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Temps et concept chez Louis Althusser

Source : site 101

I

Si l’on cesse de privilégier telle époque ou tel problème exprimé par Althusser, pour avoir avant tout une perspective, on s’aperçoit de l’existence des deux mouvements opposés.

D’un côté, Althusser essaie sans cesse d’aller de l’avant, d’accélérer la vitesse de sa pensée. « Il faut aller plus loin, tirer plus de conséquences », dit-il souvent à ses amis et à lui-même, et parfois il ajoute : « Vite ! ». Il est évident qu’Althusser était constamment pressé par la « conjoncture », par sa conscience d’un retard de la « théorie », et par la crainte de la maladie, à tel point qu’il ne ménageait pas toujours un lien proprement « logique » entre sa nouvelle allure et ses anciens travaux. Et l’on peut constater ce mouvement d’accélération, non seulement dans des textes postérieurs à sa célèbre autocritique, mais aussi dans ses premiers et dans ses derniers textes. Beaucoup de projets ont été abandonnés pour la raison qu’ils n’étaient plus « opportuns ». Ce geste répété de l’abandon donne au mouvement continuel autant de points d’arrêt ou de sauts.

De l’autre côté, cependant, Althusser va en arrière, prend du recul et retourne au passé. Lié souvent à sa pratique psychanalytique, ce deuxième mouvement est moins apparent que le premier. Mais il n’est pas confiné à la zone obscure de la pratique, ni au champ particulier du souci théorique. Il existe avec le premier mouvement, et apparaît dans ce dernier comme un mouvement récurrentiel. C’est d’abord parce qu’il est répétitif, et donc attend certains moments pour frapper un coup, qu’il est moins apparent. Quand on suit la surface des textes, les éléments récurrents se décèlent partout. Le plus important est celui de « vide », thème analysé par François Matheron [1]. On peut trouver également ceux de « commencement », de « distance », de « voie », etc. Les images saisissantes des derniers textes : « train », « pluie », « Holzweg », etc., se sont exprimés plus ou moins incognito sous la plume d’Althusser avant la « crise » de la fin des années 1970. La phrase de de Gaulle, « l’avenir dure longtemps », a été plusieurs fois évoquée en plus d’une vingtaine d’années, avant de s’installer dans le titre de l’autobiographie. Certes, ces éléments sont souvent mobilisés comme des éléments métaphoriques, rhétoriques et donc « secondaires », et forment une constellation des images obsessionnelles de Louis Althusser. Mais c’est ce philosophe lui-même qui dit qu’« on ne pense en philosophie que sous des métaphores » [2] ; et, parmi ces éléments, il y en a qui changent de statut, et qui, après avoir joué un rôle assez discret, occupent tout d’un coup le devant de la scène « théorique ».

Force est alors de constater un paradoxe. Le premier mouvement, qui suit un trajet continuel du « maintenant », par lequel Althusser tentait perpétuellement de rattraper un « retard », de rejoindre la « conjoncture », et même d’anticiper le futur, ce mouvement n’a cessé de produire « coupures » et rectifications. Ce qui rend très difficile la recherche d’une unité de ses oeuvres philosophiques : il semble naturel d’admettre une opposition entre la fermeté de chaque travail et le caractère fragmentaire de l’ensemble. Par contre, le deuxième mouvement, qui interrompt souvent le premier par son intensité de répétition et son rythme irrégulier, ce mouvement donne une impression de « continuité », et fait pressentir l’existence d’une autre « unité », inavouée, mais préservée de la fracture. Les deux mouvements sont simultanés et indissociables dans l’itinéraire d’Althusser. Ils se télescopent, et le philosophe va en avant en retournant en arrière, et vice versa. Il commence son « Machiavel et nous » en citant la phrase de L’art de la guerre, où Machiavel interdit l’artillerie dans les rangs, pour la raison qu’elle « marche du côté opposé où elle tire » [3]. Et Althusser résume sa vision de Machiavel par un mot : « Machiavel marche du côté opposé où il tire » [4]. Ce mot nous renvoie à Althusser lui-même.

« L’ordre chronologique est idéologique », écrit Althusser dans sa dernière lettre publiée à Maria Antonietta Macciocchi [5]. Dans le « travail philosophique » d’Althusser, 1’« avant » et l’« après », le « retard » et l’« avance » s’entremêlent, et l’un est toujours prêt à prêter son nom à l’autre. Je ne me propose pas d’éclairer la totalité de la pensée d’Althusser, ni de dresser son bilan historique, mais de circuler à travers ses « époques » pour montrer qu’il y a, chez Althusser, une structure non-chronologique et a-temporelle qui agit sur le temps, et qui réalise une temporalité singulière. Cette structure n’est pas psychologique, mais proprement philosophique, c’est-à-dire qu’elle concerne sa conception du concept philosophique. Notre propos porte donc sur une recherche des moments où les concepts s’affrontent eux-mêmes dans le temps.

II

Althusser analyse dans Lire Le Capital le rapport du concept et du temps comme un élément déterminant de la philosophie de Hegel [6]. Le diagnostic d’Althusser sur la dialectique hégélienne est, on le sait, tranchant : toute la démarche de Hegel renvoie à la « totalité spirituelle » et à son corollaire, la « pars totalis ». Pour notre propos, il faut insister sur le fait que la « totalité spirituelle » ne fonctionne qu’en tant que temporalité ou mode du rapport du concept et du temps. Cette totalité tire sa spécificité d’être la « présence du concept à soi-même » [7]. Que le concept soit présent dans toutes ses déterminations concrètes, et que cette présence soit moins une présence de l’objet au sujet qu’une présence à soi du concept, permet cette « coupe d’essence » par laquelle toutes les parties expriment une même « essence », et interdit en même temps toute anticipation du temps historique. Le temps comme tel est ici constitué par le geste réfléchissant du concept, et le présent forme en contrepartie l’horizon absolu de tout concept.

Qu’en est-il alors de ce même rapport pour le « tout complexe » ou le « tout structuré » ? Ce qui produit la spécificité de ce « tout », c’est la structure des « instances ». Ce qui détermine la structure, c’est d’abord sa nature topologique, et non ses composants. Le « tout structuré » existe, au sens fort du terme, comme une disposition « spatiale » de ses éléments. Althusser ne néglige assurément pas la temporalité propre de ce tout, qu’on peut nommer temps hétérogènes des instances [8] : le présent d’une instance ne se réduit pas à celui d’une autre, et le tout n’a plus un temps homogène qui se présente à soi. Le temps hétérogène du Capital n’en découle pas moins d’une « topique », de la nature topologique de l’espace : c’est le rôle de l’espace de distribuer des temps aux instances.

