Autre entretien avec Jacques Rancière

18 avril 2004

Question : pour commencer je voudrais vous poser la question : comment peut-on penser la transversalité dans l’éducation ? Est-ce qu’on peut dire que « les matérialités qui tombent les unes sur les autres », pour reprendre les mots de votre présentation, seraient comme les différentes sphères des diverses disciplines ? On pourrait peut-être aussi constater que les compétences tombent les unes sur les autres. Est-ce qu’on peut concevoir une pédagogie qui transmettrait cette transversalité ?

Rancière : J’ai voulu opposer au paradigme moderniste traditionnel qui pense la modernité comme séparation de sphères de l’expérience - séparation justement de la sphère de l’art, de la sphère du savoir, de la sphère du gouvernement et ainsi de suite - j’ai voulu opposer un modèle où justement ce qui caractérise notre temps, pour parler très largement, c’est beaucoup plus le fait que, au contraire, les matérialités, les disciplines, les rationalités tombent les unes sur les autres. Et ce qui me semble important dans tout projet d’éducation, c’est la capacité à traverser les frontières des disciplines. Je n’entends pas ça au sens où on parle souvent de "l’interdisciplinarité", qui revient en fait à faire venir, pour parler d’une question, un philosophe, un historien, un sociologue, etc., et chacun traite la question à sa manière. Pour moi, ce qu’il faut voir, ce qu’est important, c’est que des disciplines diverses (mettons par exemple la philosophie, l’esthétique, l’histoire de l’art, la sociologie) en réalité ne sont pas définies par des domaines d’objets et des méthodes qui leur seraient spécifiques. Chaque discipline, bien sûr, prétend qu’elle a son domaine d’objet propre, qu’elle a sa méthode spécifique. Mais en réalité je crois que cette spécificité est illusoire. Ce qui caractérise en fait souvent une discipline est une manière de penser le rapport même entre l’objet et puis, disons, son caractère pensable. C’est-à-dire que toute discipline avant d’être un savoir sur un domaine particulier, est une sorte d’ontologie ; toute discipline définit un certain rapport entre la pensée et l’être. L’historien, le sociologue définissent d’abord un certain rapport entre ce qui est et la manière dont c’est pensable. Chacun à sa manière a fait de la philosophie et c’est pour ça que je crois qu’il est extrêmement important de sortir des compétences propres à telle et telle discipline. Moi, par exemple, en principe je suis philosophe. Je me suis occupé de choses qui normalement sont la matière des historiens : par exemple de l’histoire ouvrière, des pédagogues ; par exemple de la question de l’enseignement, des esthéticiens, des historiens de l’art contemporain et ainsi de suite. Je crois pour moi que c’est absolument essentiel, parce qu’il n’y a pas d’objet pensable - pensable à la racine - si on ne sort pas des frontières entre les différentes disciplines. Alors bien sûr, c’est un problème, puisque tout enseignement est quasiment presque tout le temps conçu sur un modèle disciplinaire. L’historien de l’art dira très certainement : « je n’a rien à voir avec ce que dit le philosophe, j’ai étudié des processus, des formes de création, alors que le philosophe pose des problèmes de sens, de valeurs » ! Je crois que cela est absolument faux. Je crois davantage que l’historien de l’art et le philosophe, par exemple, se posent d’abord la même question, à savoir : qu’est-ce que c’est au juste ce qu’on appelle « art » , etc. ? Pour moi être philosophe, ce n’est pas énoncer des propositions sur ce que l’art veut dire, mais c’est essayer de définir des formes d’identification. Qu’est-ce qui fait que le fait de mettre des couleurs sur un tableau, on appelle ça de l’art à un moment donné ? Pourquoi le fait de mettre trois objets ensemble dans un espace, on appelle ça de l’art à un autre moment ? Alors pour revenir à l’enseignement, je crois qu’il n’y a pas beaucoup de solutions institutionnelles. Les solutions dépendent premièrement de chacun. Elles dépendent de la possibilité que des collectifs se constituent pour briser ces frontières. En général, je pense plutôt qu’il n’y a jamais de solutions institutionnelles à cette question de transmission des savoirs. Il n’y a toujours que des initiatives qui sont prises par des individus, qui sont prises par des groupes, et qui reviennent effectivement à suspendre les prétendus "domaines" et "méthodes" spécifiques.

