Autour du maître ignorant

Préface à la traduction en Hindi de "La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier"

Sans doute le lecteur indien qui ouvrira ce livre en 2009 se demandera-t-il quel étrange objet il a entre les mains. En quoi ces histoires de serruriers, tailleurs, cordonniers ou typographes français du dix- neuvième siècle peuvent-ils le concerner à l’époque de la révolution informatique, du règne de la production immatérielle et du marché mondial ? Cette question, à vrai dire, se posait déjà au lecteur français qui ouvrait ce livre il y a vingt-sept ans. Sans doute, à l’époque, ne parlait-on pas encore de globalisation, non plus que de fin du prolétariat, de l’histoire et des utopies. Tout au contraire : la France venait de se doter d’un gouvernement socialiste à participation communiste qui revendiquait bien haut l’héritage du marxisme et de la classe ouvrière. Et c’est par rapport à cet héritage que le livre venait à contretemps et prenait l’allure d’un objet inclassable. L’auteur était philosophe de profession et il avait fait ses premières armes, dans les années 1960, en participant à l’entreprise théorique de Louis Althusser qui voulait refonder la théorie marxiste. Or, au lieu d’argumenter des thèses philosophiques, il racontait des histoires qui concernaient la classe ouvrière française du XIX° siècle. Et, en fait de marxisme, il ne donnait aucune analyse des formes de la production industrielle, de l’exploitation capitaliste, des théories sociales, ni des luttes des partis et syndicats ouvriers. Ses ouvriers d’ailleurs n’étaient pas des « vrais » ouvriers, c’étaient des artisans de l’ancien temps, des rêveurs qui se mêlaient de faire des vers et d’inventer des philosophies, se réunissaient le soir pour créer des journaux éphémères, se prenaient de passion pour les utopies socialistes et communistes mais se dérobaient le plus souvent à leur application. Et le livre se perdait apparemment sur leurs chemins vagabonds, accompagnant les rêveries de l’un, les petites histoires que d’autres racontaient dans leurs journaux, les lettres qu’ils échangeaient pour parler de leurs promenades dominicales dans la banlieue parisienne ou des soucis quotidiens de ceux qui étaient partis aux Etats-Unis pour expérimenter leur rêve de communauté fraternelle. Qu’est-ce que les lecteurs de 1980 pouvaient bien faire de ces histoires ?

La question n’est donc pas de distance géographique ni d’éloignement temporel. Si ce livre est à contretemps pour une époque qui proclame la disparition du prolétariat, il l’était déjà pour l’époque qui se réclamait de la consistance de la classe unie par la condition de l’usine et la science de la production capitaliste. Disons-le simplement : il est intempestif pour une vision postmoderne parce qu’il l’était déjà pour une vision moderniste classique. Il prend en effet à rebours la croyance, également partagée par le modernisme et le postmodernisme, en une ligne droite de l’histoire où les ruptures dans le cours du temps sont pensées comme l’œuvre du temps lui-même, l’œuvre d’un processus temporel global engendrant et supprimant tour à tour des formes de vie, de conscience et d’action. Il refuse cette idée du temps, parce qu’elle est toujours , sous son apparente objectivité, une manière de hiérarchiser, de mettre les choses et les êtres à leur place. La croyance à l’évolution historique, disait Walter Benjamin, est la légitimation des vainqueurs. Elle est pour moi la légitimation du savoir qui décrète ce qui est ou non important, ce qui fait ou non histoire. C’est ainsi que les sciences sociales ont déclaré sans importance historique ces petites histoires d’ouvriers en promenade ou en divagation loin des réalités solides de l’usine et de la lutte organisée. Ce faisant elles confirmaient l’ordre social qui s’est toujours construit sur l’idée simple que les travailleurs ont pour vocation de travailler – les bonnes âmes progressistes ajoutent : et de lutter – et qu’ils n’ont pas de temps à perdre pour jouer les flâneurs, les écrivains ou les penseurs.

