La maître ignorant - Avant-propos à l’édition brésilienne

12 novembre 2004

Y-a-t-il quelque sens à proposer au lecteur brésilien du début du troisième millénaire l’histoire de Joseph Jacotot, soit, en apparence, celle d’un extravagant pédagogue français du début du 19°siècle ? Y avait-il déjà quelque sens à la proposer quinze ans plus tôt aux citoyens d’une France, supposée pourtant amoureuse de toutes antiquités nationales ?

L’histoire de la pédagogie a certes ses extravagances. Et celles-ci, pour ce qu’elles révèlent de l’étrangeté même de la relation pédagogique, ont souvent été plus instructives que ses propositions raisonnables. Mais, dans le cas de Joseph Jacotot, il s’agit de tout autre chose que d’un article de plus dans le grand magasin des curiosités pédagogiques. Il s’agit d’une voix unique qui, à un moment charnière dans la constitution des idéaux, pratiques et institutions qui gouvernent notre présent, a fait entendre une dissonance inouïe, une de ces dissonances sur lesquelles aucune harmonie de l’institution pédagogique ne peut plus se construire ; une dissonance qu’il faut donc oublier pour continuer à édifier des écoles, des programmes et des pédagogies, mais qu’il faut peut-être aussi, à de certains moments, réentendre pour que l’acte d’enseigner ne perde jamais tout à fait la conscience des paradoxes qui lui donnent sens.

Révolutionnaire de la France de 1789, exilé aux Pays-Bas lors de la restauration de la monarchie, Joseph Jacotot s’est trouvé prendre la parole au moment même où se mettait en place toute une logique de pensée qui peut se résumer ainsi : achever la révolution, au double sens du mot : mettre un terme à ses désordres en accomplissant la nécessaire transformation des institutions et des mentalités dont elle a été la réalisation antricipée et fantasmatique ; passer de l’âge des fièvres égalitaires et des désordres révolutionnaires à la constitution d’un ordre nouveau des sociétés et des gouvernements qui concilie le progrès sans lequel les sociétés s’assoupissent et l’ordre sans lequel elles roulent de crise en crise. Qui veut concilier ordre et progrès trouve tout naturellement son modèle dans une institution qui en symbolise l’union : l’institution pédagogique, le lieu - matériel et symbolique - où l’exercice de l’autorité et la soumission des sujets n’a pas d’autre but que la progression de ces sujets jusqu’à la limite de leurs capacités : la connaissance des matières du programme pour la majorité, la capacité de devenir maîtres à leur tour, pour les meilleurs.

Ce qui devait donc, dans cette perspective, achever l’âge des révolutions, c’était la société de l’ordre progressif : l’ordre identique à l’autorité de ceux qui savent sur ceux qui ignorent, l’ordre voué à réduire autant que faire se peut l’écart entre les premiers et les seconds. Dans la France des années 1830, c’est-à-dire dans le pays qui avait fait l’expérience la plus radicale de la Révolution et se pensait donc appelé par excellence à achever cette révolution par l’institution d’un ordre moderne raisonnable, l’instruction devenait un mot d’ordre central : gouvernement de la société par les gens instruits et formation des élites, mais aussi développement de formes d’instruction destinées à donner aux hommes du peuple les connaissances nécessaires et sufisantes pour qu’ils puissent combler à leur rythme l’écart qui les empêchait de s’intégrer pacifiquement à l’ordre des sociétés fondées sur les lumières de la science et du bon gouvernement.

Le maître, faisant passer selon une sage progression, adaptée au niveau des intelligences frustes, les connaissances qu’il possède dans le cerveau de ceux qui les ignorent, tel était donc à la fois le paradigme philosophique et l’agent pratique de l’entrée du peuple dans la société et l’ordre gouvernemental modernes. Ce paradigme peut engager des pédagogies plus ou moins rigides ou libérales. Mais ces différences n’entament pas la logique d’ensemble du modèle : celle qui donne à l’enseignement la tâche de réduire autant que possible l’inégalité sociale, en réduisant l’écart des ignorants au savoir. Et c’est sur ce point que Jacotot fit entendre, pour son temps et pour le nôtre, sa note absolument dissonante.

