Entretien avec Jacques Rancière à propos du Maître ignorant.
Nouveaux Regards : Comment avez-vous rencontré Jacotot ? Quelles réactions a suscité la parution de l’ouvrage en 1987 ?
Jacques Rancière : Dans les années 1970, je travaillais sur l’émancipation ouvrière au XIXe siècle. Le nom de Jacotot apparaissait dans les textes que j’étudiais. Des ouvriers envoyaient leurs enfants chez Jacotot, certains d’entre eux devenaient eux-mêmes des professeurs jacotistes improvisés. Ma réflexion s’est alors orientée sur le lien entre l’idée d’émancipation ouvrière et l’émancipation intellectuelle dont il était l’apôtre. Ses textes n’avaient pas été réédités depuis les années 1840. Il me fallait faire passer dans notre présent l’actualité intempestive qu’il avait eu dans un contexte intellectuel et politique très éloigné. J’ai donc écrit comme un disciple intemporel de Jacotot qui aurait fait le chemin des années 1830 aux années 1980.
A sa sortie, Le Maître ignorant a été lu mais pas forcément par des enseignants s’intéressant à la question de la pédagogie. A l’époque le discours était polarisé entre d’un côté Bourdieu, la sociologie de l’éducation, la transformation de l’école à partir des conditions sociales, et de l’autre côté Milner, l’enseignement républicain et l’égalité par la diffusion des savoirs. Le livre a été écrit pour sortir de cette configuration ; c’est ce qui précisément a fait qu’il n’a pas été reçu par ce public. Les lecteurs semblent avoir été avant tout des personnes tourmentées par la question de l’égalité intellectuelle. Il n’a pas généré véritablement de débats, mais plutôt des réflexions dans des lieux extrêmement différents, notamment chez les artistes. Mais la traduction portugaise est malgré tout arrivée dans les mains d’éducateurs dans les favelas du Brésil. Le style de Jacotot - et peut-être le mien - expliquent aussi cette réception : c’est un ouvrage qui s’adresse à des individus, non aux acteurs institutionnalisés d’un « débat de société ».
NR : En quoi consiste l’expérience de Jacotot ?
JR : Jacotot est en 1818 un professeur français émigré aux Pays-Bas. Ses étudiants hollandais veulent apprendre le français, mais lui ne connaît pas le hollandais. Il ne dispose que d’une version bilingue du Télémaque de Fénelon et se résout à leur demander d’apprendre le français en s’aidant de la traduction. Au bout d’un certain temps, il leur demande de raconter en français ce qu’ils pensent de ce qu’ils ont lu. Il s’attend à une catastrophe. Or, il est très surpris par la qualité de leurs travaux et tire de l’expérience deux leçons essentielles. La première est celle de la dissociation entre la volonté du maître et l’exercice de l’intelligence de l’élève. Si ces étudiants hollandais ont compris le fonctionnement des phrases françaises uniquement en lisant des phrases françaises, cela signifie qu’ils n’ont pas eu besoin des explications du maître pour comprendre quelque chose. L’égalité des intelligences veut d’abord dire ceci : il y a une autonomie absolument irréductible du travail d’une intelligence que l’on peut mettre en évidence par cette expérience de hasard qui a séparé complètement l’exercice du maître de l’exercice de l’élève. L’idéologie pédagogique normale est de croire que l’élève apprend ce que le maître lui enseigne. L’expérience de Jacotot permet, elle, de penser que le processus d’apprentissage n’est pas un processus de remplacement de l’ignorance de l’élève par le savoir du maître, mais de développement du savoir de l’élève lui-même. Il y a d’abord un travail autonome de l’intelligence, et ce travail va de savoir à savoir et non d’ignorance à savoir. L’égalité des intelligences qu’il professera à partir de là veut d’abord dire ceci : pour que l’apprentissage soit possible, il faut que l’intelligence employée par l’élève soit la même que celle du maître, la même que celle de Fénelon, du traducteur, du typographe, etc.
La deuxième leçon est que l’on peut partir de n’importe où. La règle pédagogique normale veut que l’on parte du « commencement ». Elle suppose qu’il y a deux sortes d’intelligence : celle des ignorants, qui va au hasard, par rapprochement et chance, et celle du maître et des savants qui procède méthodiquement, du plus simple au plus complexe. Cela suppose l’écart d’un langage à un métalangage : il faut traduire les mots de l’écrivain dans un autre langage pour que l’élève arrive à les maîtriser. A l’inverse, Jacotot pose qu’il n’y a pas de différence entre des types d’intelligences. Tous les actes intellectuels s’opèrent de la même façon. Et n’importe quelle intelligence est capable d’effectuer le trajet à partir d’un point quelconque.
