Les principes et la démonstration
Chapitre IX
(Les principes propres et indémontrables de la démonstration)
§ 1. Puisque évidemment on ne peut démontrer une chose que par les principes qui lui sont propres, c’est-à-dire si le démontré est à l’objet en tant que cet objet est ce qu’il est, il ne suffit pas, pour savoir cette chose, de la démontrer en partant de propositions vraies, indémontrables et immédiates ; ce n’est là démontrer que comme Bryson démontrait la quadrature du cercle.
§2, Les raisonnements de ce genre ne démontrent jamais que d’après un principe commun qui s’applique aussi à un autre objet ; et voilà comment ils conviennent également à des objets qui ne sont pas de même genre. Ce n’est donc pas en tant que la chose est ce qu’elle est qu’on la sait, c’est seulement dans son accident ; autrement la démonstration ne pourrait pas convenir tout aussi bien à un autre genre.
§3. Nous ne savons un attribut quelconque réellement et autrement que par l’accident, que lorsque nous le connaissons par ce qui le fait être, d’après les principes qui sont propres à la chose, en tant qu’elle est ce qu’elle est. Nous savons, par exemple, ce que c’est qu’avoir ses angles égaux à deux droits, quand nous savons à quoi appartient essentiellement cette propriété, d’après les principes propres à la chose qui la possède. Il suit de là que si la propriété appartient essentiellement à la chose à laquelle elle est, il y a nécessité que le moyen se trouve aussi dans le même genre.
§4. S’il n’y est pas, c’est qu’alors le rapport est le même que celui des questions d’harmonie à l’arithmétique ; et quand les choses sont dans cette relation, on peut les démontrer par des principes identiques. Il y a pourtant encore la différence que voici : l’existence même de la chose relève d’une science différente, puisque le genre en question est différent ; mais la cause de la chose relève de la science supérieure à laquelle les propriétés dont il s’agit appartiennent essentiellement. Ceci est une preuve nouvelle qu’on ne peut jamais démontrer une chose absolument que par les principes qui lui sont propres ; seulement, dans les sciences dont nous venons de parler, les principes ont la propriété commune qu’on étudie.
§5. Que si cela est évident, il est évident aussi que les principes propres de chaque chose sont indémontrables ; ces principes deviendront les principes de tout le reste, et la science de ces principes sera la souveraine de tout ce qui suivra. En effet, celui-là sait davantage, qui sait par les causes supérieures ; et savoir par les termes antérieurs, c’est savoir, non pas par les effets produits, mais par les causes qui produisent. En outre, si c’est là savoir davantage, c’est là savoir aussi le plus possible ; et dès que cette science existe, c’est à la fois et une science supérieure et la science suprême.
§6. Mais la démonstration ne passe pas d’un genre à un autre, si ce n’est, comme on l’a déjà dit, que les démonstrations de géométrie passent en optique ou en mécanique, et les démonstrations d’arithmétique en harmonie.
§7. Du reste il est difficile de reconnaître si l’on sait ou si l’on ne sait pas, parce qu’il est difficile de reconnaître si notre science provient ou non des principes propres de chaque chose, ce qui est précisément savoir. Nous croyons savoir par cela seul que nous tirons notre syllogisme de certains principes vrais et primitifs. Mais ce n’est point là savoir, puisqu’il faut en outre que la conclusion soit homogène aux principes.
Chapitre X
(Les différents principes)
§1. Ce que j’appelle principes dans chaque genre, ce sont les termes dont on ne peut pas démontrer qu’ils sont.
§2. On admet donc sans démonstration le sens des mots qui expriment et les primitifs et la conclusion qui en dérive ; et pour les principes, il faut de toute nécessité admettre qu’ils sont sans les démontrer ; mais c’est pour le reste seulement qu’il faut démontrer qu’il est. On doit par exemple admettre sans démonstration ce que signifient et l’unité, et la ligne droite, et le triangle ; il faut admettre également sans le démontrer que l’unité et la grandeur existent ; et c’est seulement pour le reste qu’il doit y avoir démonstration.