Question : On peut voir quand même la différence entre, par exemple, comment vous travaillez avec le romantisme allemand, c’est-à-dire avec la culture historique allemande d’un coté et le conflit, disons, entre les deux cultures contemporaines de la philosophie et de l’art. C’est peut-être trop général et même superficiel de le dire, mais on peut constater une différence entre, disons, les deux camps, c’est-à-dire entre les deux systèmes, les deux régimes de la formation. Est-ce que vous pouvez parler de ce problème, c’est-à-dire des frontières réelles entre les deux cultures ?

Rancière : C’est un peu difficile, parce que je ne connais pas bien le système d’éducation allemand, les problèmes de disciplines. Donc je vois ça d’une manière plus globale. Il me semble qu’il s’est passé récemment en Allemagne, en fait dans le rapport Franco-allemand, quelque chose comme une inversion. Pendant très longtemps l’Allemagne a été finalement la terre de la philosophie, pensée comme le pays de la philosophie, et les français se définissaient par rapport à cette idée qu’au fond les grands paradigmes philosophiques modernes étaient des paradigmes philosophiques allemands. On les a acceptés, on les importés ou on les a refusés, mais on a pris position par rapport à eux. On a adopté la position de l’historien de l’art traditionnel français, qui dit, par exemple : « la philosophie, j’en ai rien à faire ». Actuellement, il y a toute une école qui sort d’une inspiration américaine, qui dit que pendant deux siècles Schiller, Hegel, Schelling, Hölderlin, etc., ont imposé la pensée de l’absolu aux choses de l’art, et que maintenant il est tant de les étudier pour elles-mêmes. C’est certainement la question que pose Habermas à Heidegger : il y a une espèce du renversement. Habermas prend justement le schéma weberien des rationalités et celui de la communication entre ces rationalités. Mais qu’est-ce que dit Habermas au fond ? Il vient dire que les français ont emporté la philosophie nietzschéenne, que c’est une philosophie esthétique qui brouille à la fois la séparation des différentes sphères de compétences, et qui, en même temps, est une menace pour la raison. La pensée française des années 60 et 70, l’époque de Deleuze, de Foucault etc., a été justement une pensée qui a brisé les frontières ; cela a été une époque où les philosophes se sont occupés de toutes sortes de choses : de poésie, de pénalité, des fous, des prisonniers... Il me semble que pendant la même époque, il y a eu un mouvement inverse en Allemagne, où finalement on a voulu séparer en plusieurs formes de séparation. Il y a plusieurs formes de séparation : il y a le modèle moderniste ; et puis il y a le modèle qu’on a ressenti ici hier, disons, celui du conservateur d’art ou du curateur d’art allemand qui dit : « les idées des philosophes, ça c’est français ; les français sont des philosophes, des absolutistes ; ils sont platoniciens, ils sont dans le monde de l’idée et ils ne voient pas la réalité des processus de l’art, des formes d’œuvres »... C’est un peu un phénomène du temps. On n’y peut pas grand chose. On dira simplement que, pour moi, il faut le briser.

Question : Maintenant je voudrais vous proposer de lire et de commenter une page d’un livre. C’est un passage assez souvent lu et cité. C’est une page d’Empire de Toni Negri et de Michael Hardt. Il s’ agit d’une page avec une constellation de citations intéressantes. Ça commence avec Das älteste Systemprogram des deutschen Idealismus, ça continue avec Deleuze et Guattari, et ça se termine avec Augustin. Je trouve qu’il est intéressant de voir des forces différentes, des projets différents sur la même page...donc, je vous donne...

Rancière : D’accord, je regarde le texte...

