Lorenz

La triple fonction des rites culturels

Il est frappant de constater combien dans une ritualisation culturelle, les deux pas qui mènent, d’abord de la communication au contrôle de l’agression, puis à la formation d’un lien, sont parfaitement analogues aux deux stades de l’évolution des rituels instinctifs [1]. J’ai illustré cette analogie au chapitre X par le cérémonial du triomphe chez les oies. La triple fonction de supprimer les luttes à l’intérieur du groupe, de consolider l’unité du groupe et d’opposer le groupe en tant qu’entité indépendante à d’autres groupes semblables, cette triple fonction est accomplie par les rites culturels d’une manière si parfaitement analogue qu’il vaut la peine de s’y intéresser de plus près.

Tout groupe humain trop grand pour être cimenté par l’amour et l’amitié personnels, dépend, pour son existence même, de ces trois fonctions des modes de comportement, ritualisés grâce à la culture. Le comportement social de l’homme est tellement pénétré de la ritualisation culturelle que celle-ci, en raison de son omniprésence, ne nous est plus perceptible. Cela va si loin que, pour donner des exemples de comportements humains dont nous sommes sûrs qu’ils ne sont pas ritualisés, nous devons nous en tenir à ceux qui sont sensés ne pas se faire en public, tels que bâiller et s’étirer sans retenue, mettre le doigt dans son nez ou se gratter en des endroits non mentionnables. Tout ce qu’on appelle les bonnes manières est bien sûr strictement déterminé par la ritualisation culturelle. Les « bonnes » manières sont, par définition, celles de notre propre groupe et nous nous conformons constamment à leurs exigences ; elles deviennent pour nous une seconde nature. Normalement, nous ne nous rendons plus compte que leur fonction est d’inhiber l’agression ou de créer un lien. C’est cependant cet effet que les sociologues appellent la « cohésion du groupe ».

On peut facilement démontrer que la fonction des bonnes manières est de produire constamment la conciliation entre les membres d’un groupe : il suffit d’observer ce qui arrive si elles font défaut. Je ne parle même pas ici des suites d’un manquement actif et important aux bonnes manières, mais seulement de l’absence de tous ces petits égards et gestes polis par lesquels une personne, en entrant dans une pièce par exemple, reconnaît la présence d’autrui. Si quelqu’un, se considérant offensé par des membres de son groupe, entre dans la pièce où ils se trouvent sans respecter ces petits rites, en se comportant comme s’ils n’y étaient pas, cette attitude provoque de la colère et de l’hostilité comme le ferait une attitude ouvertement agressive ; une telle suppression intentionnelle des rites apaisants normaux équivaut en effet à un comportement ouvertement agressif.

L’agressivité que provoque chaque déviation des manières et des civilités caractéristiques du groupe force tous ses membres à une observance absolument uniforme des normes du comportement social. Le non-conformiste est mis à l’écart comme « outsider » et, dans les groupes primitifs, il est persécuté de la façon la plus cruelle - une classe scolaire, une petite unité militaire peuvent en donner un bon exemple. Tout instituteur père de famille, qui a enseigné dans plusieurs régions successivement, sait avec quelle facilité étonnante son enfant apprend le dialecte local de la région où il va en classe. Il ne peut pas faire autrement, s’il veut ne pas être persécuté par ses camarades. Mais à la maison il est caractéristique qu’il soit très difficile de persuader ce même enfant de parler en famille la « langue étrangère » apprise à l’école et de réciter, par exemple, un poème. Je pense que les jeunes enfants ressentent l’appartenance à un autre groupe que celui de la famille comme une trahison.

Les normes et rites développés par la culture caractérisent tous les groupes humains, petits et grands, de même que les propriétés héritées, évoluées par la phylogenèse, sont typiques pour les sous-espèces, espèces, genres et unités taxonomiques plus grandes. Par des études comparatives presque similaires, leur histoire peut être reconstituée. Leur divergence au cours du développement historique érige des barrières entre les unités culturelles, presque de la même manière qu’une évolution divergente entre les espèces. Pour cette raison, Erik Erikson a baptisé ce processus : pseudo-spécification.

Bien qu’elle soit infiniment plus rapide que la spécification phylogénétique, la pseudo-spécification culturelle a besoin d’un certain temps pour se développer. On peut observer dans n’importe quel groupe d’enfants le développement des bonnes manières et la discrimination envers les outsiders non initiés. Mais pour que les normes sociales et les rites d’un groupe acquièrent leur stabilité et leur caractère d’inviolabilité, il leur faut évidemment une existence continue pendant plusieurs générations au moins. C’est pour cela que la plus petite pseudo-sous-espèce imaginable est l’école.

[1Ce qui a été l’objet du début du chapitre (jld).

Konrad Lorenz, L’agression, Chap. V,
« Habitude, cérémonial et magie »,
Flammarion, coll Champs,1987 (1969), pp.81-83.