politique et démocratie

Philosophie et politique

Jacques Rancière poursuit depuis longtemps une recherche sur la spécificité du discours et du geste politique, et des rapports polémiques qu’ils entretiennent avec la philosophie. Quand et comment surgissent des modes spécifiques de subjectivation qui arrachent des individus ou des groupes sociaux à leurs conditions habituelles d’existence ? Quand et comment prennent-ils la parole, alors que l’ordre social les assigne à la place du muet ? Voilà pour Rancière la question politique par excellence qu’il reprend de livres en livres, dont les titres indiquent assez les lieux où il pense pouvoir trouver quelques éléments de réponse La Nuit des prolétaires, Le Philosophe et ses pauvres, Le Maître ignorant, Courts voyages au pays du peuple, Aux bords du politique.
Dans ses deux derniers livres, Les noms de l’Histoire et La mésentente, il ajuste encore un peu plus précisément son tir. Face à la Nouvelle Histoire d’abord il débusque cette contradiction majeure : comment le genre Histoire, même quand cette discipline tend à l’objectivité, peut-elle récuser l’histoire politique ou prétendre se passer du récit, alors qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire revivre ce qui est révolu qu’en restituant, par l’entremise du mot de l’historien, l’opacité des choses ?
Dans La mésentente Rancière lance un autre pavé dans la mare. Il n’a, dit-il, de philosophie politique qu’à proportion du refoulement de la particularité de la politique comme mode spécifique de subjectivation.

  • Jean-Paul Dollé. Dans votre dernier livre, La mésentente, vous vous interrogez sur l’existence d’une philosophie politique, alors qu’on en célèbre à l’envi le retour. Pouvez-vous expliquer ce paradoxe
  • Jacques Rancière. Je suis parti d’une coïncidence qui, je crois, peut nous frapper tous. Depuis quelques années, en particulier en France, nous voyons s’affirmer un retour triomphal de la philosophie politique. Or on peut constater que ce retour de la philosophie politique coïncide largement avec une pauvreté de toute forme d’intervention forte sur le terrain de la politique, et une sorte d’étiolement de l’espace, de l’action et des décisions politiques renvoyés dans une sorte de partage entre la pure gestion d’un côté et les grandes opérations humanitaires de l’autre. C’est un point de départ, un point d’interrogation, qui m’a renvoyé à l’autre bout, c’est-à-dire à ce qu’on peut appeler la naissance de la réflexion philosophique sur la politique, la célèbre affirmation de Socrate selon laquelle il est le seul Athénien à faire, en vérité, les choses de la politique.

Donc je suis parti de ce que la philosophie, quand elle s’intéresse initialement à la politique, s’y intéresse sur le mode qui est celui d’une exclusion. La politique telle que la faisait Socrate, qui est le contraire de toute politique telle qu’elle se fait dans la démocratie athénienne. En quoi consiste le scandale de la politique pour celui qui invente ce qui est pour nous la philosophie politique ? Le scandale c’est en particulier la présence de cet être singulier qui s’appelle Demos, que Platon appelle « le gros animal », qui est là, qui se nomme, et qui se dit dans une identification étrange, singulière entre le tout de la communauté et une partie de la communauté. Il y aurait une véritable communauté, qui serait la communauté pensée à partir de son principe, qui est ce que propose Platon. Et puis il y aurait, en face, ce qui en est la caricature, à savoir cette communauté ordonnée à partir d’un sujet, de sa légitimité, qui s’appelle le peuple, qui s’appelle Demos. La politique est déjà là, sous la forme d’une facticité, pourrait-on dire, pour Platon. Cette facticité, j’essaie de la construire justement comme une inscription singulière qui est, disons, déjà advenue.

Il y aurait comme un ordre naturel des humains disposés en troupeaux. C’est ce que Platon évoque dans le mythe du politique, où il y a, où il y aurait eu quelque chose comme un gouvernement pastoral et maintenant notre monde tourne en sens inverse. Ce sens inverse, je crois que c’est la présence dans la communauté d’une partie tout à fait singulière de la communauté, avec des propriétés tout à fait singulières, à savoir cette partie qui s’appelle le peuple, qui s’appelle le Demos, qui a pour propriété une propriété qui s’appelle la liberté et qui en même temps est une propriété vide - vide par opposition aux propriétés positives, comme par exemple la naissance ou la richesse, qui définissent de fait la propriété de telle ou telle classe effective. Ce nom de classe qui fait qu’il y a de la politique, n’est pas le nom d’une classe réelle ou d’un groupe réel de la société, mais le nom d’un être qui se construit comme en supplément ou en surimposition sur tout compte réel des parties de la communauté ou des fonctions de la communauté.

