"La poétique du savoir", par Jacques Rancière

27 juin 2007

Ce terme est d’abord un refus de certaines notions. J’ai parlé de poétique, non de méthodologie ou d’épistémologie. C’est que ces termes, pour moi, opèrent une dénégation à l’égard des formes réelles de la constitution d’un savoir. Le choix du terme de poétique a plusieurs raisons :

- L’histoire produit du sens à l’aide de procédures empruntées à la langue naturelle et aux usages communs de cette langue. Epistémologie ou méthodologie insistent sur les procédures de vérification des faits, de mise des chiffres en série. Elles constituent la certitude du savoir avant qu’il ne s’expose dans l’écriture et dans sa solitude. L’historien est alors celui qui « fait » de l’histoire, qui travaille sur le « chantier » de la communauté savante. Savoir, communauté et métier se garantissent mutuellement. Mais, une fois qu’on a utilisé les bonnes méthodes de vérification, fait les bons calculs, il faut bien passer par des arrangements de la langue commune pour dire que les données des statistiques produisent ce sens et pas un autre. Et il faut déjà le faire pour définir l’objet de la recherche. L’écriture de l’histoire n’exprime pas les résultats de la science, elle fait partie de leur production. Et écrire est toujours un acte de solitude qu’aucune communauté, aucun métier, aucun savoir ne garantit.

- Le terme de poétique cherche aussi à cerner un rapport historique entre la constitution de deux configurations conceptuelles. L’époque de la naissance des sciences sociales est celle où le concept de littérature s’établit comme tel, sur la ruine des anciens arts poétiques. La notion de littérature fait appel à une poétique qui n’est plus celle des genres poétiques, avec les objets et les modes de traitement qui leur conviennent, mais qui renvoie au tout de la langue et à sa capacité de constituer n’importe quoi en œuvre d’art (le « livre sur rien » de Flaubert). La poétique du savoir veut cerner ce rapport entre l’aberration littéraire - le fait que la littérature est un art de la langue qui n’est plus normé par aucune règle et engage une poétique généralisée - et la production du discours des sciences sociales avec ses manières de faire vrai. Ce pouvoir sans normes de la langue est à la fois ce contre quoi s’insurge l’idéal des sciences sociales. Et pourtant elles en ont besoin pour se poser comme de la science et pas de la littérature.

- Poétique enfin s’oppose à rhétorique. Celle-ci est l’art du discours qui doit produire tel effet spécifique sur tel type d’être parlant en telle circonstance déterminée. J’appelle poétique, à l’inverse, un discours sans position de légitimité et sans destinataire spécifique, qui suppose qu’il n’y a pas seulement un effet à produire mais qui implique un rapport à une vérité et à une vérité qui n’ait pas de langue propre. J’essaie de penser cela : l’histoire, pour avoir un statut de vérité, doit passer par une poétique. Et comme celle-ci n’est pas constituée, le discours historique doit se donner sa propre poétique. Poétique du savoir ainsi ne désigne pas une discipline qui s’appliquerait entre autres à l’histoire. La question de l’écriture est tout particulièrement au cœur de la science historique parce que l’histoire, ayant affaire à l’événement de parole qui sépare de lui-même son « objet » est tenue de régler ce trouble de l’être parlant, parce que, n’étant ni une science formelle ni une science expérimentale, ne pouvant se légitimer d’aucun protocole qui tienne la vérité à distance, elle est brutalement en présence du rapport même de la vérité au temps, de la fonction du récit qui, depuis Platon, doit mettre dans l’ordre du devenir un analogon de l’éternité. La sociologie ou l’ethnologie qui campent sur le même sol épistémologico-politique que l’histoire utilisent aussi certaines procédures poétiques mais elles peuvent s’assurer plus aisément de leur scientificité, entre une métaphysique de la communauté (du fait social total) qui apaise le trouble de l’être parlant et des protocoles expérimentaux ou statistiques du « face-à-face » avec l’objet. Elles peuvent régler séparément la question de la vérité nouée dans la détermination du temps, elle doit écrire le temps de l’être parlant comme contenant de la vérité.