« IV 3. LA MULTITUDE CONTRE l’ EMPIRE

« Les grandes masses ont besoin d’une religion des sens. Non seulement les grandes masses, mais le philosophe aussi en a besoin. Le monothéisme de la raison et le cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce qu’il nous faut (...). Nous devons avoir une mythologie nouvelle, mais cette mythologie doit être au service des idées. Ce doit être une mythologie de la raison. »
Das älteste Systemprogramm des deutschen Idealismus,
Hegel, Hölderlin ou Schelling

« Nous ne manquons pas de communication, au contraire nous en avons trop, nous manquons de création. Nous manquons de résistance au présent. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari

Le pouvoir impérial ne peut plus résoudre le conflit des forces sociales au moyen de schémas de médiation qui déplaceraient les termes du conflit : les conflits sociaux qui constituent le politique se traitent directement, sans médiation d’aucune sorte. Telle est la nouveauté essentielle de la situation impériale. L’Empire crée un potentiel révolutionnaire plus grand que ne l’ont fait les régimes modernes de pouvoir, parce qu’il nous présente, à côté de sa machine d’autorité, une solution de rechange : l’ensemble de tous les exploités et soumis, multitude directement opposée à l’Empire, sans médiation entre eux. À ce point donc, comme le dit saint Augustin, notre objectif est d’explorer, au mieux de nos pouvoirs, « l’essor, l’évolution et les fins prévues des deux cités (...) que nous trouvons (...) imbriquées (...) et mêlées l’une à l’autre ». Maintenant que nous avons traité extensivement de l’Empire, nous devons nous attacher directement à la multitude et à ses pouvoirs politiques potentiels. [1] »

Rancière : Ce qui me frappe dans cette page est la manière dont un schéma qui est en réalité marxiste traditionnel se transforme en une sorte de schématologie. Ce qu’il y a, basiquement pour moi derrière Empire, derrière la pensée de Negri, c’est toujours, malgré tout, la pensée marxiste traditionnelle des forces productives qui vont briser les rapports de production. Donc, je dirais que lorsqu’il dit que c’est la résistance, les forces de résistance qui en réalité sont la substrat de l’empire, qui sont en quelque sorte la réalité de l’empire, on retrouve ce vieux schéma selon lequel les rapports de production capitalistes ont capturé les forces productives, et les forces productives se développent au sein de ses rapports qui vont les briser. Mais en même temps il est intéressant que cette idée marxiste soit prise au sein d’un schéma que je dirai vitaliste si vous voulez. C’est l’importance, effectivement, de la référence deleuzienne. Ils auraient pu bien sûr aussi citer un texte de Deleuze dans L’Image Temps, où Deleuze dit que nous avons besoin de une foi dans le monde... Je crois qu’il y a effectivement cette espèce de lien entre une sorte de vitalisme des forces et l’idée d’une foi à recréer. Et cela fait du même coup un lien avec le texte célèbre Das Älteste Systemprogram des deutschen Idealismus : l’idée qu’il faut lier la philosophie et le peuple. Là on dira la multitude pour faire moderne. Il faut les lier par la création d’une religion. Ce qui me frappe dans la citation, c’est qu’elle met en italiques, donc souligne, « The great masses need a material religion of the senses. » Das Sinnliche ! Parce que bien sûr, les auteurs sentent bien que religion, ça fait un peu mal pour un matérialiste déclaré. Mais en même temps la religion revient à la fin puisque la fin d’Empire ce n’est même pas Augustin, c’est François d’Assise. C’est finalement la Prière aux oiseaux et une espèce de nouveau panthéisme. Je crois que fondamentalement la philosophie de Negri est de plus en plus une sorte de panthéisme, un grand panthéisme de la vie, que ce panthéisme romantique, nécessairement sur une voie compréhensible à travers le vitalisme deleuzien, va rejoindre cette grande idée des années 1800, l’idée qu’on va supprimer finalement la politique au profit d’une nouvelle religion sensible. Je crois que la sphère de la politique est coincée entre deux choses : la sphère de l’économie, la sphère des forces productives et puis la sphère de l’esthétique au sens de la nouvelle religion, l’idée romantique que la communauté est une communauté sensible de gens réunis par une foi, par une croyance qui est commune à l’homme du peuple et aux philosophes. Et je crois que c’est exactement ce chemin qui est fait par Toni Negri et Michael Hardt dans ce texte. Finalement les forces, disons, le schéma marxiste devient un schéma vitaliste, et l’idée d’une révolution des forces de production va rejoindre en quelque sorte son origine, à savoir la révolution romantique du sensible opposé à la révolution politique. Pour moi, ce qui est intéressant est exactement ce texte du Plus ancien programme systématique de romantisme allemand qui parle de l’alliance de la pensée et du sensible, de la philosophie et de peuple. Or, ce schéma est exactement le même schéma qu’on trouve chez Marx dans ses premiers textes où il est question de l’alliance de la philosophie allemande et du peuple français. Je crois qu’il y a véritablement un topos romantique très fort : le remplacement de la révolution politique par une révolution qui crée une révolution économico-esthétique, une religion, une révolution des forces vitales. Et bien sûr, ces forces vitales se disent en un langage qui est un langage spiritualiste. C’est finalement ce qui est frappant dans Empire : c’est ce glissement des Grundrisse à Saint François d’Assise...