  • Ce groupe qui n’en est pas un, c’est celui que vous définissez comme soumis à « un tort ». Pouvez-vous expliquer comment cette expérience du tort est à vos yeux constitutive de l’existence de la politique ?
  • Si on reprend encore l’origine, qu’est-ce que le Demos athénien ? C’est ce qui résulte du fait de la suppression de l’esclavage pour dettes à Athènes. C’est la grande réforme de Solon, toujours pensée un peu comme une sorte de naissance de démocratie à Athènes. Qu’est-ce qui en résulte ? Il en résulte que... ce qui caractérise en principe le Demos c’est la liberté. Et cette liberté, en un sens, est quelque chose de vide, c’est-à-dire que le Demos n’est pas tout le peuple. Et cette propriété que l’on pourrait dire vide est une propriété litigieuse, c’est-à-dire une propriété qui exhibe en quelque sorte le titre du litige : le peuple est libre par rapport à cette autre classe, dont le naturel serait de le faire passer de l’autre côté, dans la ligne de l’esclavage. Cela veut aussi qu’au fond il y a litige dans la constitution même de la scène politique. Mais ce litige n’est pas le tort réel qu’exhiberait une partie de la société. Ce litige en quelque sorte, ou ce « tort », on peut le penser logiquement, à savoir comme une torsion. Il y aurait au fond comme une logique naturelle de la domination fondée sur la naissance, sur l’argent, par exemple, et puis il y a quelque chose, cette liberté vide, qui vient comme couper ou tendre cette logique naturelle.

Or, le « tort  », pour moi, c’est d’abord cette torsion. Pour moi cette torsion c’est comme le rapport entre deux logiques qui sont entièrement hétérogènes. Il y a cette première logique de répartition des parties et des parts de la société, qui est ce que j’appelle logique « policière », et il y a cette autre logique qui est la logique de l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel être parlant.

  • Pouvez-vous expliciter la distinction entre ce que vous appelez, à la suite de Foucault, la Police et la Politique ?
  • Politique et « police  », pour moi, se réfèrent à une donnée fondamentale qui est ce que j’appelle le partage du sensible. La chose politique tient d’abord à ses modes d’inscription du commun dans le sensible. La « police » est d’abord une configuration du partage du sensible qui définit la place que des corps doivent occuper en fonction de leur attribution et de leur destination. Pour les Patriciens, les plébéiens ne sont que des corps qui travaillent et qui reproduisent, des corps qui portent sur eux l’évidence même qu’ils ne sont pas des corps citoyens, qu’ils n’ont pas à être comptés dans la communauté de la société. D’un corps plébéien ne peuvent sortir que des grognements, des mugissements de faim, de fureur, de colère, mais rien qui soit de la parole. Cela est important car Aristote définit l’animal politique comme celui qui use du langage pour discuter du juste et de l’injuste, à la différence du simple animal qui, lui, n’utilise que la voix pour signifier le plaisir ou la douleur. Tout est là.

Je pense que l’acte de la politique consiste à refigurer, configurer le partage du sensible à l’idée qu’un être parlant est finalement égal à n’importe quel être parlant. Mais l’acte politique est nécessairement polémique puisqu’il institue un rapport d’égalité là où il y avait une différence radicale : entre les << animaux politiques », citoyens parce que habilités à parler, et ceux à qui étaient déniées la possibilité et la capacité de parler.