Il avertit de ceci : la distance que l’École et la société pédagogisée prétendent réduire est celle dont elles vivent et qu’elles ne cessent donc de reproduire. Qui pose l’égalité comme le but à atteindre à partir de la situation inégalitaire la repousse en fait à l’infini. L’égalité ne vient jamais après, comme un résultat à atteindre. Elle doit toujours être posée avant. L’inégalité sociale elle-même la suppose : celui qui obéit à un ordre doit déjà premièrement comprendre l’ordre donné, deuxièmement comprendre qu’il doit lui obéir. Il doit déjà être l’égal de son maître pour se soumettre à lui. Il n’y a pas d’ignorant qui ne sache une multitude de choses et c’est sur ce savoir, sur cette capacité en acte que tout enseignement doit se fonder. Instruire peut donc signifier deux choses exactement opposées : confirmer une incapacité dans l’acte même qui prétend la réduire ou à l’inverse, forcer une capacité, qui s’ignore ou se dénie, à se reconnaître et à développer toutes les conséquences de cette reconnaissance. Le premier acte s’appelle abrutissement, le second émancipation. A l’aube de la marche triomphale du progrès par l’instruction du peuple, Jacotot fit entendre cette déclaration ahurissante : ce progrès et cette instruction sont l’éternisation de l’inégalité. Les amis de l’égalité n’ont pas à instruire le peuple pour le rapprocher de l’égalité, ils ont à émanciper les intelligences, à contraindre n’importe qui à vérifier l’égalité des intelligences.

Ce n’est pas là une affaire de méthode, au sens de formes particulières d’apprentissage, c’est proprement une affaire de philosophie : il s’agit de savoir si l’acte même de recevoir la parole du maître - la parole de l’autre - est un témoignage d’égalité ou d’inégalité. C’est une affaire de politique : il s’agit de savoir si un système d’enseignement a pour présupposé une inégalité à « réduire » ou une égalité à vérifier. C’est pour cela que le discours de Jacotot est le plus actuel qui soit. Si j’ai jugé bon de le faire ré-entendre dans la France des années 80, c’est qu’il m’a semblé le seul propre à tirer la réflexion sur l’École du débat interminable entre deux grandes stratégies de « réduction des inégalités ». D’un côté l’avènement au pouvoir du Parti socialiste avait mis à l’ordre du jour les propositions de la sociologie progressiste qu’incarnait particulièrement l’œuvre de Pierre Bourdieu. Celle-ci met au cœur de l’inégalité scolaire la violence symbolique imposée par toutes les règles tacites du jeu culturel qui assurent la reproduction des « héritiers » et l’auto-élimination des enfants des classes populaires. Mais elle en tire, selon la logique même du progressisme, deux conséquences contradictoires. D’un côté elle propose la réduction de l’inégalité par l’explicitation des règles du jeu et la rationalisation des formes d’apprentissage. De l’autre, elle énonce implicitement la vanité de toute réforme, en faisant de cette violence symbolique un processus qui reproduit indéfiniment ses conditions de possibilité. Les réformateurs gouvernementaux ne tiennent pas à voir cette duplicité propre à toute pédagogie progressiste. De la sociologie de Bourdieu ils tirèrent donc un programme qui visait à réduire les inégalités de l’École, en y réduisant la part de la grande culture légitime, et en la rendant plus conviviale, plus adaptée aux sociabilités des enfants des couches défavorisées, c’est-à-dire, pour l’essentiel des enfants issus de l’immigration. Ce sociologisme réduit n’en affirmait malheureusement que mieux le présupposé central du progressisme, qui commande à celui qui sait de se mettre « à la portée » des inégaux et confirme ainsi l’inégalité présente au nom de l’égalité à venir.