Le rapport du concept et du temps semble cesser de déterminer la philosophie, et céder la place à un rapport concept/espace. Il faut cependant remarquer que ce n’est pas Marx, mais Althusser, qui a parlé de « tout structuré ». Le concept de « tout structuré » ou de « causalité structurale attend, dans Le Capital, d’être découvert par Althusser pour revêtir la forme propre du concept, et il est en ce sens à venir. Selon Althusser, le concept philosophique de Marx est « en retard » sur la « science » qu’il a fondée. Ce concept ne demeure tout de même pas en puissance, mais travaille en acte, et Marx, tout simplement, ne « sait » pas, ne « dit » pas ce qu’il « fait ». Étant absent dans un lieu où il travaille, le concept est déjà là et n’est pas encore là. Le concept est « à l’état pratique » [9], dit Althusser. Donner une forme convenable à un concept qui fonctionne en silence, dire ce que Marx n’a pas dit tout en le faisant - tel est alors pour Althusser le problème ou « tâche historique » de la philosophie.

Les textes « autocritiques » maintiennent, tout en renversant son ordre, le même rapport de « retard »/« avance ». Cette fois, c’est la philosophie qui sert de guide à la science. La Réponse à John Lewis nous annonce que « c’est la révolution philosophique qui commande la ’coupure’ scientifique » [10]. Ce texte ne renie pas pour autant la thèse : « la philosophie est toujours en retard sur la science », mais il lui ajoute que « tout se passe ’en même temps’ : révolution philosophique, ’coupure’ scientifique » [11]. En dépit de cet « en même temps », la philosophie marxiste n’est pas encore constituée explicitement comme « philosophie », et, selon un autre texte autocritique, cette philosophie « s’annonce d’une certaine manière dans les Thèses sur Feuerbach pour disparaître ensuite pendant des années et des années, et reparaître pour la première fois (...) dans l’Antidühring ». Lors de cette réapparition, la philosophie marxiste prend la forme de l’« intervention idéologique », et donc elle ne se donne pas encore la forme du concept philosophique. L’opération dite autocritique [12] n’a fait que transférer le retard au lieu de le dissiper. Le renversement althussérien du rapport temporel de la philosophie et de la science ne donne pas une existence tout court au concept philosophique. Il est toujours absent, et pourtant ne cesse d’agir, et même d’agir plus fortement qu’autrefois, car il a maintenant pour rôle de lancer une nouvelle science. L’absence de la philosophie marxiste est positivement affirmée, par exemple, dans la conférence tenue en 1976, « La transformation de la philosophie » [13]. Cette philosophie, dit Althusser au public espagnol, n’est pas « tant une philosophie produite comme philosophie, qu’une nouvelle pratique de la philosophie » [14]. Mais la même affirmation a été plusieurs fois exprimée depuis 1968. Il faut donc dire précisément : après avoir tenté de se donner des concepts, la philosophie marxiste y renonce finalement. Son concept n’adviendra jamais, en dépit de son fonctionnement en acte.

Ce mode d’existence du concept ne se trouve pas exclusivement dans la philosophie marxiste. Dans son cours sur Machiavel tenu en 1962-1963 [15], Althusser le connaît déjà, quand il traite du statut singulier de la « théorie » de Machiavel. D’un côté Machiavel apparaît précisément comme un « théoricien », car c’est lui qui a fondé la politique en tant qu’objet spécifique : la politique est devenue pensable au sens strict du terme avec Machiavel. Mais de l’autre côté il n’a laissé aucun concept à la tradition inspirée de lui. Dans la mesure où il s’agit de concepts, Machiavel, qui ne les a ni empruntés ni inventés, n’est pas un « théoricien », mais un « empiriste » de génie comme Spinoza l’admet. D’où l’on peut conclure que le concept de Machiavel travaille en acte pour dégager la voie vers le nouveau savoir, et en même temps n’a pas la forme propre du concept. Il est là, et absent dans le lieu où il travaille. C’est parce que Machiavel manque de concept qu’Althusser a même pu situer sa pensée en-deça de la « théorie » classique de la politique. En ce sens, Machiavel est, comme Marx, « en retard » sur ce qu’il fait.

Le concept qu’Althusser met sans cesse en cause a un mode d’existence ainsi caractérisé par l’absence et le retard. Il faut remarquer aussi que le concept interrogé a toujours pour objet un événement particulier : le commencement. Dans Lire Le Capital et les travaux « autocritiques », le concept absent, en retard ou en avance, n’a de sens que par rapport au commencement d’une science. Et dans le cours sur Machiavel, sans parler de Machiavel et nous, la « théorie » de Machiavel a pour objet le commencement d’un État. Tout se passe comme si le concept nécessaire pour penser le commencement était obligé d’exister sur un mode particulier. La difficulté d’une mise en forme du concept ne fait qu’un, dans ce cours et ailleurs, avec la question du commencement.

Un petit texte énigmatique [16] est ici particulièrement éloquent. Il est intitulé tout simplement « Introduction », intitulé qui doit normalement s’ajouter à un autre : au véritable nom du livre dans lequel l’auteur s’exprime. Le titre « Introduction » ne dit rien en soi ni pour soi du contenu attendu du livre. Néanmoins le contenu de cette « Introduction », lui, nous fait prendre très naturellement ce faux titre pour un vrai titre du texte tel quel. Il a pour thème le commencement le commencement de la philosophie, et la place privilégiée du commencement dans la philosophie. La philosophie toute entière est dans le commencement, « comme la mer dans une poignée de son eau, comme le Christ entier dans cette goutte de son sang ». « Sa manière de commencer d’être n’est que l’être du commencement. C’est pourquoi son commencement la hante, jusqu’à ce qu’elle se soit reconnue comme n’étant rien que le commencement même ». Si la philosophie entière est dans son commencement, et si la philosophie n’est rien d’autre que l’être du commencement comme tel, l’introduction, ce prête-nom du commencement, n’a plus besoin de suite, elle n’a besoin que d’elle-même. Le pur commencement fait obstacle à la présence du texte, et tient ce dernier éternellement au bord de la présence. Le texte est toujours en attente de son apparition, il reste à venir. Il est déjà là dans son commencement, et pourtant n’est pas encore là comme texte.

