Le jugement esthétique (Kant)
Kant s’efforce de montrer la spécificité du jugement esthétique.
Pour cela, il faut le distinguer d’autres jugements :
1) le jugement portant sur l’AGRÉABLE
2) le jugement portant sur l’UTILE
3) le jugement portant le BIEN
4) le jugement portant sur le VRAI
L’examen de la spécificité du jugement sur le Beau nous conduit à 4 paradoxes, énoncés par Kant.
A. Une satisfaction désintéressée
L’œuvre d’art apporte une satisfaction, presqu’un "plaisir" [1], mais cette satisfaction ne dépend pas de l’existence même de l’objet.
Dans la contemplation d’une œuvre d’art, on ne cherche pas à s’approprier l’objet ; dans sa pureté [2], elle n’est pas désir de l’objet.
Quand on veut savoir si une chose est belle, on ne prête pas attention à son existence ou à sa possession. Seuls comptent le pur spectacle de la chose et l’état d’esprit qui l’accompagne. L’état d’esprit qui est le nôtre devant une chose jugée belle n’est pas celui du collectionneur d’objets d’art.
Le jugement esthétique est pur quand l’objet n’est pas désiré. Si on définit l’intérêt comme le fait Kant : « la satisfaction que nous lions avec la représentation de l’existence de l’objet. Elle a donc toujours une relation avec la faculté de désirer, que celle-ci soit son principe déterminant, ou soit nécessairement lié à celui-ci. » [3], alors on peut donner une première définition du Beau :
« Le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’un mode de représentation, sans aucun intérêt , par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction. » [4]
Si la satisfaction éprouvée devant un objet jugé beau est ainsi désintéressée, alors le Beau se distingue :
1) de l’agréable [5]
« Est agréable ce qui plaît aux sens dans la sensation. » Je ne peux pas éprouver une sensation agréable si aucun objet ne m’est donné dans la perception. Donc le plaisir de la sensation dépend entièrement de l’existence de l’objet et tend, pour se prolonger, à renouveler le contact avec l’objet. Je désire l’existence sensible de l’objet que je trouve agréable, et je désire l’utiliser pour mon agrément. Dons ce qui m’est agréable me procure une satisfaction purement intéressée.
2) de l’utile
Ce qui est utile est utile à quelque chose. L’utile est ce dont nous désirons l’existence en vue d’une fin à atteindre. Le jugement d’utilité est intéressé.
3) du bien
Ce qui est jugé bon en soi ce qu’on désire comme fin à atteindre. Là encore la satisfaction liée au bien est intéressée : elle dépend de la valeur même de l’objet atteint.
B. Une universalité sans concept.
Un jugement de connaissance consiste à subsumer [6] un individu sous un concept. Par exemple : « le ciel est bleu ». Un tel jugement est Vrai ou Faux, selon que l’individu est bien compris sous le concept ou non.
Or dans le jugement esthétique, on ne détient pas le concept de l’objet jugé beau, ni celui de la Beauté.
Pourtant il y a prétention du jugement esthétique à l’universalité : je cherche à convaincre autrui de la justesse de mon jugement ; je cherche à le faire comprendre.
Contrairement à l’agréable qui n’est que subjectif et ne prétend pas dépasser cette subjectivité, le Beau lui se donne comme universel. Mais cette universalité n’a pas un fondement objectif ( à la différence d’un jugement vrai), mais subjectif : un certain état d’esprit du sujet, supposé universel.
À la différence de l’objet agréable (ce qui ne se discute pas), l’œuvre d’art ouvre un espace de dialogue.
D’où la deuxième définition qu’on peut donner :
« Est beau ce qui plaît universellement sans concept. », ou encore : « Le Beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d’une satisfaction universelle. »
C. Une finalité sans fin.
Un bel objet donne l’impression d’avoir été réalisé ou produit en fonction d’une intention. Mais ce qu’a voulu l’artiste, le spectateur n’en sait rien. Il ne détient pas le concept de la chose qui a présidé à sa production. Le concept de l’objet reste inaccessible : on a sous les yeux un objet qu’on ne peut subsumer sous un concept donné préalablement d’après lequel il aurait été produit. Ainsi, est beau ce qui apparaît comme le résultat d’un agencement de moyens, sans qu’il soit possible de préciser le but ou la fin visés [7].
