La pensée d’ailleurs
« Qu’est-ce qu’ils auraient pensé (les porcs et les gens) si le soldat sans nom, sans visage, prompt comme l’éclair, avait pu faire mouche sur leur oiseau de mort à 200 000 dollars, lui mettre la queue en tire-bouchon et le précipiter dans les rues, fracassé, flambant. Je pense que ce genre de chose a plus à voir avec la conscience que tout ce à quoi je peux penser. »
Jonathan JACKSON.
En somme, disent - un rien condescendants - les anciens coréligionnaires auxquels j’explique mes courses labyrinthiques à la recherche de toutes les traces de l’histoire de la pensée ouvrière et de la pensée sur les ouvriers, en somme, tu ne fais plus de théorie.
En somme... il est bien vrai qu’au lendemain de 1968 j’ai renoncé à toute forme de participation au grand combat pour la philosophie matérialiste et progressiste contre la philosophie idéaliste et réactionnaire. L’idée me semblait comique de vouloir mettre au service du peuple ou de la révolution une quelconque philosophie : chacune d’entre elles avait-elle jamais, dans le temps de sa vie effective, fait autre chose que de proposer, justifier, commenter un ré-aménagement des rapports entre les tenants du pouvoir et les porteurs du savoir ? Je ne me sentais pas concerné par l’enjeu de ces conflits internes à la pensée dominante et moins encore par les combats d’ombres qui les mimaient.
Ce qui m’intéressait : l’ensemble de ces rapports de pouvoir/pensée qui - entre autres - mettait en place ce tout petit segment du grand réseau que constituait l’institution philosophique et son discours ; la pensée effective, celle de ceux qui ne sont pas payés pour penser et de ceux qui sont payés pour ne pas penser ; la pensée comme « force matérielle » , mais non point comme « théorie » supposée pénétrer le « rude corps populaire », comme ensemble de décisions, règles, techniques, édifices de domination d’une part, circulation des gestes, paroles, normes, techniques de la résistance à la domination d’autre part. De ce déplacement de la petite à la grande raison le modèle était bien sûr donné par l’archéologie du savoir. Avec cette question pourtant : il était certes exemplaire de montrer comment les raisons des philosophes tenaient à ces raisons du pouvoir qui enfermait ou « libérait », punissait ou rééduquait les fous, les criminels, les déviants et les rebelles. Mais si la déviance ou la révolte n’apparaissaient jamais que dans la figure où les constituaient les discours du pouvoir, la philosophie ne reprenait-elle pas de la main gauche ce qu’elle abandonnait de la main droite, permettant à terme que, par le biais du concept de pouvoir, se ré-instaure ce discours de la pré-voyance rétrospective qui ramène la grande raison des oppressions et des révoltes à la petite raison des livres de philosophie ?
D’où l’effort pour se placer à un lieu où viennent se croiser, provenant de camps opposés, et s’étager sur divers registres une série indéfinie de gestes, représentations, discours pratiques, tactiques et stratégies : la pensée du prolétaire : objet pour l’entrepreneur et le Préfet de police qui organisent la production et l’ordre mais aussi pour le militant ou le théoricien qui le recrutent ou théorisent son rôle historique ; sujet confronté à la matérialité de la pensée des autres, commentant la lettre de leurs discours, tournant leurs règlements, déréglant leurs machines, transformant leur espace - et aussi se prenant lui-même pour objet, référant son état à des normes et à un avenir. Pour ne pas substituer à l’idéalisme de la conscience de classe l’idéalisme des stratégies de pouvoir, étudier la réalité sociale de la pensée de l’Autre comme espace de rencontres, d’affrontements, d’indentifications et de retournements, lieu des partages sans cesse défaits et refaits, où s’abiment les stéréotypes du pouvoir et de la résistance.
Principe d’un positivisme heureux à la manière de l’Idéologie allemande ? A la place des ombres philosophiques la positivité d’un savoir sur la production et sur l’efficace des représentations et des discours, donnant en même temps le vrai sur la production des ombres ? Où pourtant la petite différence philosophique jouerait encore comme la pensée de derrière de qui a voyagé ailleurs avant d’aborder le territoire de l’historien et qui, aux moissons du savoir historique, apporterait le supplément de la critique des instruments ou de la petite flamme de l’esprit qui toujours nie ?