En généralisant ce rapport de l’introduction et du texte, on peut dire que le commencement empêche le concept d’avoir la forme du concept. Le commencement, ébranlant l’évidence ou l’univocité de l’existence du concept, rend possible la question : comment le concept peut-il exister ? C’est parce que son existence ne va pas de soi qu’on peut mettre en question sa « forme » ou son mode d’existence. En ce sens, le commencement n’est pas chez Althusser l’un des concepts, mais un dispositif qui ouvre une sorte d’ontologie du concept. Comme concept, le commencement a un mode d’existence qu’il met en question lui-même. Voilà ce que trouve dans la Grande Logique de Hegel l’Althusser du mémoire de DES. Ce travail de jeunesse charge d’un sens décisif cette phrase de Hegel : « le commencement n’est rien, et doit devenir quelque chose. Le commencement est un néant pur, mais un néant dont quelque chose doit sortir » [17]. D’un côté le commencement n’est rien, et donc il n’existe pas, comme l’Althusser de 1968 l’affirmera également dans un texte publié avec « Lénine et la philosophie » [18]. Et pourtant, de l’autre côté, ce commencement, incarné par la Grande Logique, représente déjà, en tant que l’entendement de Dieu « tel qu’il était avant la création du monde [19] », tout le contenu du monde créé. Certes le commencement hégélien n’empêche pas le monde d’exister. Mais, puisqu’il se situe « avant » la création du monde, ce commencement est « absent » dans le monde où il travaille. Au sens fort du terme, il n’« existe » qu’à la Fin du monde. Le commencement nommé « Logique » est donc lui aussi déjà là, et pourtant il n’est pas encore là. C’est la question du commencement qui fraie la voie, pour le concept, à ce mode d’existence particulier. Et en ce sens, le commencement se distingue du concept d’Origine, qui impose sa présence à la philosophie et explique par son existence la genèse du monde. A la différence de l’Origine, le commencement n’explique rien en soi, mais « fonctionne » tout simplement. Pour la philosophie althussérienne, ce fonctionnement consiste à l’amener vers l’ontologie du concept.

Cette ontologie n’est pas écrite pourtant, sous la forme explicite de la théorie, dans les travaux d’Althusser. Elle n’exprime sa spécificité que dans les tendances immanentes que l’auteur nous montre lorsqu’il réfléchit au lien entre le concept et le temps. C’est le thème immanent et consistant de la temporalité du concept qui prend le relais de la question ouverte par le commencement.

III

Le temps se subdivise en trois modes : le passé, le présent et le futur. Mais la façon d’agencer ces trois temps n’étant pas univoque, on peut discerner, dans le cas d’Althusser, deux temporalités, dont chacune arrange différemment un assemblage du passé, du présent et du futur.

Dans la première temporalité, le temps a un horizon absolu : le présent. Dans cet horizon, tout est présent, et le passé et le futur ne sont que deux dimensions relatives au présent. C’est en ce sens qu’Althusser écrit : « l’idéologie n’a pas d’histoire » [20]. Pourtant cela ne signifie pas nécessairement que le présent horizontal coïncide avec le présent éternel de Platon, ou avec le présent du concept hégélien qui imprègne tous les développements historiques. Car cet horizon admet l’indépendance des « époques », et donc leurs « coupures ». On peut dire seulement que la plus grande époque, le présent le plus étendu, correspond à l’éternité platonicienne ou au présent hégélien. Le présent horizontal est capable tout au plus de former la contemporanéité d’une époque. L’idéologie capitaliste ne déclare pas que le capitalisme a existé depuis la création du monde, mais raconte une histoire, son origine à sa manière, en demeurant contemporaine de soi, pour qu’on ne dépasse pas l’horizon de son présent. Le passé, pour cet horizon, est une préhistoire que l’époque actuelle découvre « après coup ». Et la succession des époques s’impose comme alternance des présents dans l’histoire. A ce niveau, le passé n’est qu’un autre présent. Relativement au passé, l’idéologie parle peu du futur, ou, n’ayant pas d’histoire, croit plutôt que le présent dure éternellement. Mais elle n’exclut pas qu’un autre présent existera dans le futur comme une nouvelle ère. De là suit que dans l’horizon absolu du présent, le passé et le futur sont « dominés » par le présent. Le présent domine le passé et le futur, mais ne mesure pas lui-même, ni ne délimite les « époques ». Car il y a toujours un plus vaste présent qui résorbe tel ou tel présent. Le présent se serre, se dilate, et les présents se mélangent l’un l’autre, s’enveloppent l’un dans l’autre.

Althusser décrit la modalité la plus pure de cet horizon dans son « Avant-propos » singulier d’un texte inédit de 1976 [21]. C’est une parodie du Banquet de Platon qui fait dialoguer une dizaine de philosophes, Socrate, Malebranche, Kant, etc., sur le dialogue philosophique. Mais, à la différence du Banquet, rien d’effectif n’est discuté, car il n’y a entre les philosophes aucun consensus sur la façon de lancer et de faire avancer leur discussion. Chacun intervenant à son gré, le Banquet d’Althusser se termine avant que rien ne commence. Par ailleurs, il ne donne aucun signe de commencement. Lorsque Althusser se met à rapporter le dialogue, il écrit : « la chose s’est faite toute seule [22] ». Dans ce Banquet, les philosophes « étaient là sans âge ni temps, sans histoire, (...) ils y perdent tout sens du passé et de l’avenir, c’est-à-dire, (...) du présent. D’où cette fraternité du mélange des âges, qui les rendait tous contemporains de chacun. Le grand désordre des temps dans le désordres des idées ! [23] ». Le présent effectue sa domination sur les deux autres temps au prix d’une mise en désordre de soi-même. Élargissant et réduisant son horizon, le présent couvre une surface du temps, de sorte qu’un fond se forme où tous les morts et tous les vivants sont contemporains.

Depuis 1967, à travers des modifications de définition, Althusser ne cesse de dire que la philosophie constitue un champ de bataille où s’affrontent des tendances. Dans ce Kampfplatz, toute thèse vise une place toujours déjà occupée par son adversaire. L’« Avant propos » nous enseigne alors un aspect temporel de cette guerre de positions : occuper une place, c’est en même temps évoquer, exhumer le passé et les morts, parce que la place est occupée depuis toujours : pour occuper, il faut d’abord dégager un espace, et pour le dégager, il faut se mettre aux prises avec les occupants. La stratégie principale de cette guerre consiste à encercler un détour par un autre détour plus vaste, à remonter dans un passé plus ancien que l’adversaire, comme le note Althusser dans les Éléments d’autocritique : le travail philosophique, dit-il, « requiert lui-même et recul et détour [24] ». Althusser, lui, a fait un détour en ressuscitant Spinoza, pour atteindre la place occupée par le marxisme de l’époque, lequel faisait un détour vers le Jeune Marx. Marx avait déjà fait son détour en retournant à Hegel, pour occuper la place de Feuerbach. Mais la tentative d’envelopper un contour par un autre redouble nécessairement la confusion constitutive de l’horizon. Plus la guerre est intensive, plus la confusion du temps est forte, et plus la domination du présent se stabilise. Car cette domination est synonyme de la plasticité du présent.