Vraie science, fausse science

J’ai affaire à un univers du douteux que je traite comme tel - ce qui n’est pas du relativisme. Il y a un certain nombre de discours qui sont classés dans la rubrique des sciences. Certains leur refusent cette qualité au nom de critères popperiens ou autres. Moi, ce qui m’intéresse, c’est les modes de discours par lesquels se soutient ce statut d’une science qui a tout le temps à prouver qu’elle est vraiment une science. Cela ne peut être affaire d’épistémologie. Ou bien on dit qu’il n’y a là qu’une rhétorique, ou bien on dit qu’il y a quelque chose qui est plus qu’une rhétorique sans être une épistémologie. C’est ça que j’appelle une poétique. J’essaie de rendre sensible le mode de vérité que le discours historique doit se donner en dehors de toute question d’exactitude des procédures de vérification. L’histoire a besoin d’autre chose : un corps de vérité pour ses mots. Mais elle ne se le donne pas sur le mode réflexif, elle se le donne dans la texture même du récit. Il arrive pourtant qu’elle le fasse explicitement. C’est ce que fait Michelet : une poétique explicite de l’histoire comme voyage épique et descente aux Enfers ; une théorie et une pratique de la chair des mots susceptible de traverser l’absence et la mort.

La question de l’institution historique ne m’intéresse pas vraiment. Elle instaure un court-circuit entre la question du sujet et un discours sociologique, un discours du pouvoir sur lequel Michel de Certeau a dit tout ce qu’il y avait d’intéressant à dire. Je n’ai pas cherché à penser la position d’un savoir dans le champ des savoirs, qu’il soit épistémique ou politique. Pour moi la question politique du savoir historique passe par l’analyse d’un rapport spécifique : le rapport entre la parole que traite l’histoire et les mots dans lesquels elle s’écrit. L’écriture de l’histoire est une interprétation en acte du corps parlant qui fait l’histoire, de la manière dont il parle et dont il « fait ». Ce qui m’intéresse, c’est le rapport entre cette saisie de l’être parlant et la question des frontières entre les modes du discours : que dit-on quand on dit que tel discours relève de la science et non de la littérature, ou le contraire ? Le discours de l’histoire m’intéresse, se tient sur cette frontière où le sort d’un mode de discours est lié à la manière dont il interprète le rapport de l’être parlant à la vérité de sa parole.

Clôture de l’âge de l’histoire

La clôture dont je parle ne s’identifie pas à ce que certains appellent fin de l’histoire. J’entend par âge de l’histoire le temps où l’histoire a été pensée comme processus de production d’une vérité : une vérité de la communauté humaine produite par l’agir humain et pas simplement une version sécularisée des théologies de l’histoire de type augustinien. Je ne parle pas de clôture au sens heideggerien. J’essaie simplement de dire ceci : actuellement se tiennent deux grands discours de la fin de l’histoire : le discours d’inspiration hégélienne qui nous dit que l’histoire a atteint la fin vers laquelle elle tendait : l’État universel homogène ; et puis le discours ressentimental sur la fin des illusions de l’histoire, la fin de l’âge des illusions de l’émancipation. Ceux qui ont en principe la charge du nom d’histoire, les historiens, proclament volontiers la fin de son âge, de diverses manières. Cela tourne autour de la Révolution Française, de l’idée que l’ère ouverte par la Révolution est terminée et peut-être qu’elle n’a jamais commencé, qu’elle n’a été que le développement d’une vaste illusion ou folie : précisément la folie consistant à vouloir “faire l’histoire”. L’historien se fait alors penseur de la politique en proclamant la péremption du temps où l’on croyait que l’histoire comme processus produisait de la vérité. Il choisit du même coup la science contre le récit, mais une science qui fait basculer la question de la vérité dans l’ordre du commentaire. Ainsi une certaine histoire de la Révolution Française est devenue histoire de son historiographie. On invalide les catégories de la parole révolutionnaire et de leur récit. Reste alors à interpréter ce qui fait la matière de ce récit non valide et on fait appel à des catégories sociologiques, sciences politiciennes ou autres.