Question : Ensuite, je voudrais parler du problème pour formuler un concept de la représentation de l’autre, qui revoit à la question qu’on vous a posé dans multitudes. On voit dans cette discussion un lien entre ce que Deleuze et Guattari ont appelé le moléculaire et le molaire, peut-être liés au concept de la multitude envers le peuple. Je pense que c’est difficile de faire cette différence et ça me paraît devenir une question de sémantique.

Rancière : C’est une question difficile. Moi, je ne peux pas répondre pour Deleuze et Guattari. Dans le rapport entre moléculaire et molaire, il y a peut-être deux choses. Il y a une première chose qui est une volonté de sortir de l’univers des entités constituées, l’univers des sujets constitués, de faire appel à une sorte d’énergie, qui est une énergie qui n’est pas figée sous la forme de sujet comme le peuple ou comme le peuple-prolétariat. Et cela est plus ou moins porté par ce que j’appellerai la révolution esthétique. La révolution romantique est d’abord un passage des figures, des individualités définies, à un monde qui est celui des pré-individualités. L’individualité romanesque se dissout en affect et en percept, et l’individualité picturale se dissout en touche et vibration des couleurs. Je crois que ce modèle, qui est esthétique ou physico-esthétique, ils essaient de le transposer en modèle politique. Ils essaient d’en faire comme une solution au problème de la représentation. Il s’agit d’opposer à une masse figée dans son concept une énergie sans sujet et qui circule. C’est ce que veut dire multitude. Mais le problème est qu’en politique, on crée toujours une scène. Ils essaient d’éviter le modèle théâtral. On pourrait presque dire qu’ils essaient d’opposer un modèle romanesque de l’individualité dissoute au modèle théâtral. Cependant, je pense que la politique a toujours plus au moins la forme d’une constitution d’un théâtre. Cela veut dire que la politique a toujours besoin de constituer des petits mondes sur lesquels il y a des unités qui se forment ; ce que, moi, j’appellerai des sujets ou des formes de subjectivation, qui vont mettre en scène un conflit, mettre en scène un litige, mettre en scène une opposition entre des mondes. Alors ça, ils n’en veulent pas ! Ce qu’ils veulent, c’est une énergie-monde qui vient briser des masses. Cela ne constitue pas une politique, et c’est ça le problème, en tout cas pour moi. Lorsque j’oppose peuple aux multitudes, c’est parce que d’abord on m’a posé la question à l’envers : il est classique de dire que peuple est le vieux concept molaire, et qu’il faut mettre à la place l’énergie moléculaire des multitudes. Mais pour moi peuple ne constitue pas une espèce de groupe. Peuple n’est pas une masse. C’est purement le nom d’un acte de subjectivation. C’est dire qu’il y a un moment, comme par exemple les manifestants de Leipzig en 1989, où il y a eu des gens qui sont sortis dans les rues, et ils ont dit : « alors nous sommes le peuple ». Mais « nous sommes le peuple », ça ne veut pas dire : « nous sommes les masses », « nous sommes ses représentants ». Ça veut dire davantage qu’un groupe d’individus prend sur lui une forme de symbolisation, prend sur lui de constituer un rapport entre nous et puis le peuple, un rapport entre deux sujets, un rapport entre un sujet d’énonciation et puis un sujet qui est énoncé. Pour moi, la politique n’est jamais une affaire d’identité. Elle met toujours en scène un écart. Et quand un dit « nous sommes le peuple », je dirai que précisément nous et le peuple n’est pas la même chose ; la politique se constitue dans l’écart entre les deux. Il me semble qu’en voulant opposer le moléculaire au molaire, ils font l’inverse. Ils ont besoin d’une sorte de réalité du sujet politique. Pour moi la politique est la constitution d’une sphère théâtrale et artificielle. Au fond, ce qu’ils veulent est une scène de réalité. Du coup, ils transforment tout mouvement de population en un acte de résistance politique. Par exemple dans Empire, on parle des mouvements nomadiques qui brisent les frontières de l’empire. Cependant, les mouvements nomadiques qui brisent les frontières de l’empire, ce sont les groupes des travailleurs qui paient des sommes fabuleuses à des passeurs pour arriver en Europe, qui sont parqués dans des zones de refoulement. Transformer cette réalité de déplacement, en mouvement, en énergie politique anti-impérialiste, je trouve que c’est quelque chose, en réalité, d’extravagant. Je pense que c’est la conséquence de cette opposition entre le moléculaire et le molaire, qui en réalité revient toujours à l’idée de vouloir avoir un sujet politique qui soit réel, qui soit une énergie vraiment vitale à l’œuvre. Or je crois que non : un sujet politique est une espèce d’instance théâtrale provisoire et locale.

