La solitude

24 mai 2004

Je ne sais pas vraiment. Il est clair qu’il est difficile de définir la solitude. Pour moi, la solitude c’est l’impuissance, c’est comme ça qu’on peut la définir. Il arrive qu’on ait épuisé un certain type de recherche, un certain type de travail, et on se retrouve seul. Par exemple, il y a eu un moment, en France, au tout début, quand je suis arrivé, où j’étais,« seul », comme tu le dis - pas simplement d’un point de vue théorique, mais aussi d’un point de vue pratique, matériel. Et cela m’a évidemment amené à réfléchir à ce qu’avait été la réaction léopardienne à la solitude. La réaction de Léopardi était poétique mais surtout philosophique : c’était cette capacité à inventer des grands mondes matériels, lucréciens, à l’intérieur desquels l’être et les figures de l’être abondaient véritablement de toutes parts. Cette capacité à se soustraire à la défaite, au négatif, et de construire de nouveaux mondes toujours possibles, c’est toute la grandeur de Léopardi qui lui permet de se libérer de la solitude. Et cette capacité à construire des mondes différents passe en fait par la notion de « commun », par le commun, c’est-à-dire ce qui représente l’humain dans son ensemble. Ce que l’on retrouve chez Léopardi, c’est vraiment un humanisme d’après la mort de l’homme. Dans mon propre cas, j’ai vraiment éprouvé une solitude liée à l’impuissance. Un autre exemple : après les luttes de 1995, par exemple, qui avaient donné naissance à une formidable initiative, et à travers lesquelles nous avions commencé à comprendre ce que pouvait être une nouvelle construction de l’espace public - la construction d’une démocratie absolue -, après les luttes donc, il y a eu une sorte de retombée qui traduisait l’insuffisance de nos moyens d’intervention, de notre praxis. Nous pouvions analyser les luttes de 95 et les comprendre dans leur finalité implicite, mais nous étions complètement incapables de travailler dessus politiquement. C’est là qu’est née ma nouvelle solitude : dans cette impuissance à agir politiquement. Quand on redécouvre ces grands phénomènes, ces étranges renouvellements de la Commune de Paris que l’histoire produit tous les trente ou cinquante ans, il est absolument essentiel de reprendre l’action politique. Et c’est de ce point de vue que, quand la seule possibilité que j’avais encore était de continuer un travail sociologique, cette expérience que nous avons menée ensemble m’a semblé une solitude.

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