573-589), où Althusser donne à voir ce qu’il nomme par ailleurs « cause absente » ou « causalité structurale ».

[11Dans son Avant Propos pour la réédition de Pour Marx (Althusser, 1996,c), Étienne Balibar parle avec raison d’« une sorte de lyrisme de l’abstraction ».

[12Althusser ne variera pas vraiment sur ce point, qu’il accentuera plutôt. Au primat de la science des années 1960, qui est déjà un primat de la philosophie, succédera le primat absolu de la philosophie dans les textes énigmatiques des années 1980. On peut lire ainsi dans les « Thèses de juin » 1985 : « Bien savoir que la tâche essentielle se joue aujourd’hui dans la lutte de classe idéologique, c’est-à-dire en rapport avec la philosophie. Avant tout dans la philosophie... Et c’est pourquoi (et pas pour de triviales raisons tactiques qui crevaient les yeux à l’époque), j’ai toujours dit depuis 1965 : "tout tient à la philosophie", entendez : tout tient à la lutte de classe dans la philosophie. » (Archives Imec, p. 13)

[13Cf. Althusser, 1993 et 1996,a.

[14Althusser rejettera plus tard totalement cette idée, y voyant une sorte d’emblème de sa « déviation théoriciste ». Cf. par exemple, en 1978, le chapitre 4 de Marx dans ses limites : « La théorie marxiste n’est pas extérieure mais intérieure au mouvement ouvrier » (in Althusser, 1994,b, p.371-387).

[15Théorie, pratique théorique et formation théorique. Idéologie et lutte idéologique. Althusser n’a jamais eu de réponse à sa demande de publication de ce texte dans les Cahiers du communiste. Une grande partie du livre de Jacques Rancière, La leçon d’Althusser (1974), repose sur une violente critique de ce texte.

[16Cf. la lettre à Franca du 13 décembre 1962 : « Tu ne peux pas savoir ... quel spectacle extraordinaire c’est d’assister à la naissance de Marx » (Althusser, 1998,a, p.296).

[17É. Balibar (1993, p.81-116), distingue ainsi cinq grands moments dans l’élaboration althussérienne : « la coupure avant la coupure », « la coupure nommée, identifiée », « la coupure généralisée », « la coupure "rectifiée" », « la coupure disparue ».

[18J. Rancière (1993). Cf. également mon article « La récurrence du vide chez Louis Althusser », in Futur antérieur, 1997.

[19Le conflit en question est le conflit sino-soviétique.

[20Cf. sur se point A. Negri (1993).

[21Elles peuvent à l’occasion être franchement fantaisistes, comme l’allusion à l’École de Francfort contenue dans « La querelle de l’humanisme » (Althusser, 1995,a, p. 435).

[22J’emprunte l’expression au titre de l’ouvrage cité de Gregory Elliott, sans pour autant partager toutes les analyses de son auteur. S’il me semble vrai que les effets politiques les plus importants ont été produits par ses écrits « théoricistes », je ne crois pas du tout que les incontestables effets d’enfermement du discours public d’Althusser au début des années 1970 (la philosophie comme « en dernière instance lutte de classe dans la théorie ») soient attribuables à sa perméabilité au maoïsme. Ou plus exactement, s’ils le sont bien en un sens, c’est dans la mesure même où Althusser décide à partir de 1969 de se situer désormais strictement à l’intérieur du parti communiste français, et d’entériner sa rupture politique, de toute façon déjà consommée, avec les groupes maoïstes : tel est le sens fondamental de la publication dans l’Humanité du 21 mars 1969 de son article « Comment Lire "Le Capital" ? » repris dans Positions, dont la clef est sans doute la succession dans la même phrase des noms de Marx, Lénine et ....Maurice Thorez (Positions, p. 56). Il n’y a en outre pas grand sens à séparer la pensée d’Althusser en tranches chronologiques. Si le début des années 1970 est bien d’une certaine manière celui de l’enfermement extrême, caractéristique de la Réponse à John Lewis, il est aussi celui de la plus grande ouverture : celle de Machiavel et nous. Chez Althusser, à vrai dire, l’enfermement n’est jamais très loin de la liberté.

[23Il est très difficile de dater avec précision cette formule : le manuscrit est ici surchargé de corrections, et, surtout, la réflexion d’Althusser sur Machiavel est un processus à peu près ininterrompu depuis 1962, et contribue à modeler certaines de ses analyses sur la pensée de Marx et de Lénine, celles justement de « Contradiction et surdétermination ».

[24Althusser, on le sait, a délibérément entretenu pendant quelques années une certaine ambiguïté politique sur ce qu’il fallait entendre par le « parti » : parti de fait ou parti de droit ? Mais par delà cette ambiguïté, rapidement dissipée, l’essentiel était bien cette hypostase de la « classe ouvrière ».

[25Les archives d’Althusser contiennent un volumineux dossier concernant le « groupe Spinoza », dont de très nombreuses notes prises par Althusser au cours des réunions.

[26Ce passage est extrait d’une des versions d’une sorte de manuel sur les principes du marxisme et sur l’« union de la théorie et de la pratique », qui est lui-même une refonte du texte ronéotypé « Théorie, pratique théorique et formation théorique. Idéologie et lutte idéologique », daté d’avril 1965. La version de 1966 est pratiquement identique à celle de 1965, en dehors du rajout sur la « prise de position politique », ce qui à la fois change tout et ne change rien.

[27F. Matheron (1997).

[28Même si cette formule nous fait un peu trop penser à l’illusion, partagée par bien des althussériens, que le maoïsme aurait constitué une « critique de gauche » du stalinisme, elle n’est pas à mettre sur le même plan : dans ce dernier cas, il s’agissait de faire coïncider une hypothétique critique en acte du stalinisme par le parti communiste chinois et son refus de toute critique théorique.

[29Cf. par exemple J. Rancière (1974).

[30Il est impossible de rendre compte ici de la teneur précise de ces débats où les plus « humanistes » étaient souvent les anciens staliniens les plus virulents, ce qui explique largement la caractérisation althussérienne de la « déviation stalinienne » comme « couple économisme/humanisme ».

[31Il suffit pour s’en convaincre de lire les écrits de jeunesse d’Althusser, in Althusser (1994,b).

[32Pour ne pas parler d’un ouvrage inédit comme « La reproduction des rapports de production », aujourd’hui publié dans Althusser (1995,c).

[33Manuel sans titre sur les principes du marxisme, 1966-1967, archives Imec, p. 121.

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29 octobre 2005

LE STATUT DE L’ÉCRITURE CHEZ GERRARD WINSTANLEY

Tratto dal volume :
L’interpretazione nei secoli XVI e XVII,
a cura di Guido Canziani e Yves Charles Zarka,
Franco Angeli, Milano, 1993.
FILOSOFIA E SCIENZA NEL
CINQUECENTO E NEL SEICENTO
FRANCOANGELI
Lorsque Winstanley écrit en (…)

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