Althusser s’en était déjà avisé, au plus tard quand il préparait son cours sur Feuerbach en 1967 [25]. Dans ce cours, Feuerbach incarne toutes les caractéristiques du champ de bataille philosophique. D’un côté, c’est un philosophe essentiellement « anachronique » : il se rapporte à Hegel, en-deça de ce dernier, par le biais du XVIIIème siècle ; il se rapporte à Diderot-Rousseau, en reculant vers Descartes ; et il lit Descartes dans la scolastique et dans Aristote. De l’autre côté, c’est un philosophe qui anticipe presque toute la démarche de la philosophie moderne. Sa théorie de la conscience de soi et de l’objet anticipe parfaitement la méthode de réduction husserlienne, et même le « Welt » de Heidegger. Et sa théorie de l’hallucination idéologique anticipe Freud et Nietzsche, et même la théorie marxiste de l’idéologie. Il nous donne la matrice de toute la philosophie ultérieure. Il pratique la stratégie principale de la guerre philosophique, et démontre la justesse de cette stratégie. L’horizon absolu est nettement installé. Il est fondé par une simple formule : l’essence du sujet est son objet. Althusser déduit de cet horizon tous les croisements feuerbachiens où l’anachronisme et l’anticipation vont de pair. Cet horizon régit la temporalité feuerbachienne.

Dans la deuxième temporalité, c’est le passé et le futur qui dominent le présent. Althusser souligne souvent que la menace d’un retour du stalinisme est actuelle : le XXème Congrès du PCUS a dissimulé, au fond, les erreurs de Staline, par son recours au concept de « culte de la personnalité », concept qui, n’étant pas scientifique, est introuvable dans la théorie marxiste ; le stalinisme est devenu ainsi un refoulé qui peut toujours faire retour ; l’« humanisme » théorique n’est qu’un symptôme de son retour. Le passé nommé stalinisme « domine » la conjoncture théorique actuelle au travers de l’humanisme. Et le passé dit « scission sino-soviétique » également. La domination ne porte pas seulement sur la théorie mais aussi sur le mouvement ouvrier international : le stalinisme et la scission sino-soviétique sont deux passés qui constituent l’actualité marxiste, à la fois théorique et politique. Pour le futur, tous les marxistes reconnaîtraient son primat sur le présent sous la forme du critère de la pratique : bien que la « ligne » soit conduite par l’analyse de la conjoncture présente, sa justesse doit être démontrée par la pratique future : la démonstration relève de la compétence du futur, et le dévoilement est toujours différé, car la justesse consiste à être capable d’imposer une nouvelle ligne. En conséquence, dit Althusser, « le prolétariat est obligé de vivre sur le mode de l’anticipation » [26]. Pour le prolétariat, le futur est actuel dans le parti.

Le temps dans lequel le passé et le futur dominent le présent, c’est donc le temps propre à la « pratique ». La pratique a lieu dans un espace entre le passé et le futur, et elle existe là comme domination de ces deux modes du temps sur le présent. C’est ici peut-être que s’éclaire la spécificité de la « loi tendancielle ». Cette loi, concernant le cours du temps du passé au futur, n’assure pas pourtant, à la différence de la loi physique, qu’un fait soit accompli si la condition est remplie ; elle n’indique qu’un « sens ». Selon une expression d’Althusser, là où cette loi est valide, « les choses ne se font pas toutes seules », « elles n’iront pas toutes seules jusqu’au bout » [27]. La loi qui met en rapport le passé et le futur par delà le présent, est soumise à la pratique. La loi qui parle du futur au nom du passé, qui assigne le sens du présent au futur, confie son effectuation à la pratique. Disons donc qu’elle exprime un lien immanent entre la pratique et une temporalité, et qu’elle est un indice de l’existence d’une autre temporalité que celle du champ de bataille où « la chose s’est faite toute seule ». On peut dire la même chose à propos du commencement. Comme l’« Avant propos » de 1976 nous le montre, rien ne commence là où règne la première temporalité : dans le champ de bataille philosophique, la chose est toujours déjà commencée, et rien de nouveau ne peut commencer, car le présent est en état d’élargir indéfiniment son horizon. Pour que quelque chose puisse commencer, le présent plastique doit se retirer de la scène, et le passé et le futur doivent apparaître chacun en tant que fin d’un passé et commencement d’un futur, même si le passage entre les deux n’est pas encore assuré. La difficulté du passage, elle, provient du fait que le passé et le futur exercent concuremment une seule et même domination sur le présent. Le commencement n’est rien d’autre qu’une chose qui ne se fait pas toute seule entre le passé et le futur.

Mais le passé et le futur n’existent pas comme deux temps séparés par un tiers, le présent. Si le présent intervenait ainsi pour délimiter le passé et le futur, il dominerait encore ces deux temps. La dominance du passé-futur ne se réalise que dans la division du présent en deux temps. Ce sont le passé et le futur qui viennent diviser le présent. Leur domination est une pratique qui, au moment d’une division, arrache son existence à un présent, et au même moment la donne à un passé et à un futur. C’est pourquoi on peut dire que dans cette temporalité le passé et le futur sont dominants. Elle devient le temps-Aiôn, analysé par V. Goldschmidt, puis par G. Deleuze [28]. Dans ce temps, insistent ou subsistent un futur et un passé qui divisent à chaque instant le présent, qui le subdivisent à l’infini. On peut donc dire également que ce temps a besoin d’un présent comme objet sur lequel agir, et que c’est ce présent dominé qui fonde « la conjoncture » proprement althussérienne. Au moment de leur intervention, le passé et le futur coïncident dans l’instant sans épaisseur, de sorte que la différence infinitésimale du passé et du futur redonne une consistance à l’instant qui est la conjoncture.