L’histoire de « l’âge de l’histoire », celle des temps révolutionnaires et démocratiques, est comme coincée entre ces formes du commentaire qui se veut au-delà du récit et des formes d’histoire qui n’ont pas gagné le statut de vérité qui est lié au récit. Cette histoire-là se condamne à une sorte d’empirisme appuyé sur des données scientifiques, renonçant à poser la question des modes d’écriture qui donnent aux mots de l’histoire et aux mots de l’historien la figure d’une vérité. Il y a ainsi un balancement entre un en-deçà et un au-delà du récit-vérité. A l’ombre du discours politique sur la fin de l’histoire, les historiens pratiquent volontiers la fin de l’histoire dans la pratique muséale et encyclopédique. L’Encyclopédie de Diderot : ouvrait l’âge de l’histoire. Les encyclopédies/musées d’aujourd’hui en constituent la clôture.

Les trois contrats

L’opération micheletiste de récit-science nouait les trois exigences de la science, de la narration et de la communauté ; il est clair que Michelet pouvait le faire parce qu’il écrivait l’histoire d’un sujet, le sujet France : un sujet territorialisé, la patrie s’apparaissant à elle-même. Ce sujet se prêtait à l’opération qui confie à la terre à la fois séjour de l’être-ensemble, instance maternelle de transmission et passage du séjour des vivants à celui des Enfers - la fonction de surface d’inscription de la vérité qui fait communauté. Faire surgir le sujet France de ses territoires, c’était aussi le penser comme le produit de sa propre généalogie, refuser d’autres types de sujet, celui qui se fonde sur la race, celui qui est forgé par la puissance étatique. Mais après que Michelet ait effectué cette inscription territoriale du sujet France, il y a eu séparation entre le récit communautaire du contrat politique, devenu celui de l’histoire qu’on raconte aux enfants, et la procédure de sens : l’idée du témoin muet, de la chose ou du territoire qui retient et délivre le sens. Cette procédure est devenue une norme de scientificité en se séparant du sujet comme puissance rassemblante. On a eu alors l’engouement des historiens pour la géographie, l’idée que le bon sujet pour la science historique, c’est le territoire dont on déchiffre le sens, opposé au sujet collectif racontant son mythe.

Pour être science, l’histoire devait ne plus être « l’histoire de ». Or cette rupture n’a rien d’évident. L’histoire avait toujours été la mémoire des grands faits ou des grands hommes, la mémoire d’un pouvoir, d’une communauté. Elle devenait « histoire en général » à travers l’idée que « les hommes », des communautés humaines délibérément rassemblées « faisaient » l’histoire. L’histoire de France à la Michelet inventait un sujet à cheval sur cette frontière de deux âges. Quand l’histoire a voulu être une science à méthode universelle s’appliquant à n’importe quel objet, elle a écarté ce type de sujet, renvoyé aux contraintes politiques de l’éducation, mais elle a gardé la procédure herméneutique que Michelet avait utilisée pour sa manifestation : celle du témoin muet, du sens territorialisé. Le sujet n’est plus là, c’est en quelque sorte son mode de manifestation, le territoire comme lieu de sens, qui est devenu sujet. C’est ainsi qu’on passe du « Tableau de la France » de Michelet à la « Méditerranée » de Braudel. La Méditerranée y vaut comme le lieu d’une culture qui n’est plus celle du sujet national, une culture/univers. Mais faire de la Méditerranée un sujet implique que l’on fasse naître cet universel d’un espace, de la même manière que Michelet produisait l’unité du sujet France comme né de son territoire. La rupture du contrat politique et son reste « herméneutique » n’ont pas été pensés par les historiens.