L’expérience de Jacotot vérifie donc deux principes : là où on localise l’ignorance, il y a toujours déjà en fait un savoir, et c’est la même intelligence qui est à l’œuvre dans tous les apprentissages intellectuels. Jacotot entrait ainsi en rupture avec le mouvement général de son temps. Sa découverte de l’ « Émancipation intellectuelle » survient après 1815, au moment où l’on se préoccupe de réordonner la société après le grand choc révolutionnaire. On cherche à promouvoir un progrès ordonné basé sur une hiérarchie des formes d’éducation afin d’organiser une société moderne pacifiée. C’est là la grande idée du moment. Passé l’âge critique, on entre dans l’âge organique. La cohésion de la société moderne impose que les inégalités soient un peu réduites, qu’existe un minimum de communauté entre ceux qui sont au sommet de la hiérarchie et ceux qui sont en bas. C’est l’éducation qui est supposée mettre chacun à sa place tout en assurant un minimum de partage des savoirs et des valeurs. Les gens du peuple doivent avoir quelques bases pour progresser dans leur métier et participer aux valeurs communes de la société. En 1833, la loi Guizot sur l’instruction primaire est le premier jalon de ce processus soutenu par une intense littérature. Dans ce contexte, Jacotot intervient absolument à contre-courant. Selon lui, tout cela n’est qu’une machine d’abrutissement : la loi du progrès et l’éducation progressiste sont précisément le contraire de l’émancipation intellectuelle.
NR : Jacotot pose-t-il un antagonisme entre la formation d’un sujet autonome et celle d’un citoyen ?
JR : Il n’oppose pas le sujet au citoyen, mais une méthode de l’égalité à une méthode de l’inégalité. L’idée de la « réduction des inégalités » commence à s’imposer à son époque. Elle conduit à établir une homologie entre le modèle pédagogique et le modèle social. Or pour Jacotot, l’idée que l’on va élever le peuple par l’éducation implique un processus d’éternisation de l’inégalité. Si l’on pense que l’égalité adviendra comme le résultat des efforts pour réduire les inégalités, les « réducteurs » d’inégalité maintiendront toujours leur privilège sous couvert de le supprimer. Il faut partir de l’égalité de fait qui est nécessaire pour que le rapport inégalitaire lui-même fonctionne : il faut déjà que l’élève comprenne les mots du maître pour que celui-ci puisse lui enseigner. Dans l’intrication des deux relations - égalitaire et inégalitaire - la question est de savoir lequel sert de principe : le rapport de l’ignorant au savant ou celui de deux intelligences qui veulent se comprendre. Si c’est le rapport inégalitaire qui commande au rapport égalitaire, il se reproduira éternellement. L’émancipation implique, elle, de partir de l’idée de la capacité de n’importe qui. Peu importe ce qu’il apprend, l’essentiel est la révélation de cette capacité à elle-même. Le reste dépend de lui. Cette idée s’oppose de front à l’idéologie progressiste.
NR : Cette méthode ne vise pas l’émancipation sociale et pourtant Jacotot l’appelle « méthode des pauvres »...
JR : C’est la méthode de ceux à qui on a dénié non seulement les moyens mais surtout les capacités de savoir. Mais elle n’oppose pas l’individu à la société. Elle renverse le sens du « connais-toi toi-même » qui lie l’un à l’autre. Le vieil adage grec signifie en fait « reste à ta place ». Le « connais-toi toi-même » de Jacotot, signifie, lui : connais-toi non comme un inférieur ni un supérieur, mais comme un être égal à n’importe quel autre. Ce qui s’oppose, ce sont donc deux types de communauté. Soit on part de l’idée que la société est fondée sur un certain ordre où chacun est à sa place, où les inégalités sont rationalisées en différences des places et des fonctions. Soit on part d’une société, certes virtuelle, mais impliquée dans chaque acte de parole, où n’importe qui peut ce que peut n’importe qui. C’est alors l’adresse d’un individu à un autre qui compte et non la capacité qu’un individu a de donner ou de recevoir du savoir.