Question : Dans notre manifeste nous avons écrit qu’il faut avoir une conscience de la contingence du pouvoir, de sortir du rêve, d’un monde tel qu’il est compris et produit par les mécanismes idéologiques des fascismes heureux, c’est ce que nous avons appelé le nouvel ordre de monde. Nous avons voulu adresser la Realpolitik, ce qui est difficile à formuler, ou adresser, parce qu’on peut tomber très vite dans une espèce d’impuissance, parce que les forces des mouvements du capitalisme et du militarisme sont si fortes, et parfois nous avons l’impression que c’est important de formuler l’espoir, un concept d’espoir, un principe de l’espoir dans la politique ; ein Prinzip der Hoffnung. Peut-être c’est aussi une des tentatives d’Empire, de formuler un concept d’espoir, de trouver une mythologie de la politique malgré la situation triste. Je voudrais revenir sur la question de l’éducation. Vous avez écrit un livre qui s’appelle Le maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Ce qui me frappe est qu’on a dans le même titre les mots « ignorant », « maître » et « émancipation intellectuelle ». Évidemment des termes difficile à lier, mais c’est exactement ça qui m’intéresse, parce que vous avez parlé d’une espèce d’auto-pédagogie, selon laquelle il faut reconnaître la base de tout le monde, comme une espèce d’universalisme. Pouvez-vous résumer un peu cette idée ?

