Textes brefs

La mort, avec nous, n’a aucun rapport

Accoutume-toi à penser que la mort, avec nous, n’a aucun rapport ; car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or, la mort est privation de sensation. Il s’ensuit qu’une connaissance correcte du fait que la mort, avec nous, n’a aucun rapport, permet de jouir du caractère mortel de la vie, puisqu’elle ne lui impose pas un temps inaccessible, mais au contraire retire le désir de l’immortalité.
Car il n’y a rien à redouter, dans le fait de vivre, pour qui a authentiquement compris qu’il n’y a rien à redouter dans le fait de ne pas vivre. Si bien qu’il est sot celui qui dit craindre la mort non pas parce qu’elle l’affligera lorsqu’elle sera là, mais parce qu’elle l’afflige à l’idée qu’elle sera là. Car la mort qui, lorsqu’elle est là, ne nous cause pas d’embarras, provoque une affliction vide lorsqu’on l’attend. Le plus terrifiant des maux, la mort, n’a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. Ainsi, elle n’a de rapport ni avec les vivants, ni avec les morts, puisque pour les uns elle n’est pas, tandis que les autres ne sont plus. Mais la multitude fuit la mort tantôt comme le plus grand des maux, tantôt comme la cessation des fonctions vitales. Le sage, lui, ne craint pas la non-vie, car la vie ne l’accable pas, et il ne pense pas que la non-vie soit un mal ; et tout comme il ne choisit pas la nourriture qui est absolument la plus copieuse, mais la plus agréable, de même aussi il cueille les fruits du temps non pas le plus long, mais le plus agréable. Et celui qui exhorte le jeune homme à vivre bien et le vieillard à bien s’éteindre, est stupide, non seulement parce que la vie est agréable, mais également parce que c’est une seule et même chose que le souci de bien vivre et celui de bien mourir. Et il est encore bien plus vil celui qui dit qu’il est bien de ne pas être né, mais « une fois né, [de] franchir au plus vite les por-tes de l’Hadès ».
En effet, s’il est persuadé de ce qu’il dit, comment se fait-il qu’il ne sorte pas de la vie ? Cela se trouve en son pouvoir, si vraiment il en a pris la ferme décision. Mais s’il raille, il montre de la futilité dans des questions qui n’en admettent pas.
Et il faut se remémorer que l’avenir ne nous appartient pas sans nous être absolument étranger, afin que nous ne nous attendions pas absolument à ce qu’il arrive, ni ne désespérions comme s’il ne pouvait absolument pas arriver.

Épicure, Lettre à Ménécée, 124-127