Althusser fait jouer ce mécanisme, par exemple, dans son projet de livre sur l’Impérialisme de 1973 [29]. Avortant après un travail intensif de l’auteur pendant quelques mois, ce projet porte ici clairement la marque d’une infinité de la division et d’une consistance renouvelée du présent. La « conjoncture » qu’Althusser tente d’analyser présente deux aspects principaux. D’abord l’état actuel de la domination de la bourgeoisie qui a fait « échouer » les tentatives d’Althusser pour animer la philosophie marxiste. Il confirme, dans une note [30], que « la philosophie marxiste n’existe toujours pas, pas encore », malgré son « essence de droit » et les efforts des althussériens. Cette inexistence de fait ne peut plus être expliquée par un simple « retard » de toute philosophie sur la science. Elle doit être imputée à « l’influence de l’idéologie bourgeoise » actuelle donc il faut l’expliquer, en généralisant, à partir de la domination de la bourgeoisie, plus précisément de l’impérialisme. Le deuxième aspect de la conjoncture est le Programme Commun des communistes et des socialistes qui était alors à l’ordre du jour. Les communistes justifient le Programme par leur théorie officielle du « Capitalisme Monopoliste d’État », qui n’est, pour Althusser, qu’une théorie bourgeoise. Il faut donc la remplacer par la théorie léniniste de l’impérialisme. Ces deux aspects principaux nous imposent de répondre immédiatement à une question fondamentale : qu’est-ce que l’impérialisme ? Tout le monde connaît la formule de Lénine : « le stade suprême du capitalisme ». Mais qu’est-ce que cela signifie : le « stade suprême » ? Au sens précis du terme russe, cela veut dire le « point culminant », plutôt que le « dernier stade ». Et le « point culminant » indique que nous sommes devant la « bifurcation », « la croisée des chemins ». C’est la bifurcation même, entre le socialisme et le capitalisme, qui forme la substance de l’impérialisme. L’impérialisme est ainsi divisé en socialisme et capitalisme. Mais la division ne s’arrêtant pas, Althusser pose une autre question : qu’est-ce que le socialisme ? et il y répond en le divisant de nouveau. Le socialisme n’existe pas : il n’est qu’une transition du capitalisme au communisme, et donc il se définit comme une coexistence contradictoire du capitalisme et du communisme. Selon la même logique, le capitalisme est divisé en féodalisme et communisme, et il se donne une existence comme coexistence de ces deux derniers. Althusser conclut : « il faut d’ailleurs aller beaucoup plus loin. Toute formation sociale, quelle qu’elle soit, est en transit ou transition ou voyage dans l’histoire [31] ». Ici, la conjoncture, existant assurément comme objet concret de l’analyse, est subdivisée en passé et futur, et l’on voit son contour tomber dans le vague, voire se dissoudre.

Une analyse-division du présent a pour effet de produire une autre série de questions. Si le socialisme n’est qu’une coexistence du capitalisme et du communisme, il faut dire que le communisme, futur du socialisme, existe déjà dans le socialisme, et donc poser une question : « à partir de quand est-ce que commence à exister le communisme ? » Althusser répond « dès que le mode de production capitaliste existe » [32]. Parce que le capitalisme existe déjà comme coexistence du féodalisme et du communisme. Mais si le communisme commence à exister avec le capitalisme, est-ce qu’il n’existe pas déjà dans le féodalisme ? Car le féodalisme doit être une coexistence de l’esclavagisme et du capitalisme... Le communisme remonte ainsi dans l’histoire jusqu’à la société primitive. Au fil d’une même logique, le capitalisme prolonge lui aussi son commencement vers le passé. « Il ne faut pas se faire d’illusions sur l’existence de rapports marchands dans les modes de production pré-capitalistes : ils sont toujours, `comme les dieux d’Épicure’ dans les trous (ou à la surface) de la société [33] ». Les « modes de production » perdent enfin leurs dimensions chronologiques, et deviennent des tendances perpétuellement coexistantes.

Au terme d’une division où toutes les « époques » se dissolvent, la conjoncture reprend consistance : le présent ramasse, en conséquence du devenir tendances des modes de production, toutes les possibilités de l’histoire, que ce soit du communisme ou de la décadence romaine : il devient lui-même un point culminant de l’histoire. En principe, tout est possible dans la conjoncture présente. C’est l’ensemble des possibles qui forme et définit le présent. Nous avons vu que la domination du présent enlève au présent la capacité d’ordonner le temps ; le présent domine le passé et le futur au prix d’une mise en désordre du temps. Nous voyons ici la domination du passé et du futur perdre le pouvoir de délimiter le temps, et le rendre au présent : le passé et le futur, subdivisant le présent, reçoivent une puissance de le dominer, mais, en conséquence d’une infinité de la division, deviennent eux-mêmes des tendances illimitées et donc incapables de définir un présent. Chaque tendance participe de droit au même titre à la constitution du présent : il n’y a plus de tendance, ni de combinaison de tendances qui puisse nous dire quel avenir est spécifiquement possible en ce moment. C’est maintenant au présent lui-même de le dire. Certes, si tout est possible, rien n’est délimité. Mais la conjoncture, où tout est possible, engendre tout d’abord la possibilité de délimiter le temps. La conjoncture est un lieu où le temps vient se délimiter lui-même.

IV

Pour la facilité de l’exposé, appelons la première temporalité « Temps de la théorie », et la seconde « Temps de la pratique ». Nous n’entrerons pas ici dans la question complexe de l’articulation de la théorie et de la pratique : ces deux appellations ne sont justifiées que par le fait que, nous l’avons vu, la « pratique » est dotée, dans le dispositif althussérien, de la seconde temporalité. Ce qui est important, c’est que, dans ce dispositif, la « pratique », la « conjoncture » et le « commencement » ont en partage le même temps, et s’opposent au « champ de bataille » philosophique où règne l’autre temps : et c’est surtout que le concept implique ces deux temps dans sa fonction. Comme élément de la bataille philosophique, le concept est soumis au Temps de la théorie, et comme élément d’une pratique spécifique, dite « pratique théorique », il déroule le Temps de la pratique. C’est donc en tant que synthèse de ces deux temps que le concept vient délimiter la conjoncture.