Jacotot pense que la rationalité sociale est une rationalité hiérarchique. Un système d’instruction publique, ne peut être qu’un instrument de cette hiérarchie. Un système d’éducation est toujours une manière de rationaliser un ordre social. Aujourd’hui encore, toute réforme de l’éducation est une réforme de la manière dont l’ordre social se représente sa propre rationalité. Il s’agit de faire jouer au sein même de la société régie par cet ordre inégalitaire une autre communauté entre individus. Cette communauté n’est pas utopique, mais plutôt implicite, présupposée. Pour que l’inégalité fonctionne, il faut que l’inférieur comprenne le supérieur, il faut donc qu’il y ait déjà de l’égalité. Par conséquent, on peut toujours actualiser dans les relations sociales cette égalité sous-jacente. Jacotot n’est pas un utopiste, il ne promet rien. Il ne considère pas qu’il puisse exister un système social fonctionnant mieux qu’un autre. Pour lui, le système social est une sorte de mécanique, à l’image de l’attraction terrestre, qu’il est vain de vouloir transformer, améliorer. Il dit simplement que chacun a deux manières d’envisager son rapport aux autres et au savoir. Ce qui revient à affirmer la possibilité d’une communauté d’hommes égaux à l’intérieur d’une société inégale. C’est cela sa position provocatrice.
NR : Quel est alors l’objectif de la "méthode Jacotot" ?
JR : Ce n’est pas une méthode d’enseignement. Il n’a jamais fait de programme d’instruction, même s’il a enseigné plusieurs disciplines. Il n’a jamais voulu se transformer en chef d’institution scolaire. Pour lui, l’important n’est pas d’établir un programme scolaire mais de mettre une intelligence en possession de son propre pouvoir.
On peut partir du Télémaque, d’un texte de prière, etc., mais le principe consiste en une méthode, si méthode il y a, d’exhaustion. On est devant un livre, un texte, comme devant une chose étrangère que l’on peut et doit entièrement s’approprier. D’où la référence à la méthode par laquelle l’enfant s’approprie sa langue maternelle ; en procédant par association de ce qu’il sait à ce qu’il ignore, sans recourir à des explications.
Son idée est orientée vers une fin unique : la révélation d’une capacité intellectuelle. Son enseignement ne vise pas l’apprentissage d’une discipline quelle qu’elle soit. D’où une méthode qui s’arrête sur chaque lettre, chaque mot, chaque phrase, chaque idée. Si on possède bien vingt ou cinquante pages d’un livre quelconque, et si l’on peut en rendre compte avec ses expressions elles-mêmes, on est capable de n’importe quel autre apprentissage. C’est un défi, une provocation, mais aussi quelque chose qu’on vérifie tout le temps. On s’est formé essentiellement à partir des choses que l’on a déchiffrées soi-même, difficilement, laborieusement. La méthode c’est celle de l’aventure. Il faut trouver le chemin. Ce n’est pas la « méthode active », où le maître organise le parcours d’obstacles. Il s’agit de mettre la personne en situation de se servir de sa propre intelligence, non pour arriver au but mais pour se frayer un chemin.
NR : En ce sens, l’utilisation du Télémaque , récit de voyage, est un heureux hasard.
JR : Oui, mais notons qu’au voyage programmé se substitue un voyage aléatoire.
NR : Pour Jacotot apprendre, c’est avant tout traduire.
JR : C’est l’idée qu’il n’y a pas de niveaux où l’on passerait d’une langue à une métalangue. L’appropriation d’un savoir est toujours un mécanisme de traduction. La traduction renvoie à l’idée d’égalité puisqu’elle fait correspondre une aventure intellectuelle à une autre aventure intellectuelle.
NR : Mais comment susciter le désir d’une telle aventure, y compris pour une institution scolaire ?
JR : Ce problème pour Jacotot ne se pose pas sous la forme habituelle : comment motiver celui qui n’est pas motivé, comment l’enfant, l’ignorant va-t-il apprendre quand il n’en voit pas l’intérêt ? Jacotot va au cœur même de cette expression : « ne pas en voir l’intérêt ». Ce qui est en jeu ce n’est pas tant une paresse ou une réticence, mais une structuration symbolique du monde. Parce qu’au fond qu’est-ce que c’est que vouloir ? C’est se reconnaître membre d’un certain type de communauté. Et ce qui fait obstacle au désir d’apprendre c’est le sentiment qu’on a pas besoin d’apprendre, que le savoir que l’on possède est en réalité supérieur à celui qu’on nous propose. L’ « ignorant » qui dit : « c’est trop compliqué pour moi », dit que ce savoir est inutile, et que seul compte pour lui la conduite pratique des affaires.
La paresse est en réalité une vision du monde. Ce que je ne comprends pas, c’est ce dont je n’ai pas besoin. "Je ne comprends pas" n’est pas seulement une antiphrase, cela laisse entendre : j’ai assez de savoir de ce qui est réellement important pour ne pas m’occuper de ces futilités.