  • Est-ce pour cette raison que, dans la ligne de votre précédent ouvrage, Les noms de l’histoire, vous affirmez que l’animal politique moderne est d’abord « un animal littéraire » ?
  • Qu’est-ce que j’appelle animal littéraire ? Un animal littéraire est un animal - en termes rousseauistes - perverti. L’animal littéraire est un animal qui est mis hors de ses voies normales par l’efficace des mots, des phases, d’énoncés qui introduisent comme une coupure par rapport à sa destination normale. Ces mots, cela peut être simplement : le peuple, liberté ou égalité. Mots qui font qu’il y a de la coupure, de l’histoire. Sans les mots, ces phrases, il n’y a que de la police. Cela veut dire que par exemple il y a de la condition normale d’un travailleur qui consiste à être quelqu’un défini par le fait qu’il peut travailler, par le fait qu’il appartient à une société par son travail uniquement, à l’exclusion d’autres fonctions comme celles de guerrier ou de pensée. Un ordre de police est un ordre où les paroles ont pour fonction exclusive de désigner des objets ou de prescrire des actes. Mais il y a des mots qui se promènent sans corps qui les gagent, qui disent à quoi ils doivent servir et à qui ils sont destinés. La condition littéraire de l’animal c’est cela : interrompre par des mots qui n’appartiennent plus à personne, c’est-à-dire qui appartiennent à tout le monde, la naturalité de la vie productrice et reproductrice. A partir de quoi le partage du sensible peut être refiguré.

Il y a la communauté policière qui fait que quelqu’un dit par exemple qu’une femme doit être à son ménage, un travailleur à son usine et ainsi de suite. Il y a une autre communauté qui est liée à la simple égalité de la langue, c’est-à-dire à la simple égalité des êtres parlants. Ce que j’ai essayé de faire dans mon travail d’historien amateur c’est de montrer comment cette coupure-là constitue les sujets politiques. Un sujet politique n’est pas un groupe social. Le concept de classe, pour moi, s’éteint avec l’institution de la politique comme telle, en tant que la politique est inscription de sujets qui sont sujets en surnuméraire. A Athènes les pauvres ce n’est pas simplement les pauvres, mais fondamentalement c’est le compte des incomptés. De même le sujet prolétariat moderne est une construction du compte des incomptés, et non pas un mode de présentation de soi comme notion de soi d’un groupe social. Lorsque j’ai travaillé sur La Nuit des Prolétaires j’ai remarqué que la rupture dans la répartition du jour et de la nuit dans l’emploi du temps normal de l’ouvrier suffit à le constituer comme sujet politique, car s’il commence la nuit à se rassembler, à se faire des lectures, à écrire des poèmes il brise le mode de vie qu’on lui assigne.

Pour moi un sujet politique se constitue sur le mode du litige, de sorte que son identité est constituée comme identité de celui qui n’a pas à prendre la parole, ou de celui qui n’a pas à prendre la parole dans cette situation-là. Supposer que le salaire du travail soit l’objet d’une discussion politique c’est révoquer l’idée que le contrat de travail se négocie individuellement entre un employeur et des employés. Le propre du discours politique c’est de mettre ensemble ce qui ne va pas ensemble. La grève ouvrière classique dit : l’histoire de l’usine a à voir avec la Déclaration des Droits de l’Homme. Pour l’ordre existant, cela n’a rien à voir.

  • Tout le contraire du consensus ?
  • Oui. La présupposition du consensus c’est que les partenaires sont constitués et que l’ensemble des groupes sociaux s’identifie à la communauté politique. Ma thèse, c’est qu’il y a communauté politique s’il y a intervention de sujets qui ne sont pas des groupes sociaux.
  • Quand le discours politique proprement dit ne peut être tenu, vous semblez dire que le peuple qui ne peut se constituer en demos risque de se réfugier dans l’identité ethnique ?
  • Oui. Bien sûr ce n’est pas le consensus français qui est responsable des formes de guerre ethnique en ex-Yougoslavie ou dans l’ex-empire soviétique, mais l’alternative démocratique au système soviétique perd son sens. Nos systèmes occidentaux sont comme impuissants désormais à proposer quelque chose qui soit alternatif à un modèle ethnique, parce que la seule alternative à l’ethnos c’est le demos. Or ce qui est présentement perdu ce sont les formes de subjectivation politique. Tout le monde est censé être compté et l’exclusion ne peut se symboliser comme rapport d’un dedans et d’un dehors de ce qui est compté et de ce qui n’est pas compté. Alors qu’est-ce qui reste ? La figure charitable, l’Abbé Pierre, le seul qui fasse encore de la politique, en tant qu’il désigne un groupe social comme représentant autre chose qu’un groupe social, comme représentant une forme de partage de la communauté.