Rancière : Je résume un peu, parce que ce livre est parti d’un contexte historique qui est quand même très loin de nous, puisqu’il raconte essentiellement l’histoire de Joseph Jacotot, qui était un professeur révolutionnaire français en exil dans les années 1820 au Pays-bas, qui a mis sur la table d’une manière complètement provocante cette idée de l’émancipation intellectuelle. Je crois que pour la comprendre, il ne faut pas se poser la question : qu-est que ça veut dire un maître ignorant ? Non ! Je crois que ce qui est important là-dedans est l’opposition entre ce qu’on peut appeler la pensée de l’égalité et la pensée traditionnelle pédagogique. Cette pensée traditionnelle pédagogique, au plan de l’individu comme au plan politique, c’est la pensée du progrès, celle qui pense toujours le mouvement d’acquisition de la connaissance comme un développement selon le temps, selon la méthode proposée par un maître, qui est à la fois maître et savant. Ce qui très fort dans la pensée de Joseph Jacotot dans les années 1820, ce qui m’a plu, ce que j’ai essayé d’acclimater dans le contexte contemporain, c’est la manière dont il pense qu’en réalité, les méthodes pédagogiques sont, proprement, déjà toujours des politiques. On pourrait dire qu’elles sont toujours quasiment des ontologies. Autrement dit, l’idée du maître qui transmet son savoir à un étudiant ou à un élève qui est devant lui qui ne sait pas, c’est en réalité une cosmologie et pas simplement une méthode. Cela suppose toujours le rapport d’une intelligence qui sait à une intelligence absolument vierge. A l’opposé, Jacotot dit que, en réalité, pour qu’un maître explique quoi que ce soit à un élève, il faut déjà que l’élève comprenne les mots de maître. Il faut déjà qu’il y ait une égalité dans la possession de la langue maternelle, égalité qui passe par les formes d’apprentissage qui ne sont pas les formes de l’apprentissage scolaire. Il ne s’agit pas d’opposer une auto-pédagogie à une pédagogie institutionnelle. Il s’agit d’opposer comme deux logiques : une logique où la transmission du savoir est en même temps la transmission d’un ordre ; et une logique où l’acte d’apprendre est d’abord un acte. Le savoir ne se transporte pas d’une tête dans une autre. Il y a quelque chose qui se passe dans une tête et quelque chose qui se passe dans une autre tête. Le savoir ne se transporte jamais. Il cherche à rétablir une continuité entre les formes de l’apprentissage habituel - on apprend en regardant, en devinant, en comparent etc. - et les formes supposées méthodiques de la transmission de savoir. L’idée d’un maître ignorant, alors, qu’est-ce que c’est ? Il y a eu à la grande époque du début de l’instruction publique, cette formule provocante qui était un scandale horrible : le maître ignorant. Cela veut dire que l’on peut enseigner ce qu’on ignore. Alors qu’est-ce que ça veut dire "on peut enseigner ce qu’on ignore" ? Cela veut dire qu’on peut être pour un autre la cause du fait que cet autre apprend. Qu’est-ce que c’est "être un maître" ? Être un maître, ce n’est pas d’abord transmettre ce qu’on a dans sa tête. Être un maître, c’est obliger un autre à exercer lui-même sa propre intelligence. Le maître est celui qui dit à l’élève « Regarde, observe, juge, décide compare, déduit... » Le maître est quelqu’un qui ordonne. Souvent on dit, ça, c’est horrible, un maître qui ordonne. On préfèrerait que ça soit seulement quelqu’un qui transmet. Ce n’est pas vrai. L’important, c’est que le maître met l’autre dans la obligation de se servir de sa propre intelligence. Et ce que nous montre Jacotot, c’est qu’on peut mettre l’autre dans l’obligation de se servir se sa propre intelligence pour apprendre une matière qu’on ne sait pas soi-même ! Lui-même était Français, vivait en Belgique, ne parlait pas hollandais, et il avait affaire à des étudiants hollandais qui ne parlaient pas français. Il a déclaré qu’il pouvait en quelque sorte leur apprendre le français qu’ils ne connaissaient pas en leurs donnant un texte bilingue Français/Hollandais. Sa recommandation : débrouillez ce texte tout seul ! La méthode empirique d’apprentissage ici ne m’intéresse pas. Ce qui est important, c’est l’idée de l’enseignement qui est fondée là-dessus. Dans la schéma traditionnel pédagogique, un peu progressiste, on développe petit à petit l’intelligence, et puis l’individu, petit à petit s’émancipe, se libère etc. L’idée de Jacotot est que l’émancipation précède toujours l’apprentissage. L’émancipation, c’est la décision simplement qu’on est un égal. À la base de tout apprentissage intellectuel, il y a la décision qu’on est un égal, qu’on peut savoir puisque on est un égal. L’essentiel est la prise de conscience de l’égalité de toutes les intelligences.

Question : Cette question de l’égalité, ça veut dire aussi que l’égalité de l’espace est quelque chose de très important dans la question de l’art contemporain et je pense que c’était peut-être un des problèmes rencontrés hier soir, quand on a parlé du problème de l’art contemporain : le problème non pas de l’égalité de l’espace, mais de la hiérarchie de l’espace. Nous avons cet espace qui est l’espace de l’art contemporain, qui est d’un côté plein de n’importe quoi, et de l’autre côté, un espace extrêmement hiérarchisé. On a donc une égalité représentative, un espace où on peut ce qu’on veut, mais la réalité derrière cette façade, c’est un espace qui est extrêmement hiérarchisé, extrêmement loin du peuple, des multitudes etc. Ce n’est pas une tentative de montrer une passion prolétarienne, c’est juste une observation qui tente de comprendre la critique de cette institution de l’art contemporain.