C’est pourquoi il devait vite susciter l’effet en retour. En France l’idéologie dite républicaine fut prompte à dénoncer ces méthodes adaptées aux pauvres qui ne peuvent jamais être que des méthodes de pauvres, enfonçant d’emblée les « dominés » dans la situation dont on prétend les sortir. La puissance de l’égalité résidait pour elle à l’inverse dans l’universalité d’un savoir également distribué à tous, sans considérations d’origine sociale, dans une École bien séparée de la société. Mais le savoir ne comporte en lui-même aucune conséquence égalitaire. La logique de l’École républicaine, promouvant l’égalité par la distribution de l’universel du savoir, est toujours prise elle-même dans le paradigme pédagogique qui reconstitue indéfiniment l’inégalité qu’elle promet de supprimer. La pédagogie traditionnelle de la transmission neutre du savoir et les pédagogies modernistes du savoir adapté à l’état de la société se tiennent du même côté de l’alternative posée par Jacotot. Toutes deux prennent l’égalité comme but, c’est-à-dire qu’elles prennent l’inégalité comme point de départ.

Toutes les deux surtout sont enfermées dans le cercle de la société pédagogisée. Elles attribuent à l’École le pouvoir fantasmatique de réaliser l’égalité sociale ou, à tout le moins, de réduire la « fracture sociale ». Mais ce fantasme repose lui-même sur une vision de la société où l’inégalité est assimilée à la situation des enfants en retard. Les sociétés du temps de Jacotot avouaient l’inégalité et la division en classes. L’instruction était pour elles un moyen d’instituer quelques médiations entre le haut et le bas : de donner aux pauvres la possibilité d’améliorer individuellement leur condition et de donner à tous le sentiment d’appartenir, chacun à sa place, à une même communauté. Nos sociétés sont loin de cette franchise. Elles se représentent comme des sociétés homogènes où le rythme vif et commun de la multiplication des marchandises et des échanges a aplani les vieilles divisions de classes et fait participer tout le monde aux mêmes jouissances et aux mêmes libertés. Plus de prolétaires mais seulement des nouveaux venus qui n’ont pas encore pris le rythme de la modernité ou des attardés qui, à l’inverse, n’ont pas su s’adapter aux accélérations de ce rythme. La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper. Dans ces conditions l’institution scolaire est de plus en plus chargée de la tâche fantasmatique de combler l’écart entre l’égalité proclamée des conditions et l’inégalité existante, de plus en plus sommée de réduire des inégalités posées comme résiduelles. Mais le rôle dernier de ce surinvestissement pédagogique est finalement de conforter la vision oligarchique d’une société-école où le gouvernement n’est plus que l’autorité des meilleurs de la classe. A ces « meilleurs de la classe » qui nous gouvernent se trouve alors reproposée la vieille alternative : les uns leur demandent de s’adapter, par une bonne pédagogie communicative, aux intelligences modestes et aux problèmes quotidiens des moins doués que nous sommes ; d’autres leur demandent à l’inverse de gérer depuis la distance indispensable à toute bonne progression de la classe, les intérêts de la communauté.

C’est bien cela qu’avait en tête Jacotot : la manière dont l’École et la société s’entre-symbolisent sans fin et reproduisent ainsi indéfiniment la présupposition inégalitaire, dans son déni même. Non qu’il fût animé par la perspective d’une révolution sociale. Sa leçon pessimiste était au contraire que l’axiome égalitaire est sans effets sur l’ordre social. Même si l’égalité fondait en dernière instance l’inégalité, elle ne trouvait à s’actualiser qu’individuellement, dans l’émancipation intellectuelle qui pouvait toujours rendre à chacun l’égalité que l’ordre social lui refusait et lui refuserait toujours de par sa nature même. Mais ce pessimisme aussi avait son mérite : il marquait la nature paradoxale de l’égalité, à la fois principe dernier de tout ordre social et gouvernemental et exclue de son fonctionnement « normal ». En mettant l’égalité hors de portée des pédagogues du progrès, il la mettait aussi hors de portée des platitudes libérales et des débats superficiels entre ceux qui la font consister dans les formes constitutionnelles et ceux qui la font consister dans les mœurs de la société. L’égalité, enseignait Jacotot, n’est ni formelle ni réelle. Elle ne consiste ni dans l’enseignement uniforme des enfants de la république ni dans la disponibilité des produits à bas prix dans les étalages des supermarchés. L’égalité est fondamentale et absente, elle est actuelle et intempestive, toujours remise à l’initiative des individus et des groupes qui, contre le cours ordinaire des choses, prennent le risque de la vérifier, d’inventer les formes, individuelles ou collectives, de sa vérification. Cette leçon-là aussi est plus que jamais actuelle.

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