"Le ponte des arts" par Eric Loret.
Politique de la littérature est un recueil d’essais où il s’agit, à nouveau, de sauver la démocratie (cf. le récent la Haine de la démocratie, du même auteur) et une certaine modernité (Mallarmé, Flaubert), contre les rappels à l’ordre de plus en plus pressants. S’inspirant d’une tradition qui irait d’Aristote à Deleuze, Rancière pense l’esthétique et la politique indissolublement, à travers le prisme de ce qu’il nomme « le partage du sensible ». Les textes présentés, abordant des figures comme Brecht, Borges ou Tolstoï, croisées avec celles de Badiou, Freud ou Benjamin, redisent et approfondissent une pensée développée depuis une dizaine d’années avec la Chair des mots et Aux bords du politique .Les chapitres introductifs, « Politique de la littérature » et « Le malentendu littéraire », fournissent l’outillage théorique qu’on retrouvera dans les autres essais. Rancière y pose d’abord que « la politique est la constitution d’une sphère d’expérience spécifique où certains objets sont posés comme communs et certains sujets regardés comme capables de désigner ces objets et d’argumenter à leur sujet ». Définition certes problématique, qui fait que « le donné sur lequel repose la politique est toujours litigieux », mais sur laquelle on peut mettre de l’huile aristotélicienne en distinguant la parole de l’homme, « qui permet de mettre en commun le juste et l’injuste », et la voix animale, « qui exprime le plaisir ou la peine ». Comme l’homme est parole (interprétation) et non voix (réel aveugle, vie nue), « l’activité politique reconfigure le partage du sensible. Elle introduit sur la scène du commun des objets et des sujets nouveaux. Elle rend visible ce qui était invisible, elle rend audibles comme être parlants ceux qui n’étaient entendus que comme animaux bruyants ». En somme, la littérature (y compris Mallarmé, dont Rancière renouvelle la lecture en commentant les proses « Conflit » et « Confrontation » ) redistribue les places sociales et l’activité artistique peut être émancipatrice si elle ne se contente pas de mimer le cadavre des formes obsolètes de la vie (en croyant que « les choses et les individus ont des propriétés réelles qui rendent leur possession désirable » ).
Si l’on préfère une étude plus directement littéraire, le chapitre intitulé « La mise à mort d’Emma Bovary » nous donnera les frissons d’un démontage diablement intéressant. Mme Bovary, explique Rancière, fut en son temps honni des réactionnaires, parce que ce roman leur semblait illustrer le foutoir d’une démocratie où tout se vaut : « Le tort fait par Emma à la littérature » est d’ « identifier la littérature à la vie, et pour cela, elle rend toute source d’excitation équivalente à toute autre ». Ce crime était aussi perçu comme celui de son auteur. Plus récemment, c’est à un Flaubert « bourgeois » que s’en prend la critique, qu’elle croit tout enfermé dans une tour de (rien) y voir stylistique. En réalité, pour le philosophe, Flaubert se préoccupe du noeud qui « lie l’égalité artistique à ce nouveau partage du sensible qui rend les plaisirs de l’esprit disponibles pour n’importe qui ». A savoir : « Si le futur de l’art tient à une forme nouvelle d’indistinction entre l’art et la vie non artistique, et si cette indistinction est disponible pour n’importe qui, que reste-t-il à l’art pour fonder sa spécificité ? » La question ne se dénoue pas, comme la tradition moderne l’interprète, dans une intransitivité stérile. Elle n’est pas non plus antique : Rancière lit ici notre présent. Ce temps promis de la résolution de l’art et de la vie est le nôtre, quand chacun est écrivain sur son blog, musicien sur MySpace et cinéaste sur Youtube.
Mais, pour que cet art-là soit politique et démocratique, c’est-à-dire qu’il sache « partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence », il ne doit pas sombrer dans le kitsch, ne pas devenir « partie et décor de [l] a vie quotidienne », ameublement ou « esthétisation ». Pour qu’il effectue le partage du « monde commun », qu’il donne la parole à ceux qui ne l’ont pas, c’est à une interprétation d’événements perceptifs qu’elle doit s’appliquer, en tant que la vie est « pur multiple de la sensation ». Nous voilà non loin de chez Rimbaud, Proust et Deleuze. La littérature nous apprend « à choisir entre deux interprétations : non pas deux interprétations des paroles ou actes d’autrui, mais deux interprétations de nos propres perceptions et des affections qui les accompagnent ». Soit à se constituer en sujet politique.