La contradiction entre justice et vengeance

11 octobre 2003

La punition est juste aussi par rapport au criminel (§100)

L’affliction qu’on impose au criminel n’est pas seulement juste en soi ; en tant que juste elle est aussi l’être en soi de sa volonté, une manière d’exister de sa liberté, son droit. Il faudra dire encore qu’elle est un droit par rapport au criminel lui-même, qu’elle est déjà impliquée dans sa volonté existante, dans son acte. Cette action, puisqu’elle vient d’un être raisonnable, implique l’universalité, l’établissement d’une loi, qu’il a reconnue en elle pour soi-même, à laquelle il peut donc être soumis comme à son propre droit.

Remarque

On sait que Beccaria a contesté à l’État le droit d’appliquer la peine de mort, sous prétexte qu’on ne peut pas présumer que le contrat social contienne le consentement des individus à être tués, et qu’on doit bien plutôt admettre le contraire. Mais l’État, d’une manière générale, n’est pas un contrat (§ 75), et son essence substantielle n’est pas si exclusivement la protection et la sécurité de la vie et dé la propriété des individus isolés. Il est plutôt la réalité supérieure et même il revendique cette vie et cette propriété et réclame qu’on les sacrifie. De plus, outre que l’État doit maintenir en vigueur le concept du crime, ce qu’il a de rationnel indépendamment de l’adhésion de l’individu, la rationalité formelle, le vouloir de l’individu se trouvent aussi déjà dans l’action du criminel. En considérant en ce sens que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un être rationnel. Cet honneur ne lui est pas accordé si le concept et la mesure de sa peine ne sont pas empruntés à la nature de son acte - de même lorsqu’il n’est considéré que comme un animal nuisible qu’il faut mettre hors d’état de nuire ou qu’on cherche à l’intimider ou à l’amender. Enfin au point de vue des modalités d’existence de la justice, la forme qu’elle a dans l’État, c’est-à-dire comme peine, n’est pas la seule et l’État n’est pas la condition nécessaire de la justice en soi.

La punition est réparation du crime (§101)

La suppression du crime est remboursement selon le concept, parce qu’elle est violence à la viole ce, et selon l’existence, lorsque le crime a une certaine grandeur qualitative et quantitative qui peut se retrouver dans sa négation comme existence. Mais cette identité qui repose sur le concept n’est pas l’égalité qualitative, c’est celle qui résulte de la nature en soi de la faute - l’égalité de valeur.

Remarque

Dans la science ordinaire, la définition d’une essence (ici la peine) est empruntée à la représentation universelle de l’expérience psychologique et celle-ci montrerait que le sentiment général des peuples et des individus envers le crime est et a toujours été qu’il mérite punition et que le criminel doit supporter ce qu’il a fait. Il ne faut pas oublier que les sciences qui prennent la source de leurs déterminations dans la représentation universelle acceptent d’autre part des principes qui contredisent cette donnée soi-disant générale de la conscience.

Cette condition d’égalité met une grande difficulté dans la représentation de la compensation : seulement la justice des dispositions pénales dans leur spécification qualitative ou quantitative est postérieure au problème de la substance même de la peine. Même si l’on devait, pour cette détermination postérieure., admettre d’autres principes que le principe général de la peine, celui-ci resterait. ce qu’il est. Aussi bien le concept lui-même doit contenir éminemment le principe qui permet de fonder les spécifications. Cet aspect du concept, c’est justement cette liaison nécessaire qui fait que le. crime comme volonté en soi négative, implique sa négation même, qui apparaît comme peine. C’est l’identité intérieure qui dans l’existence extérieure se réfléchit pour l’entendement comme égalité. La spécification qualitative et quantitative du crime et de sa suppression passe maintenant. dans la sphère de l’extériorité dans laquelle aucune définition absolue n’est possible (cf. § 49) ; dans le domaine du fini, elle reste une simple exigence que l’entendement doit toujours plus définir, ce qui est de la plus haute importance, mais qui progresse à l’infini et ne permet qu’une approximation perpétuelle. Si l’on oublie cette nature du fini et si, au contraire, on en reste à l’égalité abstraite et spécifique, on rencontre une difficulté insurmontable à déterminer les peines (particulièrement lorsque la psychologie ajoute à cela l’idée d’une grandeur des mobiles sensibles et d’une grandeur proportionnelle de la mauvaise volonté ou inversement proportionnelle de la force d’âme et de la liberté). Il est très facile de montrer l’absurdité de la peine comme talion (ainsi vol pour vol, brigandage pour brigandage, oeil pour oeil, dent pour dent, qui nous représentent le criminel borgne et édenté), mais le concept n’a rien à voir avec cela, seule l’idée de cette égalité spécifique est responsable de ces images. La valeur, comme l’équivalence interne de choses qui dans leur existence externe sont spécifiquement très différentes, est une notion qui apparaît déjà dans les contrats (cf. plus haut), ainsi que dans l’action civile contre le crime (§ 95) et par elle la représentation passe de la caractéristique immédiate de la chose à l’universel. Dans le crime où le caractère indéfini de l’action est une détermination fondamentale, les distinctions spécifiques extérieures sont d’autant plus effacées, et l’égalité ne peut plus être la règle que pour l’essence de ce que le criminel a mérité, mais non pour la forme extérieure de cette peine. Ce n’est qu’au point de vue de cette dernière que la punition du vol et du brigandage, peine pécuniaire ou de prison, sont inégales mais quant à leur valeur, à leur propriété commune d’être des dommages, ils sont comparables. C’est alors, on l’a vu, l’affaire de l’intelligence de chercher l’approximation de l’égalité de valeur. Si l’on ne conçoit pas la connexion interne virtuelle du crime et de l’acte qui l’abolit et que, par suite, on n’aperçoive pas l’idée de la valeur et de la comparabilité selon la valeur, on en arrive à ne voir dans une peine proprement dite que la liaison arbitraire d’un mal avec une action défendue (Klein, Principes de droit pénal, § 9).

La loi a pourtant quelque chose de la vengeance (§102)

L’abolition du crime est d’abord, dans cette sphère du droit immédiat, la vengeance ; celle-ci est juste dans son contenu si elle est une compensation. Quant à la forme, elle est l’action d’une volonté subjective qui, dans chaque dommage qui se produit, met son indéfini, et dont par suite la justice est contingente. Et aux autres consciences elle apparaît comme une volonté particulière. La vengeance devient une nouvelle -violence en tant qu’action positive d’une volonté particulière. Elle tombe par cette contradiction dans le processus de l’infini et se transmet de génération en génération sans limite.

Remarque

Là, où les crimes sont poursuivis et punis non comme crimina publica, mais comme privata (comme le vol et le brigandage chez les Juifs et les Romains et quelque peu encore chez les Anglais), la loi a en elle une partie au moins des caractères de la vengeance. L’exercice de la vengeance par les héros, les chevaliers errants, est différent de la vengeance privée. Elle appartient à la naissance des États.

La contradiction entre justice et vengeance (§103)

Exiger la solution de cette contradiction (de même que celle des autres injustices, § 86 et § 89), qui tient ici aux modalités de l’abolition de la faute, c’est l’exigence d’une justice dépouillée de tout intérêt, de tout aspect particulier et de la contingence de la force, qui ne venge pas mais qui punisse. C’est là l’exigence d’une volonté qui, comme particulière et subjective, voudrait l’universel comme tel. Mais c’est le concept de la moralité subjective qui n’est pas seulement un souhait mais un produit de ce mouvement.

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