La ligne droite divisée

3 novembre 2003

(509d)
Socrate : Prends donc une ligne coupée en deux segments inégaux , l’un représentant le genre visible, l’autre le genre intelligible, et coupe de nouveau chaque segment suivant la même proportion ; tu auras alors, en classant les divisions obtenues d’après leur degré relatif de clarté ou d’obscurité, dans le monde visible, un premier segment, celui des images - j’appelle images d’abord (510a) les ombres, ensuite les reflets que l’on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables ; tu me comprends ?

Glaucon : Mais oui.

S : Pose maintenant que le second segment correspond aux objets que ces images représentent, j’entends les animaux qui nous entourent, les plantes, et tous les ouvrages de l’art.

G : Je le pose.

S : Consens-tu aussi à dire, demandai-je, que, sous le rapport de la vérité et de son contraire, la division a été faite de telle sorte que l’image est à l’objet qu’elle reproduit comme l’opinion est à la science ? (510b)

G : J’y consens fort bien.

S : Examine à présent comment il faut diviser le monde intelligible.

G : Comment ?

S : De telle sorte que pour atteindre l’une de ses parties l’âme soit obligée de se servir, comme d’autant d’images, des originaux du monde visible , procédant, à partir d’hypothèses, non pas vers un principe, mais vers une conclusion ; tandis que pour atteindre l’autre - qui aboutit à un principe anhypothétique - elle devra, partant d’une hypothèse, et sans le secours des images utilisées dans le premier cas, conduire sa recherche à l’aide des seules idées prises en elles-mêmes.

G : Je ne comprends pas tout à fait ce que tu dis.

S : Eh bien ! reprenons-le ; tu le comprendras sans doute plus aisément (510c) après avoir entendu ce que je vais dire. Tu sais, j’imagine, que ceux qui s’appliquent à la géométrie, à l’arithmétique ou aux sciences de ce genre, supposent le pair et l’impair, les figures, trois sortes d’angles et d’autres choses de la même famille, pour chaque recherche différente ; qu’ayant supposé ces choses comme s’ils les connaissaient, ils ne daignent en donner raison ni à eux-mêmes ni aux autres, estimant qu’elles sont claires pour tous ; qu’enfin, partant de là, (510d)ils déduisent ce qui s’ensuit et finissent par atteindre, de manière conséquente, l’objet que visait leur enquête.

G : Je sais parfaitement cela, dit-il.

S : Tu sais donc qu’ils se servent de figures visibles et raisonnent sur elles- en pensant, non pas à ces figures mêmes, mais aux originaux qu’elles reproduisent ; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et la diagonale en soi, non sur la diagonale qu’ils tracent, et ainsi du reste ; (510e) des choses qu’ils modèlent ou dessinent, et qui ont leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, ils se servent comme d’autant d’images pour chercher à voir ces choses en soi qu’on ne voit (511a) autrement que par la pensée .

G : C’est vrai.

S : Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine intelligible, mais que, pour arriver à les connaître, l’âme est obligée d’avoir recours à des hypothèses : qu’elle ne procède pas alors vers un principe - puisqu’elle ne peut remonter au-delà de ses hypothèses -, mais emploie comme autant d’images les originaux du monde visible, qui ont leurs copies dans la section inférieure, et qui, par rapport à ces copies, sont regardés et estimés comme clairs et distincts .

G : Je comprends que ce que tu dis s’applique (511b) à la géométrie et aux arts de la même famille.

S : Comprends maintenant que j’entends par deuxième division du monde intelligible celle que la raison même atteint par la puissance de la dialectique, en faisant des hypothèses qu’elle ne regarde pas comme des principes, mais réellement comme des hypothèses, c’est-à-dire des points de départ et des tremplins pour s’élever jusqu’au principe universel qui ne suppose plus de condition ; une fois ce principe saisi, elle s’attache à toutes les conséquences qui en dépendent, et descend ainsi jusqu’à la conclusion sans avoir recours à aucune donnée sensible, (511c) mais aux seules idées, par quoi elle procède, et à quoi elle aboutit .

G : Je te comprends un peu, mais point suffisamment - car il me semble que tu traites un sujet fort difficile ; tu veux distinguer sans doute, comme plus claire, la connaissance de l’être et de l’intelligible que l’on acquiert par la science dialectique de celle qu’on acquiert par ce que nous appelons les arts , auxquels des hypothèses servent de principes ; il est vrai que ceux qui s’appliquent aux arts sont obligés de faire usage du raisonnement et non des sens : (511d) pourtant, comme dans leurs enquêtes ils ne remontent pas vers un principe, mais partent d’hypothèses, tu ne crois pas qu’ils aient l’intelligence des objets étudiés, encore qu’ils l’eussent avec un principe ; or tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, celle des gens versés dans la géométrie et les arts semblables, entendant par là que cette connaissance est intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence.

S : Tu m’as très suffisamment compris, dis-je. Applique maintenant à ces quatre divisions les quatre opérations de l’âme : l’intelligence à la plus haute, (511e) la connaissance discursive à la seconde, à la troisième la foi, à la dernière l’imagination ; et range-les en ordre en leur attribuant plus ou moins d’évidence, selon que leurs objets participent plus ou moins à la vérité .

G : Je comprends, dit-il ; je suis d’accord avec toi et j’adopte l’ordre que tu proposes.

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