"Quand le langage épouse la démocratie", par William Marx
Il y a deux façons antagonistes d’envisager philosophiquement la littérature. Soit comme une parole qui transcende les conditions matérielles de son énonciation et se propose, en dernière analyse, comme la voix même de l’Etre : c’est l’option métaphysique, celle qu’a illustrée Heidegger. Soit, au contraire, insistant sur l’ancrage nécessaire de la littérature dans l’existence concrète, on la saisit comme l’expression historiquement située d’un rapport singulier au langage et au monde : celui d’un écrivain, d’un mouvement esthétique ou même de la société tout entière.
Telle est la voie qu’a choisi d’explorer Jacques Rancière, en s’imposant depuis bien des années comme l’un des principaux penseurs de la chose littéraire. Voie ’politique’ par excellence, au sens d’une politique généralisée, aussi différente de la campagne présidentielle en cours qu’un poème de Mallarmé peut l’être d’un tract électoral.Exigeante, cette réflexion tantôt se concentre sur des écrivains essentiels (Mallarmé : la politique de la sirène, 1996), tantôt s’élève à des considérations générales sur l’histoire de la littérature, comme dans l’essai fondamental sur La Parole muette (1998). Deux points de vue que coordonne avec une rigueur remarquable le recueil Politique de la littérature, en rassemblant une dizaine de textes, dont le plus ancien date de 1979.Si divers en effet que soient les noms évoqués, de Balzac à Badiou, en passant par Brecht et Borges, l’ensemble du livre est au service d’une seule intuition. Dans un premier temps, on pourrait la résumer ainsi : la littérature ne saurait se séparer des systèmes idéologiques au sein desquels ou même contre lesquels elle se forme. Elle est engagée malgré elle. Qu’ils le veuillent ou non, les plus farouches partisans de l’art pour l’art expriment encore une vision particulière du monde et de la cité.Ainsi Flaubert : son esthétique du détail, blâmée par ses contemporains, exprime moins une réification bourgeoise du langage, comme le pensait Sartre, que la ruine d’une conception hiérarchisée de la description, héritée de l’Ancien Régime. Avec Madame Bovary triomphe une vision démocratique du réel, où chaque élément compte autant que son voisin : la description minutieuse des grandes herbes courbées par le vent ou des insectes posés sur les feuilles de nénuphar n’y a pas moins d’importance que les médiocres aventures sentimentales de l’héroïne.Vision démocratique, mais aussi matérialiste : la prolifération du langage s’efforce de mimer les tourbillons anarchiques des atomes dans l’Univers. ’L’excès des mots est identique à cette puissance de désindividualisation qui fait entendre au milieu de toute histoire la respiration du grand Vide qui est l’équivalent du grand Pan défunt.’ Flaubert et Proust font succéder à la conception organique de l’oeuvre un modèle de croissance de type végétal, où le désordre l’emporte sur l’ordre. Aussi n’y a-t-il pas antinomie entre souci réaliste et obsession esthétique. Bien au contraire, l’alliance des deux forme le système que, depuis le début du XIXe siècle, on nomme littérature. C’est pourquoi l’oeuvre la plus engagée n’est pas toujours celle qui se donne pour telle.Tout est politique, donc. Mais tout, aussi, est littérature : ’Littérature est le nom d’un régime nouveau de la vérité.’ Désormais, le vrai se cache et l’oeuvre doit le révéler. L’avènement de la littérature s’accompagne d’une révolution du sens : en de lumineux chapitres, Rancière montre comment la psychanalyse freudienne et l’historiographie moderne ont emprunté leurs principes à la création littéraire. Les sciences herméneutiques qui prétendent dévoiler le fin mot des oeuvres et des écrivains procèdent en fait du même régime d’interprétation que cette littérature qu’elles croient pouvoir surpasser en clairvoyance : c’est une faiblesse qu’elles osent rarement s’avouer.
CITATIONS FÉTICHES
La critique de Rancière vise ici particulièrement le réductionnisme parfois pratiqué dans le sillage de Pierre Bourdieu : quand le sociologue se réjouit de retrouver derrière les oeuvres les structures sociales qui leur ont donné naissance, il se contente de répéter sans le savoir le geste même par lequel la littérature s’est instituée comme expression démocratique du réel.Même si, sans doute, l’assimilation de la démocratie au seul concept d’égalité peut paraître abusive, l’analogie développée par Rancière résonne comme un avertissement, en ces temps où la place de l’enseignement littéraire dans les cursus est de plus en plus menacée : il ne serait pas sans péril pour l’Etat de remettre en question un idéal esthétique et politique sur lequel nos sociétés ont vécu depuis au moins deux siècles.Paradoxalement, toutefois, dans sa volonté philosophique de tenir ensemble toutes les contradictions de son objet, dans son refus du ’paradigme moderniste’ traditionnel qui rompt le lien entre langage et représentation, dans son opposition même à l’approche plus évolutionniste et historique de Paul Bénichou ou de Michel Foucault, le projet de Jacques Rancière n’est peut-être lui-même rendu possible que par la distance où l’on tient aujourd’hui la littérature issue de la révolution romantique. Distance rendue plus sensible encore par les citations fétiches qui courent à travers le livre - la description flaubertienne de l’éclat d’un ongle ou d’une goutte de neige fondue - et se lisent comme autant de monuments proposés à l’admiration et à la nostalgie, ultime hommage aux noces déjà légendaires du langage et de la démocratie.