Rancière : Effectivement, il y a un paradoxe. On a connu un régime classique qui était ouvertement hiérarchisé, où il y a eu la hiérarchie des arts, la hiérarchie des genres, le rapport des arts à la décoration des monuments, des églises... Et puis on est passé dans un monde où ces formes de hiérarchie-là ont disparu. Toutes les pratiques de l’art, tous les genres se sont alors trouvés mis sur un plan d’égalité. Dès lors, il n’y a plus de sujets nobles et des sujets vulgaires, mais n’importe quoi peut entrer dans le domaine de l’art. Évidemment, le paradoxe est que, lorsque n’importe quoi peut entrer dans le domaine de l’art, ce domaine se constitue comme une sphère spécifique avec sa frontière, c’est-à-dire avec les lieux où on expose de l’art. Je crois qu’il y a une dialectique difficile à dénouer. Effectivement n’importe quoi depuis maintenant près d’un siècle peut être un objet d’art, chacun est artiste etc. Mais quand on dit que chacun est artiste, on dit que chacun peut exercer un forme d’habilité, que chacun peut exercer une manière de faire voir un monde, que chacun peut envoyer quelque chose comme une adresse au monde. Et cela suppose par conséquent qu’il y a un monde qui soit identifié comme le monde de l’art. On est toujours dans cette logique où il y a de l’art pour autant qu’on identifie un monde d’art. Et, dans la modernité, on a ce que j’appelle le régime de l’art, cet espace paradoxal, où depuis qu’il y a de l’art, qu’il y a de l’Art avec un grand « A », n’importe quoi peut en faite devenir de l’art. Cependant, à l’inverse, ce devenir de l’art passe par la constitution d’une sphère où il y a des gens qui font entrer ou qui ne font pas entrer. Cela veut dire qu’effectivement, on est dans le prolongement d’une logique pop-art : n’importe quoi peut devenir art. Mais dans la mesure même où n’importe quoi peut être de l’art, il faut qu’il y ait des gens qui exercent une fonction de déclaration, de sélection de ce qui est de l’art. C’est peut-être pourquoi il y a des gens qui disent que l’art est désormais « curatorial-art », parce que plus la capacité de n’importe qui est reconnue, plus la capacité de n’importe quel objet d’être de l’art est avérée, plus en réalité se renforce en même temps le pouvoir de ceux qui ont à décider que cela va être exposé comme de l’art et pas cette autre chose. Et là, je dirais que la situation est difficile à mon avis, parce que bien qu’on puisse créer des réseaux parallèles, les logiques curatorielles dominantes sont des logiques qui souvent dominent le système d’enseignement. Autrement dit, on peut dire que l’art est libre, mais finalement dans les mêmes catégories que l’art officiel. Le problème est que tout art de l’avant-garde devient, à une vitesse folle, art officiel. Il y a eu une époque où l’art abstrait est devenu l’art officiel, et on peut dire que maintenant,engros,en France, l’art des installations est à peu près l’art officiel. Cet art peut avoir des légitimations un peu différentes, mais en gros malgré tout, un même standard marque les écoles, le nouveau est très codifié. Et c’est pour ça que c’est très difficile de trouver des propositions d’art qui puissent à la fois se donner leur propre espace et en même temps être des propositions neuves par rapport au standard, parce que les standards sont extraordinairement puissants. Même les gens qui ne sont pas dans la sphère réservée, reproduisent les mêmes standards. Si bien qu’on se dit : celui-là ou un autre c’est pas la peine de changer. On voit bien comment dans toutes les expositions au quatre coins de monde, ce sont les mêmes installations des mêmes artistes qui circulent indéfiniment, qu’on revoit partout parce qu’on se dit bon on a cela, on a cela, c’est un peu comme une troupe qui circule, qui a à roder... C’est un peu le problème : pas simplement l’idée que les multitudes vont s’exprimer par, avec des lieux à elles, des réseaux à elles ; mais l’idée d’inventer de nouvelles combinaisons.


[1Negri et Hardt, Empire, p. 473-474, trad. Fr., Exils, 2000

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