Jacques Rancière : la littérature engage le "partage du sensible"

29 janvier 2010

LE MONDE DES LIVRES | 15.03.

Si la littérature a à voir avec la politique, insistez-vous, ce n’est pas qu’elle engage l’écriture sur la voie d’une prise de parti explicite dans les luttes du temps. C’est d’abord parce qu’elle bouleverse ce que vous nommez le ’partage du sensible’. Qu’est-ce à dire ?

Le partage du sensible, c’est la configuration de ce qui est donné, de ce qu’on peut ressentir, des noms et des modes de signification qu’on peut donner aux choses, de la manière dont un espace est peuplé, des capacités que manifestent les corps qui l’occupent. La littérature fait de la politique en bouleversant la configuration de cet espace et en donnant à ces corps des puissances nouvelles. L’apolitique Flaubert confère à des corps populaires (Emma Bovary, Bouvard et Pécuchet) des capacités qui font écho à celles que se donnent les militants de l’émancipation ouvrière, en perturbant la distribution des positions et des compétences qui fait un ordre social. Avec la rencontre entre un enfant blanc, un descendant de chef indien croisé de sang noir, un ours et la forêt, Faulkner construit, dans le cycle Descends Moïse, un communisme sensible plus efficace que celui des romans militants.

Avec la remontée d’un fleuve africain à la rencontre d’un apôtre perdu du colonialisme civilisateur dans Au coeur des ténèbres, Conrad construit un espace politique plus significatif qu’en décrivant, dans L’Agent secret, les crimes d’un cynique anarchiste. Et Pavese fait dire la guerre, la résistance et le retour à la normale par ces collines au-dessus de Turin qui à la fois donnent lieu aux actions des combattants et absorbent les traces de leurs actions.

Vous citez peu d’écrivains contemporains. Autour de vous, parmi ceux qui lisent et qui écrivent, où trouve-t-on trace, selon vous, de cette "politique de la littérature" ?

Je pense à Thomas Pynchon, racontant le territoire et l’histoire américains à travers la déambulation d’un astronome et d’un géomètre dans Mason & Dixon ou évoquant le nazisme simplement à travers celle d’un ingénieur allemand enregistrant les perturbations radio-atmosphériques dans le Sud-Ouest africain (V). Je pense aussi à Don Delillo, construisant l’espace-temps de l’Amérique politique contemporaine comme le trajet d’une balle de base-ball perdue dans les tribunes d’un stade de New York en 1951 (Outremonde) ou à Antonio Lobo Antunes logeant le passé colonial dans une banlieue triste de Lisbonne (Le Retour des caravelles). On peut sûrement penser à bien d’autres. Cette archéologie sensible du présent, je l’ai en fait étudiée ailleurs dans La Fable cinématographique parce que je crois que le cinéma en a largement repris l’idée et la méthode à la littérature. Ceux qui déplorent une décadence contemporaine de la littérature oublient qu’un art est bien plus qu’un médium particulier appartenant à des spécialistes des mots, des images ou des sons. Des cinéastes ou des vidéastes peuvent aujourd’hui produire des inventions dans ce nouage littéraire des mots et des choses à l’égard duquel les écrivains de profession manifestent souvent une certaine lassitude.

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