Subjectivité démocratique et science sociale

Les sciences humaines et sociales ont été largement dépendantes d’un projet politique : celui de penser et d’aménager la communauté post-révolutionnaire, que ce soit sous la forme contre-révolutionnaire de la restauration du lien social et des croyances communes ou sous la forme de la République comme institutionnalisation et civilisation de la démocratie. Le corps républicain devait donner des mœurs, un ethos à la démocratie. La sociologie et l’histoire ont été parties prenantes de ce projet. Entre la fin du XIX et le début du XX, elles sont devenues des sciences universitaires respectables, en déniant progressivement leur caractère militant, tout en en conservant un certain nombre de formes de thématisation de leurs objets et de modes d’interprétation. Mais le conflit n’a jamais été vraiment résorbé. L’histoire et la sociologie en témoignent particulièrement, soit que le militantisme de la science y ait la fonction et la véhémence du militantisme politique ; comme dans la sociologie de Bourdieu, soit que le désenchantement de la politique s’y identifie à la preuve de scientificité, comme dans le révisionnisme historien.

Dans tous les cas le militantisme de la science sociale - comme science et comme “sociale” - la met dans un rapport difficile avec la subjectivité démocratique. L’histoire savante s’est massivement consacrée aux temps pré-démocratiques parce que la manière dont les mots et les agencements discursifs circulent dans l’univers démocratique ne se prête pas à ses opérations de territorialisation du sens. La démocratie est tissée de mots et de figures qui ne constituent jamais une territorialisation. Non que la démocratie soit l’errance absolue. Mais elle est l’absence de fondement de la communauté, l’absence de corps qui installe la communauté dans sa propre chair. Ses sujets sont toujours provisoires et locaux, ses formes de subjectivation ne sont pas des incarnations ou des identifications, elles sont bien plutôt des intervalles entre plusieurs corps, entre plusieurs identités. La démocratie n’apparaît jamais avec un visage “propre”. Elle a la singularité d’un être-ensemble sans corps, investi dans des actes et des fidélités historiques. Ce sont toujours des noms et des actes singuliers qui font consister cet être-ensemble dans une sorte de polémique interminable avec les formes d’incorporation.

C’est ce qui rend difficile d’écrire une histoire sociale ou une histoire ouvrière comme histoire des temps démocratiques. Cette histoire a affaire à des mots et à des énoncés voyageurs (ouvriers, prolétaires, mouvement ouvrier, émancipation...) qui ne renvoient pas à des corps sociaux objectivables, à des propriétés et à des actes de ces corps. Elle a affaire à des désignations qui effectuent des modes de subjectivation au lieu de désigner des corps, à des classes qui ne sont pas des classes. On ne peut pas y appliquer ces procédures de territorialisation qui vont chercher un lieu de la parole du côté de grandes étendues montagnardes ou marines, quitte à les retrouver tissées de mots comme la Méditerrannée de Braudel qui est celle d’Homère. Les sujets démocratiques parlent trop, en font trop par rapport à leur peu d’être. D’où l’impossibilité de territorialiser le lieu de leur parole et l’usage de ces résidus herméneutiques que sont les « sociabilités » ouvrières ou les « cultures » ouvrières ou populaires. Ce sont des efforts désespérés et vains pour donner une chair aux mots de la démocratie. Il ya un défi de la démocratie à l’égard de l’écriture de l’histoire, d’où des procédures d’évitement qui se redoublent aujourd’hui par l’effet de ces procédures politiques qui constituent ce qu’on appelle le libéralisme consensuel.