Ce livre prend, de fait, cette idée du temps à revers. Dans les grands récits modernistes du développement des forces productives et des formes de conscience de classe il voit une manière de détourner l’énergie intime des luttes mêmes dont ils se réclament, de l’attribuer à nouveau à ce temps contre lequel elles s’étaient rebellés. Il y voit une manière d’assurer le pouvoir de ceux qui s’arrogent le regard du maître sur le processus historique dans lequel ils déclarent les autres collectivement enfermés. Cette déclaration d’enfermement et cette position de maîtrise avaient trouvé leur forme radicale dans l’entreprise althussérienne à laquelle j’avais participé. Celle-ci décrivait les agents des rapports de production capitalistes comme nécessairement enfermés dans les rets de l’idéologie produite par le système qui les tenait à leur place. C’est-à-dire qu’elle les enfermait elle-même dans un cercle parfait : elle expliquait que les dominés étaient maintenus à leur place par ignorance des lois de la domination. Mais elle expliquait aussi que la place où ils étaient les empêchait de comprendre les lois de la domination : ils étaient dominés parce qu’ils ne comprenaient pas, et ils ne comprenaient pas parce qu’ils étaient dominés. Cela voulait dire que tous les efforts qu’ils faisaient pour lutter contre la domination étaient eux-mêmes aveugles, piégés par l’idéologie dominante, et que seuls les savants, capables de percevoir la logique du cercle, pouvaient les tirer de leur sujétion.

Dans la France de 1968, il apparut avec force que ce cercle de la domination était en fait celui de cette prétendue science. Il apparut que la sujétion et la révolte n’avaient pas d’autre cause qu’elles-mêmes et que la science qui prétendait expliquer la sujétion et instruire la révolte était complice de l’ordre dominant. C’est sous l’effet de cette leçon des faits que j’entrepris dans les années 1970 le long travail de recherche dans les archives ouvrières qui aboutit à ce livre. Sur ce chemin, bien des surprises m’attendaient. J’étais parti à la recherche des manifestes sauvages de la révolte ; or je tombais sur des textes d’une écriture bien polie demandant qu’on considère les ouvriers comme des égaux et qu’on réponde à leurs raisons par des raisons. J’étais allé consulter les archives d’un ouvrier menuisier, pour y trouver des renseignements sur les conditions du travail : je tombais d’abord sur une correspondance des années 1830 où cet ouvrier racontait à un ami un dimanche de mai où il était parti avec deux compagnons jouir du lever de soleil sur le fleuve, discuter de métaphysique dans une auberge et employer la fin de la journée à convertir à leur foi humanitaire et sociale les dîneurs de la table voisine. Je lus ensuite les textes où ce même ouvrier décrivait tout un plan de vie, une contre-économie paradoxale où chaque article du budget quotidien de l’ouvrier était l’objet d’une attention destinée à consommer encore moins pour accroître son indépendance et sa capacité de lutte contre l’économie marchande. A travers ces textes et bien d’autres, il apparaissait que les ouvriers n’avaient jamais eu besoin qu’on leur explique les secrets de la domination, que leur problème était de se soustraire, intellectuellement et matériellement, aux formes par lesquelles celle-ci s’imprimait sur leur corps, leur imposait des gestes, des modes de perception, des attitudes et un langage. « Soyez réalistes, demandez l’impossible », proclamaient les manifestants de mai 1968. Pour ces ouvriers de1830 , la question n’était pas de demander l’impossible, mais de le réaliser par eux-mêmes, de s’approprier ce temps qui leur était refusé en apprenant au regard et à la pensée à se libérer dans l’exercice même du travail quotidien, ou en gagnant sur la nuit du repos le temps de discuter, d’écrire , de composer des vers ou d’élaborer des philosophies. Ces gains de temps et de liberté n’étaient pas des phénomènes marginaux ou des diversions par rapport à la constitution du mouvement ouvrier et de ses grands objectifs. Ils étaient la révolution à la fois discrète et radicale qui les rendait possibles , le travail par lequel des hommes et des femmes s’arrachaient à une identité forgée par la domination et s’affirmaient comme des habitants à part entière d’un monde commun, capables de tous les raffinements ou de toutes les ascèses jusque là réservées aux classes délivrées du souci quotidien du travail et du pain .