D’où la troisième définition :
« La beauté est la forme de la finalité [8] d’un objet, en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans représentation d’une fin . »
De là la distinction à établir entre deux types de beautés.
a- La beauté "adhérente"
La chose belle adhère à son concept. Cette beauté correspond à un jugement de perfection, à la conception classique de la beauté. Un tel jugement est un jugement de connaissance, et non un pur jugement esthétique [9].
b- La beauté "libre"
Elle « ne présuppose aucun concept de ce que l’objet doit être." [10] Elle plaît par elle-même, immédiatement [11], sans qu’il soit possible de lui attribuer une signification ou une finalité quelconque. Je n’ai pas, avant la rencontre avec l’œuvre, le concept de ce qu’elle doit être.
La beauté libre l’est en deux sens :
a- Elle est indépendante de toute signification, de tout concept. Elle échappe à la définition : la richesse de sens de l’œuvre dépasse toute définition extérieure. L’entendement qui cherche à déterminer un concept auquel l’œuvre corresponde est toujours dépassé par l’imagination qui présente l’œuvre. La beauté est l’indéfinissable, l’indéterminé.
b- La Beauté est la condition de la liberté de l’esprit : elle a sa place dans le jeu - sans les concepts, entre les concepts et avec eux . Elle favorise la liberté du jeu [12] de l’esprit. Elle n’est pas, comme la Vérité [13], attachée au concept.
D. Une satisfaction nécessaire, mais sans concept
Au fond, on ne comprend pas qu’autrui puisse ne pas juger beau ce que nous jugeons tel. Mais on ne peut imposer notre jugement puisqu’on n’a pas le concept de la chose jugée belle.
D’où la quatrième définition :
« Est beau, ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction universelle. »
Ce paradoxe est proche du second : Universalité et nécessité sont les caractéristiques des jugements de connaissance et des lois scientifiques et de la loi morale.
E. Conclusion sur les paradoxes du jugements esthétique
Le jugement esthétique n’est pas une espèce de connaissance. Il en a la forme subjective (universalité et nécessité), mais sans la référence objective. Le jugement esthétique n’est pas une espèce de désir. Il en a la forme (satisfaction et finalité), mais sans les limites : intérêt à satisfaire et fin à atteindre.
Ainsi, le paradoxe du jugement sur une œuvre d’art, c’est qu’en lui, « la satisfaction de chacun est énoncée comme règle pour tout autre. » [14]
Il simule à la fois l’objectivité de la connaissance et la subjectivité empirique ; il n’est pas déterminable par des raisons démonstratives, mais il ne se réduit pas au simple plaisir purement subjectif. En lui, la satisfaction se partage avec d’autres [15]. Dans la contemplation de l’œuvre, le spectateur s’ouvre à un espace commun avec d’autres. L’œuvre crée les conditions d’une lutte contre la dispersion.
Mais dans la contemplation esthétique, il n’y a pas soumission à une loi transcendante, mais recherche inachevé d’un accord. Contrairement,
1) A la démarche scientifique dans laquelle l’esprit invente des lois auxquelles les phénomènes doivent se soumettre,
2) A la morale dans laquelle la Raison impose sa loi à la volonté,
dans la contemplation esthétique, il y a rencontre avec un objet qui, parce qu’il est essentiellement matière, ne peut se soumettre à l’esprit, objet radicalement étranger auquel l’esprit tente d’imposer sa forme - c’est là l’humanité - mais sans pouvoir y parvenir.
Et dans cette rencontre s’opère une autre rencontre, avec autrui [16], qui n’est pas identification de deux volontés hétérogènes dans une même loi morale, ni identificarion de deux intelligences dans une connaissance, mais rencontre, dans un troisième terme étranger.
L’étude de l’œuvre d’art, qui en a montré l’essentielle dualité,
ni matière ni forme, et donc célébration de l’humain, ni corps ni esprit,
ni fantaisie pure, ni réalité extérieure frustrante,
ni simple concept, ni simple constat d’un plaisir subjectif qu’est le beau,
aura mis en valeur ce qui fait l’enjeu de son examen philosophique : la mise en valeur de sa paradoxalité.
A cette occasion, et pour conclure on pourra opérer un rapprochement entre l’œuvre d’art et la personne [17].