Mais que signifie cette synthèse des deux temps ? Comment sont-ils articulés dans le concept ? Pour le Temps de la théorie, il n’est pas difficile de le voir agir dans les concepts, puisque, dans la mesure où le concept est philosophique, il se trouve dans le champ de bataille régi par ce temps, il vit le Temps de la théorie dans son « combat » avec l’ennemi, c’est-à-dire dans son rapport avec les autres concepts ; même avec ses « amis », il noue le même rapport temporel. Le champ de bataille capture et intériorise tous les concepts, passés ou présents, dans son présent dominant, au point qu’il semble même que le Temps de la pratique ne soit pas pertinent pour le concept philosophique. Mais le Temps de la théorie ne se déroule que dans le rapport des concepts, c’est-à-dire n’agit qu’entre les concepts.

De ce point de vue, on peut discerner dans la réflexion althussérienne sur la philosophie comme lutte de classes, deux dimensions différentes : l’une qui fait s’opposer une thèse à l’autre, et qui met ainsi les concepts en rapport conflictuel, et l’autre qui pose la question de ce qui compose un concept. Par rapport à la première, qui se développera comme idée du Kampfplatz, la deuxième dimension est certainement moins évidente et se cache souvent derrière la première : elle apparaît à travers la question du corps du concept. Par exemple, écrit Althusser : « Lorsque Lénine dit : pour redresser le bâton, il faut le courber dans l’autre sens, il refuse l’idéologie de l’efficacité de la vérité pure. Il reconnaît que les idées ont un corps, qui résiste, qu’elles ont une existence matérielle (...) Pour changer les idées, il ne suffit pas de ’dire la vérité’, il faut modifier le rapport de forces qui donne aux idées (fausses, vraies) leur existence sociale » [34]. Le concept est composé d’une sorte de force, plus précisément de rapport de forces. On doit signaler aussi que, dans plusieurs textes, Althusser insiste sur l’existence du corps de l’idéologie, en assimilant l’appareil idéologique d’État à ce corps, et qu’il essaie de réduire cet appareil à un rapport de forces qui est la lutte de classes. Le terme de corps indique un ramassement des forces sous l’idée, qu’elle soit concept ou notion idéologique. Et le corps est infiniment divisible comme le Temps de la pratique. C’est ce point là, semble-t-il, qu’Althusser met en avant dans sa réflexion sur les tendances idéalistes ou matérialistes en philosophie. « Il n’y a ni philosophie idéaliste, ni philosophie matérialiste absolument pures, ne serait-ce que parce que chaque philosophie doit, pour occuper ses propres positions de classe théoriques, investir celles de son adversaire principal » [35]. Et il confirme : « Une catégorie est-elle idéaliste ou matérialiste ? Dans bien des cas, il faut répondre par le mot de Marx : ’ça dépend’ [36] ». On retrouve la même analyse dans Sur la philosophie. [37] On peut et on doit croire que toute tendance est en soi plusieurs tendances, et qu’on peut diviser infiniment la tendance, et donc également le rapport de forces, ce corps du concept. Même s’il n’y a en droit que deux tendances : dominante et dominée, matérialiste et idéaliste, on ne peut pas substantiellement désintriquer deux tendances-forces. L’intrication est telle qu’il est impossible de distinguer deux forces ultimes, ou d’atteindre une force pure. En ce sens également, « l’heure de la détermination en dernière instance ne sonne jamais » [38].

Le Temps de la pratique se rapporte au concept à travers cette division du corps du concept. En fait, les deux tendances majeures ne représentent-elles pas le passé et le futur ? Si la tendance matérialiste, finalement introduite dans la philosophie par le prolétariat, s’investit du temps de cette classe, c’est-à-dire du futur, alors la tendance idéaliste, ce vecteur « réactionnaire », n’intériorise-t-elle pas le passé ? On peut même considérer la division infinie des tendances comme un effet ou une fonction du Temps de la pratique qui subdivise le présent.

Le Temps de la théorie et le Temps de la pratique s’articulent dans le devenir-concept des forces. Althusser propose parfois de traduire le terme allemand Begriff par « prise », plutôt que par « concept » [39]. Et, selon lui, le verbe « prendre » de cette « prise » doit être, dans le cas de la philosophie, intransitif. Le concept d’une science, le concept ayant un objet, « saisit », « prend » cet objet dans une relation transitive, quelle que soit la nature gnoséologique de cette relation. Il est « prise » de son objet. Pour la philosophie par contre, qui n’a pas d’objet, qui n’a pas quelque chose à prendre en ce sens, le concept « prend » comme l’eau « prend » et devient glace, comme la mayonnaise « prend » [40]. Si l’on tient à une transitivité du prendre, il est possible de dire que le concept prend une forme. Mais la forme prise ne peut pas être une forme de quelque chose d’autre que le concept. La « glace » et la « mayonnaise » étant évidemment des métaphores du corps du concept, l’intransitivité du « prendre » nous renvoie aux forces qu’Althusser identifie aux composantes du concept. C’est un rapport de forces qui prend la forme du concept, et qui donc « prend » comme la mayonnaise : le concept philosophique est une « prise » des forces. Dans ce devenir-concept des forces, le Temps de la pratique se donne un agent de son effectuation, qui est le concept. Et dans les formes, une fois prises, se mettant en rapport, le Temps de la théorie trouve son lieu de déroulement. Bref, le corps du concept et sa forme ont chacun l’une des deux temporalités. Entre les agents du combat philosophique et leur champ de bataille, il n’y pas de temps partagé. Mais, puisqu’il n’y a pas de concept sans forme, ni de concept sans corps, les deux Temps n’agissent finalement qu’en même temps.

C’est cette simultanéité qui constitue le temps proprement althussérien. On peut même penser qu’il forme une troisième temporalité. Car, tant qu’il s’agit du concept philosophique, les deux Temps ne peuvent pas se réaliser séparément, et donc leurs effets ne sont, en réalité, qu’effets de leur simultanéité. Autrement dit, ces effets sont produits par le fait que le présent se divise en passé et futur, en même temps qu’il enveloppe le passé et le futur. Cela étant naturellement impossible par et dans une signification univoque du concept, la simultanéité des deux temporalités s’exprime plutôt dans l’équivocité temporelle de certains concepts. Tel est le cas du concept philosophique, qu’Althusser a « découvert » dans Le Capital, c’est-à-dire le concept qui est déjà là, et pourtant n’est pas encore là. D’un côté le « déjà là » veut dire que le concept, qu’il soit « tout structuré » ou « causalité structurale », contrôle et domine actuellement une science tout entière, et le « pas encore là » vient pousser le présent de ce concept au-delà de la présence du texte, et différer le commencement de la philosophie représentée par ce concept. De l’autre côté le « déjà là » se prétend « déjà passé », et le « pas encore là » assure que c’est le présent althussérien qui rend possible le futur de Marx, et qui ramasse les éléments « déjà passés » du marxisme dans le travail présent. C’est que lorsque le Temps de la théorie domine le « déjà là », le Temps de la pratique intervient en tant que « pas encore là », et lorsque le Temps de la pratique manipule le « déjà là », le Temps de la théorie s’affirme en tant que « pas encore là ». En tout cas, les deux temporalités ne permettent pas l’annulation d’une distance entre le « déjà là » et le « pas encore là », ni donc le rattrapage du « retard », et produisent le mode d’existence et la fonction proprement althussériens du concept philosophique.