Démocratie et consensus

Les événements de la démocratie ont généralement pris la figure d’une contestation de la démocratie. La tradition du mouvement ouvrier , des grèves de masse, toute cette tradition qui a été rejouée en 1968 a cette particularité très étrange et qu’il faut prendre au sérieux : il y a de la démocratie dans la contestation de la démocratie. Le mode d’être de la démocratie est un mode d’être en torsion à l’égard de lui-même. On peut annuler cette torsion de deux manières opposées : il y a eu l’opposition démocratie formelle/démocratie réelle, réduisant la première au statut d’apparence, de non-vérité à supprimer pour que la seconde existe, il y a aujourd’hui la réduction inverse qui identifie la démocratie à l’Etat de droit, les Droits de l’Homme, le régime parlementaire et, au bout de la chaîne, le consensus. Pour moi la vraie démocratie, c’est précisément ce combat des démocraties, la démocratie se contestant elle-même, s’exposant à sa propre limite. C’est pourquoi la ruine de la contestation de la démocratie est une chose terrible pour la démocratie. Lorsque la démocratie n’est plus engagée dans la confrontation des formes de subjectivation aux modes d’identification, brutalement on se trouve devant la question de ce qu’elle est en son principe : singularité ou consensus.

Le voyage comme expérience politique

Il ya plusieurs manières de voyager. Il y a plusieurs manières de revenir de voyage. Dans le voyage gauchiste, je pense qu’il y a eu quelque chose de fort qui a consisté à dire : tous ces mots-là, ouvriers, usine, prolétariat, etc... doivent vouloir dire quelque chose. Il y a un lieu où l’on doit vérifier ce que cela veut dire, en quel corps cela consiste. Le voyage a été important pour défaire les incarnations. Au nom d’autres incarnations d’abord, mais, dans la mesure où celles-ci ont été décevantes et que là où il devait y avoir le vrai corps, il n’y avait pas le vrai corps, l’expérience pouvait être profitable. Le tout était de savoir ce qu’on en faisait. On pouvait faire le bilan sur le mode d’un empirisme raisonnable, on pouvait en faire l’arme d’une dénonciation politique, disant que tous ces corps de subjectivation sont faux et qu’il faut en revenir au seul vrai corps politique, ou bien au vrai corps de la science. On intégrait l’expérience dans une grande Odyssée au rabais de l’expérience. Ce qui m’a intéressé a été la tentative d’inventer des formes du savoir qui gardent la mémoire du voyage comme voyage, en particulier de ce moment de passage où l’incorporation est déniée et où l’on en cherche une autre. On tient sur le fait que « prolétariat » est un mot qui a son poids de vérité même si son corps ne se trouve nulle part. La vérité du mot est d’être un intervalle entre plusieurs corps, une traversée singulière des désignations et des savoirs, des multiples manières dont des mots se tissent à des choses et des savoirs, des multiples manières dont des mots se tissent à des choses et à des actes.

Il y a deux leçons traditionnelles du voyage : on trouve le vrai corps (le corps de l’autre comme le même que lui-même) et on le ramène ; ou bien on ne le trouve pas et l’on dit que tout est vanité et qu’il ne fallait pas partir. J’ai essayé de faire autre chose, de conserver dans la pratique de la recherche et de l’écriture la mémoire du voyage, le fait que le voyage n’a été ni la découverte du même ni la révélation du faux. C’est un autre voyage que j’ai entrepris vers 72/73, au moment de la retombée de l’espérance politique. Mon idée première était que le vrai corps n’avait pas été trouvé politiquement en raison d’un malentendu et je voulais remonter par l’histoire à l’origine de ce malentendu : à l’écart entre la détermination marxienne de l’être-ouvrier et sa réalité propre. Pendant longtemps j’ai cherché un « propre » ouvrier du côté de ces formes de territorialisation au rabais dont je parlais tout à l’heure : du côté des corporations de métiers, des cultures, des formes d’enracinement originaires. Cela ne marchait pas. Impossible de voir la parole ouvrière se produire à partir d’un corps propre surgissant de son lieu propre. Ce qui se manifestait à la place c’était une parole qui essayait de s’arracher à ces incarnations, de ne plus parler ouvrier mais de se subjectiver sous le nom d’ouvrier dans l’espace de la langue commune. J’ai rencontré ces existences suspendues à l’impossible de vivre plusieurs vies et la manière dont leurs singularités se rencontraient, inventaient pour le sujet « commun » ouvrier ou prolétaire ces règles précaires par lesquelles s’instituent, perdurent ou se transforment des sujets démocratiques. J’ai voulu prendre en compte ce mouvement qui impliquait un renversement de position : saisir l’autre dans son arrachement à sa mêmeté, dans sa volonté d’être même que nous, c’est-à-dire autre que soi au sens où l’est tout être parlant. Cest mon histoire propre.