Jacotot propose une méthode pour ceux chez qui il est considéré comme normal de ne pas accéder au désir même de savoir. S’il ne nie pas le poids des inégalités sociales, il considère que reconnaître ce poids ne change rien au problème. Sa question est : comment faire que celui qui dit « je ne suis pas capable », se mette à dire « je suis capable ». Poser la question des poids sociaux dans l’éducation c’est y mêler un autre problème : comment faire de l’école un certain modèle de sociabilité ? L’institution scolaire lie le problème des capacités à un autre problème, celui du fonctionnement de la société scolaire dans son rapport à la société qui l’a produite et qu’elle produit. Jacotot, lui, considère que ce qui relève du social relève de l’inégalité. Autrement dit, ce qui relève de l’égalité ne relève pas de l’institution sociale. L’institution sociale poursuivra toujours un autre but que d’actualiser l’égalité. Jacotot se place dans une provocation radicale par rapport à toute institution scolaire. C’est ce qui fait notre distance par rapport à lui.
Il ne s’agit donc pas de savoir ce que Jacotot peut apporter au système d’éducation : la réponse est : rien ! Il s’agit de savoir ce que, en tant qu’acteurs du système d’éducation, on peut retirer de sa pensée. Tout se joue sous la forme pratique du rapport que nous avons avec ceux qui sont en face de nous. L’égalité se joue dans un rapport effectif entre des individus. Or, ce rapport est toujours décalé par rapport à toute programmation sociale, par rapport à tout système. Cela relève plus de la décision individuelle : partir de l’inégalité ou de l’égalité.
C’est là bien sûr la singularité inassimilable de Jacotot. Ce qui l’intéresse, c’est qu’est-ce qui est investi dans l’acte éducatif et non comment faire fonctionner un système d’éducation.
NR : Jacotot s’intéresse donc aux mœurs, aux principes qui fondent les relations entre les individus, entre le maître et ses élèves...
JR : Je ne parlerai pas de mœurs, mais d’attitude. Il faut pouvoir se dissocier de ce qu’on fait. La logique du système d’éducation est toujours d’introduire une convergence des raisons. Elle veut ramener à une seule et même logique l’acte du savant qui sait, de l’enseignant qui enseigne et du citoyen qui œuvre pour l’égalité. Le réformisme sociologique ou la théorie « républicaine » restent prisonniers de cette logique de convergence entre l’acte qui transmet le savoir et l’acte qui établit un certain type de société. Mais il n’y a aucun lien nécessaire entre la transmission d’un savoir de type universel et l’établissement d’une relation égalitaire. Et proposer à des étudiants une aventure intellectuelle n’a rien à voir avec la formation des citoyens. L’égalité vient toujours en surplus de la nature du savoir et de toute finalité sociale, comme une présupposition à actualiser. Pour préserver sa radicalité et son actualité, il faut apprendre à séparer les fonctions. Un acte pédagogique émancipateur est un acte qui tient compte d’une séparation absolue entre ce que fait le maître et ce que fait l’élève, qui prend conscience que l’on a affaire à deux êtres intellectuels entièrement séparés. Tout système agrège et le paradoxe jacotiste est de desserrer, d’isoler pour faire un autre type de communauté. Jacotot nous amène à penser qu’il faut être plusieurs personnages au sein d’une même fonction. Le but de l’égalité ne se confond jamais avec le but de la science ou celui de la société.
Jacotot a écrit à une période où le système éducatif se mettait en place. Et il opposait terme à terme l’émancipation intellectuelle à ce système. J’écris dans un contexte fort différent puisqu’un système d’instruction publique gigantesque existe et que nous ne pouvons plus penser en dehors. Mais on peut pourtant maintenir la radicalité de sa position en mettant l’opposition à l’intérieur même de notre pratique. On peut toujours pratiquer l’égalité au sein du système en y occupant différemment sa place, en dissociant la logique de l’acte égalitaire de celle de l’institution sociale.
NR : Les mouvements d’éducation populaire participent-ils selon vous d’un effort d’émancipation ?
JR : Ils le font s’ils mettent au « poste de commandement » l’exigence du travail par lequel n’importe qui peut entrer en possession de ses propres capacités, pas s’ils se présentent comme étant les bons lieux, comme quand on opposait la libre philosophie « vivante » des cafés-philo à la philosophie « universitaire ». Aucune institution n’est en elle-même émancipatrice. La question est de savoir si l’on y part de l’exigence égalitaire et du travail interminable de son actualisation ou de la concurrence des institutions. Ce qui est positif dans ces mouvements positifs, c’est de multiplier pour des individus la possibilité de révéler leurs propres capacités. Donc il ne faut pas raisonner en termes d’institution. L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout.