Un être humain ne pourrait inventer à lui seul un système de normes capables de remplacer le tradition culturelle
Pour apprécier correctement combien les rites culturels et les normes sociales sont, en vérité, indispensables, il faut se rappeler que l’homme est par nature, comme dit Arnold Gehlen, un être de culture. Autrement dit : tout son système d’activités et de réactions innées a été construit par la phylogenèse et « calculé » par l’évolution de telle façon qu’il a besoin d’être complété par la tradition culturelle. Cet énorme appareil neuro-sensoriel du langage humain, par exemple, a évolué phylogénétiquement [1], mais sa construction est telle que son fonctionnement présuppose l’existence d’un langage développé par la culture que l’enfant doit obligatoirement apprendre. La majeure partie des schémas de comportement social de l’homme, évolués par la phylogenèse, se mêlent, de manière analogue, à la tradition culturelle. Le besoin de devenir membre d’un groupe, par exemple, a certainement été programmé pendant la phylogenèse préhumaine de l’homme ; n’empêche que les propriétés distinctives qui rendent un groupe cohérent et exclusif sont des normes de comportement ritualisées au cours de l’évolution culturelle. Je l’ai expliqué au chapitre v : sans rites traditionnels et sans coutumes représentant un bien commun que tous les membres du groupe estiment et défendent, les êtres humains seraient absolument incapables de former des unités sociales plus grandes que le groupe familial primitif [2], que le lien instinctif de l’amitié personnelle dont nous avons parlé au chapitre XI, peut encore tenir ensemble.
L’équipement de l’homme en normes de comportement phylogénétiquement programmées dépend autant de la tradition culturelle et de la responsabilité rationnelle, que la fonction de ces deux derniers dépend de la motivation instinctuelle. S’il était possible d’élever un être humain, d’une constitution génétique normale, dans des conditions où il serait privé de toute tradition culturelle - ce qui est impossible non seulement pour des raisons éthiques, mais aussi pour des raisons biologiques - l’objet de cette expérience très cruelle serait très loin de correspondre à la reconstruction d’un ancêtre préhumain encore sans culture. Il serait un pauvre infirme avec une déficience des fonctions supérieures, comparable à certains idiots chez qui une encéphalite pendant la jeunesse ou la vie utérine a supprimé certaines fonctions du cortex cérébral. Aucun être humain, fût-il le plus grand génie, ne pourrait inventer à lui seul un système de normes et de rites sociaux capables de remplacer la tradition culturelle.