Travail du deuil

Le terme du voyage, c’est une interprétation du deuil de la promesse qui se noue à l’interprétation de la rencontre d’une altérité et d’une identité différentes de celles qu’on était parti chercher. Pour moi l’interprétation a été suspendue à la rencontre de deux figures singulières de l’impossible : Jacotot, le penseur d’une émancipation intellectuelle dont tout rassemblement social doit prononcer le deuil ; Gauny, le menuisier décidé à vivre la vie de philosophe qui lui était refusée par la langue même qu’il tentait de s’approprier. Une vie, les yeux brûlés par la lumière, suspendue à l’impossible. J’ai voulu, dans le savoir et dans son écriture, maintenir cette dimension de l’impossible, inventer des récits suspendus à cet impossible : une écriture liée à cette blessure-là, différente en cela des interprétations dominantes de la fin de voyage et de la souffrance de l’autre. Si on laisse de côté les repentis qui n’ont rien à nous apprendre, il y a en gros deux interprétations qui font prime : l’interprétation scientiste à la Bourdieu où la souffrance de l’autre que l’enquêteur ramène dans ses valises est fondamentalement l’autre de la science, sa légitimation par son objet, celui qui souffre de ne pas savoir ; l’interprétation religieuse à la Lyotard : la rencontre de la finitude, de la dette irrachetable qui se monnaie en hétérogénéité des régimes de phrases. Refusant le face-à-face légitimant de la science et de son objet souffrant, j’ai cherché à inscrire la fidélité à un impossible qui ne soit pas liée au pathos de la finitude, à la limite absolue.

De la littérature et du récit démocratique

Récit démocratique : celui qui inscrit le peu d’être des singularités démocratiques. Une tâche littéraire, si la littérature est bien contemporaine de la démocratie. La science en a besoin et la craint. Le compromis de Michelet, c’était le récit républicain. Celui-ci aménage le rapport entre le sujet démocratique et un mode d’être sensible pensé dans l’ordre de la filiation, du rapport à la mère. Cela implique un mode de récit qui fasse surgir les voix errantes de la démocratie d’un corps populaire lui-même bien planté dans son lieu, exprimant le « génie » de ce lieu. C’est la mosaïque du Tableau de la France ou le récit de la Fête de la Fédération au village. Le récit républicain fait surgir une voix d’un corps, un corps d’un lieu. C’est le visionnarisme romanticoréaliste qui court de Hugo et Michelet à Zola. Une histoire des temps démocratiques implique un autre type de récit où aucun lieu, aucun corps ne soit là avant les voix, où au contraire ce soit le réseau des paroles, avec leur suspens et leurs lacunes, qui institue le lieu d’un être-ensemble et le temps d’un événement, autour d’un absence et d’une promesse, entre un jour et un lendemain. Ce récit démocratique, on le trouve chez des écrivains qui ne se sont pas souciés de peindre le peuple, Proust, Joyce, Virginia Wolf. Ce sont eux pourtant qui ont inventé les récits propres au mode d’être démocratique : des sujets, des collectifs tissés de mots fragiles, suspendus à leur précaire promesse. Quand j’ai écrit La Nuit des prolétaires, j’ai tenté de donner à ces fragments d’écrits hétéroclites où se constitue une subjectivation nouvelle, en rupture avec une identité, le mode de récit qui leur convenait : celui des Vagues ou de la Promenade au phare plutôt que celui des Misérables ou de Germinal. Mais c’est mal dire les choses que de laisser supposer qu’on choisit une littérature pour exprimer un certain type d’événement. Cet événement lui-même, on a déterminé son existence et sa configuration parce qu’on a lu l’archive en animal littéraire, à travers les textes qui nous ont faits.

