L’amitié épicurienne
Il me reste à parler d’une question qui est très étroitement liée à notre sujet, c’est l’amitié, dont
vous affirmez que, si le plaisir est le souverain bien, elle sera complètement réduite à rien. Or Epicure
dit précisément que, parmi toutes les choses dont la sagesse se munit pour vivre heureux, rien n’est
plus grand que l’amitié, rien n’est plus fertile, rien n’est plus réjouissant. Et ce n’est pas seulement
par cette sentence, mais beaucoup plus par sa vie, par ses actions et par ses mœurs qu’il l’a confirmé.
Combien l’amitié est grande, les fables forgées par les anciens l’attestent, dans lesquelles, malgré leur
nombre et leur variété et aussi loin qu’on peut remonter dans l’antiquité, on trouve à peine trois
paires d’amis, de Thésée jusqu’à Oreste. Alors qu’Epicure, dans sa seule maison, et toute petite,
quelles troupes d’amis a-t-il rassemblées, dans quel accord de sentiments, par quelle conspiration
d’amour ! Ce qui, aujourd’hui encore, est le cas chez les épicuriens. Mais revenons à la chose même,
il n’est pas nécessaire de parler des hommes.
Je vois donc que les nôtres ont parlé de l’amitié de trois manières. Les uns ont nié que les plaisirs
qui touchent nos amis soient à rechercher pour eux-mêmes autant que nous recherchons les nôtres,
thèse qui semble à certains faire vaciller la stabilité de l’amitié ; cependant ils la maintiennent et, me
semble-t-il, ils s’en sortent facilement. A l’instar des vertus en effet, dont il a été question plus haut, ils
nient que l’amitié puisse être séparée du plaisir. Car puisque la vie solitaire et sans amis est pleine
d’embûches et de crainte, la raison elle-même conseille de se procurer des amitiés, dont l’acquisition
donne une garantie à l’âme, et fait qu’elle ne peut se détacher de l’espoir d’acquérir des plaisirs. Et de même que les haines, les envies, le mépris font obstacle aux plaisirs, de même les amitiés non
seulement sont les plus fidèles conducteurs des plaisirs, mais encore en sont les producteurs, autant
pour les amis que pour soi ; et elles jouissent non seulement de leur présence, mais sont encore
relevées par l’espoir d’un avenir prochain et éloigné. Puisque nous ne pouvons, sans amitié, avoir la
jouissance ferme et perpétuelle d’une vie heureuse, ni conserver l’amitié elle-même, si nous n’aimons
nos amis à l’égal de nous-mêmes, voilà pourquoi cela a lieu dans l’amitié, et pourquoi l’amitié est
connectée au plaisir. En effet nous sommes à la fois joyeux de la joie de nos amis à l’égal de la nôtre,
et souffrons au même degré qu’eux de leurs tourments. En conséquence le sage sera affecté à
l’égard de son ami de la même manière qu’envers lui-même, et toutes les épreuves qu’il s’imposerait
pour son propre plaisir, il se les imposera pour le plaisir de son ami. Tout ce qui a été dit des vertus,
sur la manière dont elles sont solidaires du plaisir, doit être dit également de l’amitié. Epicure l’a dit
magnifiquement en ces termes, à peu près : « c’est la même pensée qui a sécurisé l’âme pour qu’elle
ne craigne aucun mal éternel ou durable, et qui a vu que dans les limites mêmes de la vie l’amitié est
la plus ferme des sécurités. »
Mais il y a des épicuriens qui sont un peu plus timides devant vos protestations, mais qui sont
cependant assez subtils, et qui craignent que, si nous pensons que l’amitié doit être recherchée pour
notre plaisir, l’amitié ne paraisse toute entière pour ainsi dire clocher. Aussi disent-ils que les
premiers rapprochements, les rencontres, et la volonté d’instituer des rapports d’habitude, se font
pour le plaisir ; mais lorsque l’usage, en progressant, a produit la familiarité, alors on voit fleurir un
amour tel que même si aucune utilité ne sort de l’amitié, cependant les amis eux-mêmes s’aiment pour
eux-mêmes. En effet si à des lieux, à des sanctuaires, à des villes, à des gymnases, à un champ, à des
chiens, à des chevaux, à des exercices, à la chasse, nous finissons par nous attacher par un lien
d’amour grâce à l’habitude, combien plus facilement et plus justement cela pourra se faire par
l’habitude des hommes.
Enfin il y en a qui disent qu’il existe entre les sages une sorte de contrat, qui les engage à n’aimer
pas moins leurs amis qu’eux-mêmes. Nous comprenons que cela peut se faire et nous le voyons en effet
souvent, et il est évident qu’on ne peut rien trouver de plus approprié pour vivre dans le plaisir qu’une
conjonction de ce genre. De tout cela on peut juger non seulement que le principe de l’amitié n’est pas
empêché si le souverain bien est placé dans le plaisir, mais encore que sans cela c’est toute
l’institution de l’amitié qui ne peut être découverte.