C’est la nécessité de rendre compte de cette révolution qui donne à ce livre sa structure singulière. Il nous introduit directement dans la parole de ces ouvriers, sous toutes ses formes, de la confidence personnelle ou du récit de l’expérience quotidienne aux spéculations philosophiques et aux programmes d’avenir, en passant par les histoires fictives que racontent leurs journaux. Il n’introduit aucune différence de statut, aucune hiérarchie entre la description, la fiction ou l’argumentation. Ce n’est pas au nom d’une passion fétichiste du vécu. Celle-ci est généralement l’alibi d’un partage des rôles qui donne la parole au peuple pour vérifier qu’il parle bien la langue du peuple, qui accorde aux pauvres l’expérience du réel et la saveur du quotidien pour mieux se réserver le privilège de l’imagination créatrice et de la parole explicatrice. Or c’est justement ce partage des rôles entre la langue du peuple et la langue littéraire , le réel et la fiction, le document et l’argument que ces textes « populaires » contestent. Nous ne saurons jamais si leurs souvenirs d’enfance, leurs descriptions de la journée au travail ou leurs récits de la rencontre avec l’écriture sont authentiques. Un récit n’est pas une simple relation des faits, c’est une manière de construire – ou de déconstruire- un monde vécu . Le philosophe savant et l’enfant du peuple y procèdent également. Au livre III de la République de Platon, Socrate demande à ses interlocuteurs d’admettre une histoire invraisemblable : si les uns sont philosophes et législateurs tandis que d’autres sont ouvriers, c’est parce que la divinité a mêlé de l’or dans l’âme des premiers et du fer dans l’âme des seconds. Cette histoire invraisemblable est nécessaire pour donner consistance à un monde où la différence des conditions doit être acceptée comme différence des natures. Les récits ouvriers ici présentés sont comme des contre-mythes, des récits qui brouillent cette différence des natures. C’est pourquoi il m’importait de dérouler ce tissu de paroles où le récit, la rêverie, la fiction et l’argumentation font partie d’un même travail pour renverser l’ordre des choses qui met les individus, les classes et les discours à leur place. Il n’y a pas une intelligence populaire occupée aux choses pratiques et une intelligence savante vouée à la pensée abstraite. Il n’y a pas une intelligence vouée au réel, une autre vouée à la fiction. C’est toujours la même intelligence qui est à l’œuvre. Telle est la thèse que proclamait à la même époque un pédagogue en rupture avec toute la tradition, Joseph Jacotot. Alors que ses contemporains voulaient donner aux gens du peuple l’instruction nécessaire et suffisante pour qu’ils occupent adéquatement leur place dans la société, il les appelait à s’émanciper intellectuellement pour vérifier l’égalité des intelligences[1].

C’est bien à cette vérification de l’égalité que les ouvriers émancipés dont ce livre raconte l’histoire s’appliquent dans la diversité même de leurs expressions. Pour rendre compte de la puissance subversive de ce travail il me fallait rompre avec les habitudes de la science sociale pour qui ces récits personnels, ces fictions ou ces discours ne sont que des expressions confuses d’un processus social qu’elle est seule à connaître. Il fallait soustraire ces paroles à leur statut de témoignages ou de symptômes d’une réalité sociale pour les montrer comme une écriture et une pensée à l’œuvre dans la construction d’un autre monde social. C’est pourquoi ce livre a renoncé à la distance qui explique. Il s’est employé à créer le tissu sensible propre à faire résonner dans notre présent ce bouleversement de l’ordre qui met les temps et les discours à leur place. C’est pourquoi les théoriciens et historiens sévères ont jugé que c’était là de la littérature. Il s’agissait de fait pour moi de rappeler que les raisons du philosophe et du savant sont taillées dans le même tissu commun du langage et de la pensée que les inventions des écrivains et que ces récits prolétaires.

C’est aussi pourquoi je ne crains pas trop pour ce livre les effets de la distance des temps, des lieux et des langues. Car il ne raconte pas simplement l’histoire d’une classe ouvrière d’un autre âge en un lieu éloigné. Il raconte une forme d’expérience qui n’est pas si loin de la nôtre. Les formes actuelles du capitalisme, l’éclatement du marché du travail, la précarisation des emplois et la destruction des systèmes de solidarité sociale créent des expériences du travail et des formes de vie peut-être plus proches de celles de ces artisans que de l’ univers de travailleurs high-tech et de petite bourgeoisie mondiale livrée à une consommation frénétique décrit par tant de sociologues et de philosophes aujourd’hui. Dans ce monde aussi la question est d’interrompre et de subvertir l’ordre du temps qu’impose la domination. Elle est d’opposer au gouvernement des élites capitalistes et étatiques et de leurs experts une intelligence qui est celle de tous et de n’importe qui.

Il me reste à remercier bien chaleureusement les éditeurs et traducteurs qui ont permis à ces voix des anonymes longtemps oubliées de résonner en langue indienne et de rencontrer dans cette langue nouvelle d’autres voix pour se mêler aux leurs et prolonger
leur appel.

Préface de Jacques Rancière à l’occasion de la parution en Hindi de son
livre "La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier" (1981), publié
par Sarai (Delhi), traduit par Abhay Dube. (2008)

préface traduite par Rana Dasgupta