L’essai et sa philosophie

L’essai est, dans l’ordre de la pensée, le genre sans genre ; le livre simplement comme livre qui ne signale son auteur que comme être parlant s’adressant à n’importe quel autre sans autre arme que celle de l’écriture, une écriture qui n’est pas moyen d’exprimer un savoir mais recherche, processus de connaissance. On pourrait dire que ce genre sans genre est identique à la philosophie, celle-ci n’étant pensable ni comme genre du savoir ni comme genre littéraire. Mais je ne me soucie pas d’identifier mon travail à une essence ou vocation de la philosophie ni de répartir les places et prérogatives respectives de la poésie et de la philosophie. Je ne pense pas la philosophie comme l’opération de saisie des vérités qui seraient produites en particulier par la poésie. Une telle démarche reste pour moi trop prise dans l’idée d’un discours propre à dire la vérité « pratiquée » par les autres. Ce qui m’intéresse dans la vérité, c’est cette absence de langue propre dont je parlais. Il faut la dire et il n’y a pas de mode de discours propre à la dire. Cette impropriété brise les séparations entre les genres du discours. « C’est ici qu’il faut avoir le courage de dire vrai quand on parle de la vérité » dit le Phèdre. La plaine de la vérité est le lieu à la louange duquel aucun poète n’a pu chanter d’hymne approprié. Mais pour parler en vérité du lieu de la vérité, pour nouer le temps et l’éternité, c’est encore un récit que Socrate doit faire. C’est cela qui m’intéresse : la différence qu’il faut marquer et dont la marque pourtant se dénie aussitôt, le point où la philosophie pour dire ce qui lui est le plus propre et qui la sépare de toute performance poétique doit encore se confier à une poétique qui est une contre-poétique : chez Platon encore, l’anti-Odyssée du Mythe d’Er, l’anti-Iliade du récit de l’Atlantide ou, tout simplement, l’antitragédie du dialogue : autant d’écritures de ce qui ne s’écrit pas. A ce point de retournement, la pensée est rendue à son égalité qui n’est pas l’indifférence du texte. La vérité est bien là au travail sans qu’un discours ait la possibilité de dire la vérité des autres. Parler d’une poétique ordonnée à l’idée d’une vérité, quelle qu’en soit la figure, c’est refuser le simple partage entre philosophie ou sophistique, discours de la vérité ou catastrophe rhétorique, textualiste, etc... L’« essai de poétique » que je pratique a nécessairement un pied dans la philosophie et un pied dehors parce que son objet, c’est la manière dont un discours se met par sa nécessité propre au dehors de lui-même.

La poétique d’Aristote, c’était, au fond, la tentative de règlement radical de ce trouble de la pensée : plus de contre-poème philosophique mais une philosophie qui met le poème à sa place en lui donnant ses lois « propres », ce qui est plus simple et plus radical que d’exclure les poètes. La poétique du savoir revient sur cette opération, elle retourne à la torsion platonicienne : le poème contre le poème. Ce qui est aussi une définition possible de la littérature : le poème qui défait toute légalité dans l’ordre des poèmes, tout partage légitime des discours. La littérature, c’est la puissance commune de l’être parlant. La philosophie, comme pensée de la puissance commune de la pensée ne cesse de s’en séparer et elle doit sans cesse s’y confier pour dire « en vérité » la séparation. Il faut dégager cette tension de tout réductionnisme « textualiste » comme de tout pathos de l’impossible.

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