D’où l’on peut tirer une autre conséquence : la troisième temporalité n’est que le temps de la répétition. Une fois réalisée la dominance du présent par la forme du concept, le corps du concept se met à diviser ce présent ; et dès que la division du présent fait de la conjoncture l’ensemble des possibles temporellement illimités, la philosophie remet tous ces éléments dans son horizon absolu. Le relais des deux temps étant ininterrompu, la simultanéité se réalise ainsi dans la répétition de ce relais. Le paradoxe que nous avons vu au début de cet exposé illustre ce temps de la répétition : le chiasme des deux mouvements « contradictoires » indique où et comment les deux temps se relaient : lorsqu’un temps fait faire à Althusser un pas en avant, l’autre temps lui dit : c’est un pas en arrière. Par conséquent, le mouvement linéaire vers le futur se renverse en mouvement récurrentiel, et vice versa. Cela ne signifie pas que l’un des deux mouvements représente exclusivement le Temps de la théorie ou le Temps de la pratique. Chaque temporalité peut produire et le mouvement linéaire et le mouvement récurrentiel, sous la condition que l’autre temporalité s’occupe de l’autre mouvement, et c’est la simultanéité des deux temps qui crée la différence des deux mouvements, et qui maintient cette différence comme un lieu où les deux temps se substituent l’un à l’autre. Les deux Temps se réalisent ainsi dans le tourniquet des deux mouvements, c’est-à-dire dans la troisième temporalité.

Pour la philosophie caractérisée par une telle temporalité, penser le commencement ne cesse d’évoquer sa structure interne. Cet événement se dote de la temporalité de son corps ; ou plutôt la philosophie prend conscience de son corps, en posant la question du commencement : commencement de la philosophie, commencement d’une science et commencement du communisme, etc. Dans l’exemple que nous avons pris, Althusser n’a-t-il pas en effet, par cette question, poussé la division du présent conjoncturel à son extrémité ? Et, au moment même où la question est posée, la philosophie doit mettre en marche le Temps de la théorie, et dire, avec Hegel, qu’il n’y a pas de commencement, que le commencement n’est rien. Le commencement fournit ainsi à la philosophie le lieu du relais des deux temps. Il constitue un moment de répétition, et la question du commencement devient un « dispositif théorique » qui met en marche la répétition. Le commencement forme une charnière des deux temps : lorsqu’on traverse les oeuvres d’Althusser, on le voit parfois passer du présent au passé, du passé au futur, et modifier le statut d’un passé ou d’un présent, entraîné par le thème du commencement. Il continue d’avancer, de retourner et de renverser ses positions, en se demandant : « comment commencer à partir de rien ? ». Pour répondre à cette question, et pour délimiter la conjoncture, la philosophie althussérienne n’a fait, en fin de compte, que répéter son déplacement entre les temps : il n’y a rien que l’intensité de cette répétition qui puisse délimiter le présent.

Cette répétition signifie-t-elle qu’Althusser s’est résigné à la perpétuité de l’idéologie qui n’a pas d’histoire, qui donc, elle aussi, se répète indéfiniment dans l’histoire ? La thèse « la philosophie est répétition [41] » ne dit-elle que le fait qu’il ne se passe rien dans la philosophie ? Lorsqu’on entend Althusser parler de la « stagnation » ou de la « sclérose » de la philosophie marxiste [42], on pense tout naturellement que le piétinement philosophique est synonyme de son improductivité réelle, et que la philosophie ne sort jamais d’« une sorte de jeu pour rien [43] ». Mais cette répétition nous montre assurément sa capacité anticipatrice par le geste même de la répétition. Althusser l’affirme dans un fragment vraisemblablement écrit en 1977 : « comme pour marcher il faut jeter une jambe dans le vide, et le supposer parcouru, pour philosopher il faut anticiper et annoncer comme passées des thèses à venir. (...) son propre [le propre de la philosophie] est d’anticiper sans avancer, donc de piétiner » [44]. Le piétinement étant également synonyme d’anticipation, la philosophie peut annoncer, par son jeu pour « rien », dans quelle route vers le futur nous nous trouvons actuellement. Délimiter le présent, c’est cette mise en route du futur à travers la répétition. Même si, comme le craint Althusser en 1976, « tout le processus risque, à un moment ou à l’autre, de piétiner et de s’embourber » [45], ce risque est toujours, pour la philosophie, à prendre positivement.

[1François Matheron, « La récurrence du vide chez Louis Althusser », dans ce volume.

[2Louis Althusser, Éléments d’autocritique, Hachette, 1974, p. 79.

[3« Machiavel et nous », in Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, T.II, Stock/Imec, 1995, p. 44.

[4Ibid.

[5Lettre de Louis Althusser à Maria-Antonietta Macciocchi (15 mars 1969), in Maria-Antonietta Macciocchi, Lettere dall’interno del PCI a Louis Althusser, Feltrinelli, Milano, 1969.

[6Voir surtout « L’objet du Capital », paragraphe IV : « Les défauts de l’économie classique. Esquisse du concept de temps historique », in Lire Le Capital, tome I, Maspero, 1968.

[7Ibid., p. 117.

[8Ibid., p. 124.

[9Voir « Du Capital à la philosophie de Marx », Lire Le Capital, tome I, p. 34, et « L’Objet du Capital », tome 11, p. 62. Cf. aussi, « Sur la dialectique matérialiste », Pour Marx, Maspero, 1965, p. 170.

[10Louis Althusser, Réponse à John Lewis, Maspero, 1973, p. 56.

[11Ibid.

[12Note du 15 novembre 1967, Écrits philosophiques et politiques, T.II, p. 320.

[13Texte tardivement publié en France in Louis Althusser, Sur la philosophie, Gallimard, 1994.

[14Ibid., p. 174.

[15« Cours sur Machiavel 1962-1963 », Archives Imec (cote ALT2. A31-02).