§3. Parmi les principes dont on se sert dans les sciences démonstratives, les uns sont spéciaux à chaque science, les autres sont communs. J’entends qu’ils sont communs par analogie ; car le principe commun est employé dans la mesure même où il se rapporte au genre de science en question. Des principes spéciaux, c’est, par exemple, la définition de la ligne, de la droite ; au contraire, un principe commun c’est, par exemple, celui-ci : Si de choses égales on ôte des quantités égales, le reste de part et d’autre est encore égal. Chacun de ces principes est applicable en tant qu’il entre dans le genre en question. La valeur du principe commun que je viens de citer sera toujours la même, bien qu’on ne le pose pas pour tous les objets auxquels il pourrait convenir, et qu’on le prenne, comme le géomètre, seulement pour les grandeurs, et comme l’arithméticien, seulement pour les nombres.
§4. On appelle encore principes propres dont on admet aussi l’existence sans démonstration, les choses dans lesquelles la science trouve les propriétés essentielles qu’elle étudie. Ainsi l’arithmétique admet sans démonstration les unités, et la géométrie les points et les lignes : car elles admettent sans démonstration et l’existence et la définition de ces choses. De plus, pour les modifications essentielles de ces choses, l’on admet également sans démonstration les noms de chacune d’elles. Par exemple : l’arithmétique admet ainsi le sens des mots d’impair ou de pair, de carré, de cube, etc. ; et la géométrie ceux d’incommensurable, de brisé, d’oblique, etc. Mais quant à l’existence de ces propriétés, on la démontre au moyen et de principes communs et de propositions déjà démontrées. La méthode est la même en astronomie.
§5. En effet, toute science acquise par démonstration se rapporte à trois choses ; d’abord tout ce dont on admet l’existence sans démonstration, c’est-à-dire le genre même dont la science étudie les modifications essentielles ; en second lieu, ces principes communs que nous appelons axiomes, dont on tire primitivement les démonstrations ; et enfin, en troisième lieu, les modifications de ce même genre pour lesquelles il faut admettre aussi sans démonstration le nom de chacune.
§6. Du reste, il se peut fort bien que de ces trois choses, certaines sciences en négligent quelques-unes. Ainsi telle science peut s’abstenir de poser l’existence du genre, s’il est de toute évidence que ce genre existe ; car il n’est pas évident de la même manière que le nombre existe, qu’il est évident qu’il fait chaud ou froid. On peut aussi s’abstenir de poser les définitions des modifications du genre, si elles sont parfaitement claires. Enfin même on peut s’abstenir de poser ce que signifient les principes communs ; par exemple ce que veut dire : Enlever des quantités égales à des quantités égales, attendu que ce principe est parfaitement bien connu. Néanmoins on peut toujours dire que naturellement il y a trois choses ici : ce dont on démontre, ce qu’on démontre, et enfin ce par quoi l’on démontre.
§7. On ne peut jamais considérer comme hypothèse ou postulat ce qui est nécessairement par soi-même, et ce qu’on doit nécessairement croire. C’est qu’en effet, ce n’est pas à la parole extérieure, c’est à la parole intérieure de l’âme que s’adresse la démonstration, tout aussi bien que le syllogisme. Contre la parole extérieure on peut bien trouver toujours des objections ; mais on ne le peut pas toujours contre la parole du dedans.
§8. Toutes les fois donc qu’on pose sans les avoir soi-même démontrées, des choses qui pourraient l’être, et qu’on les admet avec l’assentiment de celui à qui on les apprend, c’est une hypothèse que l’on fait. Ce n’est pas d’ailleurs une hypothèse absolue, c’est une hypothèse relative uniquement à celui à qui l’on parle. Si l’interlocuteur n’ayant aucune idée de la chose, ou même en ayant une idée contraire, on pose pourtant cette chose, c’est un postulat que l’on fait pour la même chose qui tout à l’heure donnait lieu à une hypothèse. Et voilà en quoi diffèrent l’hypothèse et le postulat. Le postulat est en partie contraire à l’opinion de celui qui apprend la chose ; ou bien c’est ce qu’on pose sans démonstration, quoi qu’on puisse le démontrer, et dont on se sert sans en avoir donné la démonstration.
§9. Les définitions ne sont donc pas des hypothèses ; car elles ne disent pas que les choses définies existent ou qu’elles n’existent pas. Au contraire, les hypothèses sont classées dans les propositions. Pour les définitions, il suffit qu’on les comprenne ; mais il n’en peut être ainsi d’une hypothèse à moins qu’on ne prétende qu’un simple mot, entendre par exemple, soit aussi toute une hypothèse. Les hypothèses sont précisément toutes les choses qui étant, et par cela seul qu’elles sont, produisent la conclusion.