Hormis cela la figure de l’autre absolu, la figure négative de l’émigré, celui qui n’a pas la même religion, les mêmes coutumes, la figure ethnocisée, l’ouvrier qui a perdu son nom. Non plus l’ouvrier émigré ; l’émigré.

Le prolétariat n’était pas la victime universelle, mais le « tort » universalisé, c’est-à-dire un cas de singularisation de l’universel. Et il n’y a du « tort  », donc de la politique, que lorsqu’il y a de la singularisation universelle. Ce que nous rencontrons aujourd’hui c’est la victime universelle. Le discours humanitaire en fait le sujet exemplaire à qui s’appliquent les Droits de l’Homme.

  • Est-ce que vous pensez que l’invocation des Droits de l’Homme a pour fonction d’accompagner l’absence présente de la politique ?
  • Je crois qu’il y a de la politique quand les Droits sont singularisés. Il y a de la politique lorsqu’il y a des formes de subjectivation politique qui instaurent un rapport de visibilité entre le droit et le non droit. Il y a de la politique quand des énonciateurs qui peuvent s’appeler citoyens, ou prolétaires, ou femmes ou noirs, établissent un rapport défini du droit ou non droit, un rapport du droit du tort. Je crois que la politique cesse quand le droit est simplement identifié au principe de la communauté. Qu’est-ce qui est au cœur de ce qu’on appelle aujourd’hui l’État de droit ? C’est l’idée qu’il y a une sorte de principe de la communauté qui est un principe homogène qui se distribue et se réfléchit dans toutes les formes de la vie politique. On suppose qu’il y aurait une sorte d’idée première de la communauté qui serait l’idée qui se trouverait dans le Déclaration des Droits de l’Homme. Cette idée s’identifierait à l’idée de la règle collective, dont l’État est le garant. Je n’ai bien sûr rien contre l’État de droit et je pense qu’un État qui s’appuie sur des règles explicites est évidemment préférable à un État qui ne fonctionne qu’à l’arbitraire, mais je maintiens que le principe organisateur de l’État n’est pas le principe directeur de l’activité politique.
  • Si je vous comprends bien, la politique pour vous est extrêmement rare. Mais n’est-ce pas parce que vous l’identifiez à une rupture radicale ?
  • Je crois qu’effectivement la politique est rare si on l’isole et si on la sépare de l’art de gouverner ou de gérer. Il n’y a pas de politique sans forme de manifestation de la contingence de l’ordre social en général, ce qui ne veut pas dire que la politique est homogène au mouvement social. C’est pourquoi je pense que le mouvement de 68 est un mouvement politique, et non un changement de mœurs, parce qu’il est un moment de mise en apparition radicale de la contingence de l’ordre social.
  • Au fond ne continuez-vous pas avec La mésentente ce que vous aviez commencé avec vos premiers travaux sur le Capital ; une explication avec Marx ?
  • Je dirais que le paradoxe sur lequel je travaille depuis assez longtemps, c’est le paradoxe de la classe qui n’est pas une classe : le prolétariat. Marx nous défie en affirmant que la classe ouvrière est le véritable acteur de mouvement réel de la société, à la place de la politique, et dans le même temps déclare que les prolétaires ce n’est pas les ouvriers, mais le nom politique du sujet qui fera la révolution. Dans mon travail d’historien j’ai essayé de penser ce paradoxe. On fait toujours comme si la classe était un parler moderne. Mais non. Les Anciens pensent en termes de classe comme virtuellement une sorte d’opposition symbolique qui structure le champ politique. C’est le thème de ma recherche : toute classe est une déclassification et, par conséquent, il y a des classes politiques dans la mesure où il y a cette opération de déclassification qui s’instaure par rapport à toute réalité des groupes sociaux.
    Comment cela a-t-il été pensé chez Marx mais aussi chez Aristote ? Voilà ce que j’essaie de penser.

(Magazine littéraire, n°331, Avril 1995, pp.146-150).

Merci à Jacques Rancière d’avoir généreusement permis que ce texte soit publié ici.