[16Écrit en mai 1963 et publié en exergue des Écrits philosophiques et politiques, T.II.

[17Phrase citée dans « Du contenu dans la pensée de G.W.F ? Hegel », Écrits philosophiques et politiques, T.I, p. 106.

[18« Sur le rapport de Marx à Hegel » in Louis Althusser, Lénine et la philosophie, Maspero, 1972, p. 69.

[19Expression de la Grande Logique de Hegel, citée dans « Du contenu ... », p. 102.

[20Voir « Idéologie et appareils idéologiques d’État » dans Louis Althusser, Positions, Éditions Sociales, 1976, pp. 98-101.

[21Seul l’ « Avant-propos » de ce texte a été publié, sous le titre « Une conversation philosophique » (Digraphe, n°66, Mercure de France, 1993). L’ensemble du projet est intitulé « Etre marxiste en philosophie » (Archives Imec, cote ALT2. A25-O1 sq.).

[22Digraphe, n°66, p. 55.

[23Ibid., pp. 55-56.

[24Éléments d’autocritique, p. 67.

[25« Sur Feuerbach », Écrits philosophiques et politiques, T.II.

[26Note intitulée « Sur l’hégémonie selon Gramsci », qui fait partie du projet de livre sur l’Impérialisme de 1973 (Archives Imec, cote ALT2. A.21-03.03).

[27Projet d’ interview pour une revue polonaise, 1974, Archives Imec (cote ALT2. A46-02.05).

[28Victor Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, 1953. Gilles Deleuze, Logique du sens, « 23ème série : de l’Aiôn », Minuit, 1969.

[29Dossier sur « l’impérialisme », composé d’une quinzaine de textes, Archives Imec (cote ALT2. A21-02 sq.).

[30« Temps de l’autocritique », note dactylographiée, 1973, dans le dossier « Autocritique juin-juillet 72 (reprise hiver-printemps 72-73) », Archives Imec (cote ALT2.A21-01.10).

[31Texte sans titre, daté des 17-18 août 1973, dans le dossier sur « l’impérialisme ».

[32Ibid.

[33Ibid.

[34Projet d’ entretien avec Luis Crespo et Juan Senent-Josa, 1974, Archives Imec (cote ALT2. A46-02.01 1).

[35Réponse à John Lewis, p. 45 (note 20).

[36Ibid., p. 58 (note 32).

[37Sur la philosophie, op. cit. pp. 51-52.

[38« Contradiction et surdétermination », Pour Marx, 1965, p.113. La phrase est citée par l’auteur lui-même dans ses Éléments d’autocritique, ch.3, note 1.

[39Parmi les textes publiés, voir « Soutenance d’Amiens », Positions, p. 147, et « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », Écrits philosophiques et politiques, T. II, p. 562. Parmi les inédits, cf. par exemple : « l’allemand dit admirablement que le concept, la notion vraie d’un objet, d’une réalité, s’appelle Begriff, prise, le français dit la même chose, mais moins fortement quand il parle de "saisir", "concevoir" la réalité » (« Etre marxiste en philosophie », op.cit.).

[40Voir « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », p.542 et p.564. On peut lire dans « Machiavel philosophe » (inédit, 1986, Archives Imec, cote ALT2. A29-06.07) : « Quoi qu’il en soit cette rencontre donne lieu à une prise (au sens où la glace, la mayonnaise, etc. prennent, prennent corps, passent du liquide au solide, du mouvement à la masse structurée). Or il n’est pas de prise sans sur-prise. Et ici nous entrons dans une famille terminologique lourde de sens, qui trouve son parallèle en Allemand.
prendre c’est greifen, ergreifen
prendre par surprise, une prise par surprise
comprendre, méprise, entreprise, emprise
sur-prise ou prise sur elle-même, etc.
Toute une terminologie des effets justes ou faux (méprise) de l’entreprise de la prise par surprise ». Althusser use d’ailleurs également de ce sens des termes « prise » ou « prendre » pour désigner la formation du fantasme inconscient : « On note en effet, dans l’expérience clinique, que toute formation idéologique ne convient pas à la "prise" de l’inconscient, mais qu’une sélection est opérée entre les "situations", ou que les "situations" sont infléchies, voire provoquées pour que cette prise ait lieu (j’emploie ici le mot "prendre" dans le sens où l’on dit que "la mayonnaise prend") » (« Trois notes sur la théorie du discours », Écrits sur la psychanalyse, Stock/Imec 1993, p. 143.) ; « si dans les rêves et les émois, même les plus dramatiques, le "sujet" n’a jamais affaire qu’à soi, c’està-dire à des objets internes inconscients que les analystes appellent objectaux (à la différence des objets extérieurs objectifs et réels), la question légitime que chacun se pose est alors la suivante : comment les projections et les investissements de ces fantasmes ont-ils pu déboucher sur une action et une oeuvre parfaitement objectives (livres de philosophie, interventions philosophiques et politiques) ayant eu quelque retentissement sur la réalité extérieure, donc objective ? Ou pour dire la même chose en d’autres termes, beaucoup plus précis, comment la rencontre entre l’investissement ambivalent de l’objet fantasmatique interne (objectal) a-t-il pu avoir prise sur la réalité objective, mieux, comment peut-il avoir, en cette rencontre, "prise", comme on dit de la mayonnaise ou de la glace qu’elle "prend", ou encore qu’une réaction chimique "prend" sous l’effet de certains catalyseurs ? » (L’avenir dure longtemps, Stock/Imec, 1992, ch.XIX, p. 220.)

[41« De l’effet-philosophie », le 8 février 1968, Écrits philosophiques et politiques, T.II, p. 336.

[42Voir surtout « Il marxismo Oggi » (« Le marxisme aujourd’hui »), Enciclopedia Europea, vol. VII, Garzanti, Milan, 1978, et un texte inédit sur la « crise du marxisme », 1979, Archives Imec (cote ALT2. A26.-03.02)..

[43Lénine et la philosophie, p. 34.

[44Feuille dactylographiée, insérée dans le dossier sur « AIE (Appareils idéologiques d’État) », Archives Imec (cote ALT2. A18-03.011).

[45Louis Althusser, 22ème Congrès, Maspero, 1977, p. 51.

J’adresse mes remerciements à François Boddaert, légataire universel de Louis Althusser, ainsi qu’à Oliver Corpet, administrateur de l’IMEC, pour leur soutien quotidien dans mes travaux. Je remercie très particulièrement François Matheron pour son aide indispensable à la réalisation de cet exposé.