§10. Le géomètre ne fait pas non plus hypothèse de choses fausses, ainsi qu’on le prétend quelquefois. On dit en effet que bien qu’il ne faille jamais employer le faux, le géomètre pourtant en fait usage, en supposant qu’une ligne qui n’a pas un pied de long en a réellement un, et qu’une ligne tracée est droite quand pourtant elle n’est pas droite. Mais on peut répondre que le géomètre ne conclut rien de ce que cette ligne qu’il a tracée est de telle ou telle façon ; il conclut seulement les choses dont ce sont là les représentations.
§11. On doit ajouter en outre que tout postulat, comme toute hypothèse, peut être ou universelle ou particulière, et que les définitions ne sont ni l’un ni l’autre.
Chapitre XI
(Les axiomes)
§1. Il n’y a donc aucune nécessité pour rendre la démonstration possible, qu’il existe des idées, ni qu’il y ait des unités distinctes et séparées de la pluralité. Il y a seulement nécessité qu’une seule et même chose puisse avec vérité être attribuée à plusieurs êtres ; car, sans cette condition, il n’y a pas d’universel ; sans universel, il n’y a pas de moyen terme ; et partant, il n’y aura pas non plus de démonstration. Il faut donc uniquement qu’il soit possible qu’une seule et même chose se retrouve dans plusieurs êtres, bien entendu toujours que cette chose n’est pas homonyme.
§2. Qu’il soit impossible d’affirmer et de nier à la fois une même chose, c’est là un principe que n’exprime aucune démonstration, à moins qu’on ne veuille démontrer aussi la conclusion sous cette même forme. L’on démontrerait en effet de cette façon, en posant que le premier terme est attribué au moyen avec vérité, et qu’il ne peut avec vérité en être nié. Il serait du reste parfaitement inutile de poser à la fois pour le moyen terme l’affirmation et la négation, ou bien d’en faire autant pour le troisième terme. En effet, si l’on a concédé le terme dont on peut dire homme avec vérité, quoiqu’il puisse être vrai d’ailleurs d’en nier aussi non homme, du moment qu’on a seulement admis que l’homme est animal, et qu’il n’est pas non animal, il sera toujours vrai de dire : Callias, et si l’on veut aussi, non Callias, est animal et n’est pas non pas animal. La cause de ceci c’est que le premier terme n’est pas attribué seulement au moyen ; il est attribué aussi à un autre terme, parce qu’il peut s’étendre à plusieurs termes ; et voilà comment il n’importe pas pour la conclusion, que le terme moyen soit à la fois telle chose et non telle chose.
§3. C’est la démonstration par l’absurde qui emploie toujours ce principe qu’il faut de toute chose l’affirmer ou la nier.
§4. Cet axiome même n’est pas toujours pris par elle dans son universalité ; il est pris seulement dans la mesure suffisante, c’est-à-dire, dans la limite où il s’applique au genre en question ; et j’entends par le genre en question le genre relativement auquel on donne les démonstrations, ainsi qu’il a déjà été dit plus haut.
§5. Toutes les sciences communiquent les unes aux autres par les principes qui leur sont communs ; et j’appelle communs les principes qu’on emploie comme devant démontrer par eux, et non pas ce dont on démontre ni ce qu’on démontre.
§6. On peut dire aussi que la dialectique est commune à toutes les sciences.
§7. ainsi que le serait encore la science qui se proposerait de démontrer en général les principes communs de toutes les autres, et par exemple, les principes suivants : De toute chose il faut ou l’affirmer ou la nier : Les quantités égales restent égales, etc., ou quelques autres principes du même genre.
§8. La dialectique ne s’occupe donc pas comme les autres sciences de certains objets spéciaux et déterminés ; elle ne se borne pas à un seul et unique genre ; autrement, elle ne ferait pas dépendre ses solutions des réponses qu’on fait aux questions qu’elle pose. Au contraire, quand on démontre, on n’est pas libre d’interroger ainsi, parce qu’on ne saurait démontrer une seule et même chose en partant de principes opposés ; et c’est ce qui a été prouvé dans le Traité du syllogisme.