Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son vol
« Hic Rhodus, hic saltus. »
Concevoir ce qui est, est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c’est la raison. En ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps ; de même aussi la philosophie, elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de s’imaginer qu’une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain que de croire qu’un individu sautera au-dessus de son temps, franchira le Rhodus. Si une théorie, en fait, dépasse ces limites, si elle construit un monde tel qu’il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, laquelle est un élément inconsistant qui peut prendre n’importe quelle empreinte.
En la changeant quelque peu cette formule deviendrait expression :
« Hier ist die Rose, hier tanze. »
Ici est la rose, ici il faut danser.
Ce qu’il y a entre la raison comme esprit conscient de soi, et la raison comme réalité donnée, ce qui sépare la première de la seconde, et l’empêche d’y trouver sa satisfaction, c’est qu’elle est enchaînée à l’abstraction dont elle ne se libère pas pour atteindre le concept. Reconnaître la raison comme la rose dans la croix de la souffrance présente et se réjouir d’elle, c’est la vision rationnelle et médiatrice qui réconcilie avec la réalité, c’est elle que procure la philosophie de ceux qui ont senti la nécessité intérieure de concevoir et de conserver la liberté subjective dans ce qui est substantiel, et de ne pas laisser la liberté subjective dans le contingent et le particulier, de la mettre dans ce qui est en soi et pour soi.
C’est aussi ce qui fait le sens concret de ce qui a été désigné plus haut d’une manière abstraite comme unité de la forme et du contenu. En effet, dans sa signification la plus concrète, la forme est la raison comme connaissance conceptuelle, et le contenu est la raison comme essence substantielle de la réalité morale aussi bien que naturelle.
L’identité consciente des deux est l’Idée philosophique. C’est un grand entêtement, un entêtement qui fait honneur à l’homme, de ne rien vouloir reconnaître de nos sentiments qui ne soit justifié par la pensée, et cet entêtement est la caractéristique des temps modernes. C’est d’ailleurs le principe propre du protestantisme. Ce que Luther avait commencé à saisir comme croyance dans le sentiment et dans le témoignage de l’esprit est ce que l’esprit ultérieurement mûri s’est efforcé à concevoir sous forme de concept pour se libérer ainsi dans le présent, et s’y retrouver. Un mot célèbre dit qu’une demi-philosophie éloigne de Dieu (c’est cette moitié qui fait consister le savoir dans une approximation de la vérité), mais que la vraie philosophie conduit à Dieu. Il en est de même avec l’État. De même, la raison ne se contente pas de l’approximation, car celle-ci n’est ni chaude ni froide et par suite doit être vomie (Apocalypse, III, 16). Elle ne veut pas non plus d’un désespoir froid qui accorde que dans le temps tout va mal ou médiocrement, mais que justement il ne peut rien se produire de meilleur et qu’il faut maintenir la paix avec la réalité ; la vraie connaissance fait naître une paix plus chaleureuse.
Pour dire encore un mot sur la prétention d’enseigner comment doit être le monde, nous remarquons qu’en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation. Ce que le concept enseigne, l’histoire le montre avec la même nécessité : c’est dans la maturité des êtres que l’idéal apparaît en face du réel et après avoir saisi le même monde dans sa substance, le reconstruit dans la forme d’un empire d’idées. Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son vol.