A vrai dire la pompe même avec laquelle les historiens des mentalités et des cultures font valoir le « verdict » des faits, des archives ou de l’ordinateur, opposé aux préjugés de l’opinion, laisse assez soupçonner que, pour ce qui est des rapports du vrai et de l’illusion, du savoir et de l’opinion, nous n’en sommes plus ni à Platon, ni à Marx. Le territoire de l’historien aujourd’hui c’est bien moins la contrée sauvage de l’archive que l’entreprise qui en extrait le savoir et le transforme en monnaie de pouvoir sur l’opinion intellectuelle. Histoire des stratégies d’en-haut et histoire des mentalités et comportements d’en-bas sont aujourd’hui en première ligne dans la gestion de l’opinion intellectuelle, en distribuant leurs savoirs sur les inerties et les mutations sociales à la double disposition du citoyen-consommateur et du politique-réformateur.
D’où la pensée, le rêve d’une activité qui aurait avec la tradition philosophique un rapport un peu tordu, mettant en pratique une notion que les philosophes ont souvent dénoncée, celle du mauvais infini. Entendons par là le mouvement qui, « derrière le miroir », organise d’autres jeux de miroir par le redoublement indéfini de l’objet et par l’inclusion dans le réseau des « objets » historiques du réseau des usages politiques présents de leurs interprétations. Il s’agirait d’opposer au mouvement d’offrande qui sans cesse apporte à la classe politique les connaissances les plus fines sur les usages, les mentalités, les tactiques, etc. une sorte de dérobade du savoir , déstabilisant les représentations qu’il conforte ; de faire éclater dans sa forme élémentaire le processus d’accumulation en faisant en sorte que le passé et le présent, au lieu de se légitimer mutuellement, se délient de leur rapport d’héritage pour venir s’entr’interroger et s’entrechoquer.
Arpenter ainsi avec la règle d’Achille l’île aux tortues du savoir historique, c’est rencontrer d’une manière nouvelle la question de la philosophie en rencontrant le personnage de ce chasseur que la philosophie à l’origine s’est donné comme Autre absolu : le sophiste. La sophistique aujourd’hui n’est plus l’art d’enseigner aux apprentis conducteurs du peuple la rhétorique des vraisemblances propres à gagner ses faveurs. Elle est une institution mettant à la disposition de la classe politique la carte des savoirs sur ce qui leur échappe, une instance de représentation auprès du politique de ce qui le fonde et l’excède en même temps : mentalités archaïques ou subversions futuristes, inerties paysannes et dérives marginales, enracinements et mutations. Le sophiste aujourd’hui ne travaille plus dans l’insaisissable, bien plutôt dans le « en veux-tu ? en voilà » ; pas dans les seuls prestiges de la rhétorique, dans des savoirs sûrs : gigantesque ponction de savoir exercée sur toute la surface du corps social et plus spécifiquement sur tout ce qui concerne la production du pouvoir et l’inertie ou la résistance des mentalités ; espace de représentation où se jouent la réduction de l’Autre et la diversification du Même, la centralisation des pensées et la provinçialisation des comportements et où, dans les densités du pays profond ou le fil-à-fil des rapports de pouvoir, s’inscrit la rationalité de la domination.
Penser contre l’institution sophistique ne saurait donc consister à produire un supplément de visibilité. Toute la sophistique est investie dans ce travail du faire-voir, dans l’Exposition universelle de tout ce qui peut de l’inconnu se transformer en savoir et se valoriser en doxa : doxologie (pornographie) empirique sur laquelle a pu s’élever le discours interprétatif du retour à la petite - toute petite - raison, cette doxologie (pornographie) transcendantale à laquelle l’institution tutélaire de représentation de l’Autre auprès de la classe politique, l’institution journalistique, donne aujourd’hui le nom de philosophie.
Il ne s’agit donc plus de traquer le sophiste mais de l’égarer. Penser contre la sophistique c’est prendre, au moins comme idée directrice, le pari d’un travail inverse sur le savoir : travail de sabotage visant à le rendre malpropre à la consommation et inutile à la domination : travail pour décalibrer la marchandise, arracher les pancartes, déflécher les voies ; restituer aux carrefours forestiers l’angoisse de n’avoir pour savoir où aller à compter que sur soi et sur ces arbres que la mousse se fait un malin plaisir d’entourer de tous côtés ; rendre aux savoirs leurs singularités, aux rebelles leurs raisons, aux enfants amoureux leurs cartes et leurs estampes.
On peut appeler ce travail interminable philosophie et dire que sans philosophie nul savoir ne saurait plus échapper à la pornographie politique, mais aussi que toute volonté d’énoncer la philosophie dans un discours autonome ne saurait être que pornographie transcendantale. Maintenant, si l’on considère l’acception du terme dans l’opinion régnante, il vaut peut-être mieux appeler ce travail : anti-philosophie.