La reconnaissance d’autrui : le maître et son serviteur.
§ 30. Une conscience de soi qui est pour une autre conscience de soi n’est pas seulement pour elle comme pur objet, mais comme son autre soi. Le Je n’est pas une universalité abstraite, qui ne comporte, comme telle, aucune distinction ou détermination. Le Je étant ainsi objet pour le Je, il est pour lui, à cet égard, comme le même Je qu’il est lui-même. En l’autre, c’est de lui-même qu’il a l’intuition.
§ 31. 1° Cette intuition que l’un des Je a de lui-même dans l’autre Je est le moment abstrait de la mêmeté. 2° Mais la destination de chacun est aussi de se manifester phénoménalement pour l’autre à titre d’objet extérieur et, dans cette mesure, à titre de présence concrète sensible. 3° En face l’un de l’autre, chacun est absolument pour lui-même et singulier, et il exige, en outre, d’être tel pour l’autre et d’être tenu pour tel par l’autre, d’avoir dans l’autre intuition de sa propre liberté comme liberté d’un étant-en-soi, - c’est-à-dire d’être reconnu par l’autre.
§ 32. Pour se faire valoir et être reconnue comme libre, il faut que la conscience de soi se représente pour une autre comme libérée de la réalité naturelle présente. Ce moment n’est pas moins nécessaire que celui qui correspond à la liberté de la conscience de soi en elle-même. L’égalité absolue du Je par rapport à lui-même n’est pas une égalité essentiellement immédiate, mais une égalité qui se constitue en supprimant l’immédiateté sensible et qui, de la sorte, s’impose aussi à un autre Je comme libre et indépendante du sensible. Ainsi la conscience de soi se révèle conforme à son concept et, puisqu’elle donne réalité au Je, il est impossible qu’elle ne soit pas reconnue.
§ 33. Mais l’autonomie est moins la liberté qui sort de la présence sensible immédiate et qui se détache d’elle que, bien plutôt, la liberté au sein de cette présence. Ce moment est aussi nécessaire que l’autre, mais ils ne sont pas d’égale valeur. Par suite de l’inégalité qui tient à ce que, pour l’une des deux consciences de soi, la liberté a plus de valeur que la réalité sensible présente, tandis que, pour l’autre, cette présence assume, au regard de la liberté, valeur de réalité essentielle, c’est alors que s’établit entre elles, avec l’obligation réciproque d’être reconnues dans la réalité effective et déterminée, la relation maîtrise-servitude, ou absolument parlant, service-obéissance, dans la mesure où cette différence d’autonomie est donnée par le rapport naturel immédiat.
§ 34. Puisqu’il est nécessaire que chacune des deux consciences de soi, qui s’opposent l’une à l’autre, s’efforce de se manifester et de s’affirmer, devant l’autre et pour l’autre, comme un être-pour-soi absolu, par là même celle qui a préféré la vie à la liberté, et qui se révèle impuissante à faire, par elle-même et pour assurer son indépendance, abstraction de sa réalité sensible présente, entre ainsi dans le rapport de servitude.
§ 35. Cependant, cette liberté purement négative, qui consiste à faire abstraction de la réalité naturelle présente, ne correspond pas au concept de la liberté, car cette dernière est l’égalité à soi-même dans l’altérité, celle, d’une part, de l’intuition de son soi en un autre soi, celle, d’autre part, de la liberté, non par rapport à la réalité présente mais dans cette réalité même, absolument parlant, - une liberté qui ait elle-même une réalité présente. Le serviteur est dépourvu de soi ; son soi est un autre soi, en sorte que, dans le maître, il s’aliène et se supprime comme Je singulier et qu’il a en lui l’intuition de son soi essentiel comme d’un autre soi. Au contraire, dans le serviteur, le maître a l’intuition de l’autre Je comme d’un Je supprimé, et celle de son propre vouloir singulier comme d’un vouloir conservé. (Histoire de Robinson et de Vendredi.)
§ 36. Mais, à considérer la chose de façon plus précise, le vouloir propre et singulier du serviteur se défait, absolument parlant, dans la crainte qu’il éprouve à l’égard du maître, dans son sentiment intérieur de sa propre négativité. Son travail au service d’un autre est, d’un coté, en lui-même une aliénation de son vouloir, mais en même temps, d’un autre coté, avec la négation de son désir propre, le façonnage positif des choses extérieures par le travail, en ceci que, par lui, le soi fait de ses déterminations la forme des choses et que, dans son ouvrage, il a l’intuition de lui-même comme réalité objectale. L’aliénation de l’arbitraire inessentiel constitue le moment de la véritable obéissance. (Pisistrate enseigna l’obéissance aux Athéniens. De la sorte il fit passer les lois de Solon sur le plan de l’effective réalité, et, une fois reçu cet enseignement, les Athéniens n’eurent plus besoin de maître.)
§ 37. Cette aliénation de la singularité en tant que soi est le moment par lequel la conscience de soi opère le passage qui fait d’elle un vouloir universel, le passage à la liberté positive.
§ 38. La conscience universelle de soi est intuition d’elle-même, non comme d’un soi particulier, distinct des autres, mais comme d’un soi universel, qui est en lui-même. Ainsi elle se reconnaît elle-même et reconnaît en elle les autres consciences de soi et elle est reconnue par elles.
§ 39. La conscience de soi n’est réelle pour elle-même, selon cette universalité essentielle qui est sienne, que dans la mesure où elle connaît son reflet dans d’autres consciences de soi ( je sais que d’autres ont de moi un savoir qui est un savoir d’eux-mêmes ) et où, à titre de pure universalité spirituelle, appartenant à la famille, à la patrie, etc., elle se connaît comme soi essentiel. (Cette conscience de soi est le fondement de toutes les vertus, de l’honneur, de l’amitié, du courage, de tout sacrifice, de toute gloire, etc.)