Platon

Socrate et Diotime (2) : Le désir d’immortalité

Socrate poursuite le récit de sa rencontre avec Diotime.

Socrate et Diotime (1) : Le mythe de la naissance d’amour

Socrate et Diotime (3) : La dialectique du Beau

Je repris : "Eh bien, soit, étrangère : tu as raison. Mais si telle est la nature de l’Amour, à quoi sert-il aux hommes ?

- Justement, Socrate, je vais à présent essayer de te l’apprendre. L’Amour a donc un tel caractère et une telle origine : il est amour des choses belles, comme tu le déclares. Or, si l’on nous demandait : "Qu’est-ce que l’amour des choses belles ?" ou plus clairement : "Celui qui aime les choses belles, aime : qu’est-ce qu’il aime ?"

- Qu’elles lui appartiennent, répondis-je.

- Cette réponse, dit-elle, appelle encore une question, que voici : "Qu’arrivera-t-il à l’homme qui possédera les choses belles ?"

- Je déclarai que je n’étais guère capable de répondre sur-le-champ à cette question.

- Eh bien, dit-elle, supposons qu’on remplace beau par bon et qu’on te demande : "Voyons, Socrate, celui qui aime les choses bonnes, aime : qu’est-ce qu’il aime ?"

- Qu’elles lui appartiennent, dis-je.

- Qu’arrivera-t-il à l’homme qui possède les choses bonnes ?

- Ici je puis répondre plus facilement, dis-je : il sera heureux.

- En effet, dit-elle, la possession des choses bonnes fait le bonheur des gens heureux, et l’on n’a plus besoin de demander : "Que veut celui qui veut être heureux ?" Nous touchons au terme, semble-t-il, avec cette réponse.

- C’est vrai, dis-je.

- Mais cette volonté, cet amour, les crois-tu communs à tous les hommes ? Tous veulent-ils toujours posséder ce qui est bon ? ou quel est ton avis ?

- Il en est bien ainsi : cette volonté est commune à tous.

- Mais alors, Socrate, reprit-elle, pourquoi ne disons-nous pas, de tous les hommes, qu’ils aiment, s’il est vrai qu’ils aiment tous et toujours les mêmes choses ? pourquoi disons-nous au contraire que les uns aiment et que les autres n’aiment pas ?

- Cela m’étonne moi aussi, répliquai-je.

- Eh bien, dit-elle, ne t’en étonne point. Car nous avons mis à part une certaine forme de l’amour, nous lui donnons un nom, et le nom que nous lui attribuons est celui du tout, "amour". Pour les autres formes, nous employons d’autres noms.

- Dans quel cas, par exemple ? demandai-je.

- Dans le cas que voici. Tu sais que l’idée de création, de poésie, est très vaste. En effet la cause du passage du non-être à l’être, dans quelque cas que ce soit, c’est la poésie ; aussi les ouvrages des arts, dans tous les domaines, sont des poésies, et les artisans qui les exécutent sont tous des poètes.

- C’est vrai.

- Pourtant, dit-elle, tu sais qu’on ne les appelle pas poètes, mais qu’ils portent d’autres noms. De la poésie dans son ensemble on a détaché une partie, celle qui se rapporte à la musique et à la métrique, et on lui donne le nom du tout. Cette partie seulement se nomme poésie, et ceux dont elle est le domaine sont les poètes.

- C’est vrai, dis-je.

- Eh bien, il en est de même de l’amour. En général, tout désir de ce qui est bon, du bonheur, est pour tout le monde le très puissant Amour, l’Amour perfide. Mais les uns s’y adonnent de mille façons ; ils ont la passion de l’argent, des exercices du corps, du savoir, sans qu’on dise qu’ils aiment, qu’ils sont amoureux. Les autres, qui suivent la voie d’une certaine forme, unique, de l’Amour, qui s’y engagent à fond, gardent pour eux le nom qui s’applique au tout : amour, aimer, amoureux.

- Tu as des chances de dire vrai, répondis-je.

- Il y a bien aussi une théorie, dit-elle, selon laquelle chercher la moitié de soi-même, c’est aimer. Mais selon ma théorie à moi, il n’est d’amour ni de la moitié ni du tout, si l’objet, mon ami, n’est point bon de quelque manière, car les gens acceptent de se faire couper les pieds ou les mains quand ces parties d’eux-mêmes leur semblent mauvaises. Je ne crois pas en effet que chacun s’attache à ce qui lui appartient, à moins que soit appelé bon ce qui nous est propre, ce qui est à nous, et mauvais ce qui nous est étranger. Car les hommes n’aiment rien d’autre que ce qui est bon. N’est-ce pas ton avis ?

- Si, bien sûr, par Zeus, répondis-je.

- Alors, dit-elle, peut-on dire tout simplement que les hommes aiment ce qui est bon ?

- Oui, dis-je.

- Mais quoi ? Ne faut-il pas ajouter, reprit-elle, qu’ils aiment aussi posséder ce qui est bon ?

- Il faut l’ajouter.

- Et dès lors non pas seulement le posséder, dit-elle, mais le posséder toujours.

- Il faut ajouter cela encore.

- En somme, dit-elle, l’amour est le désir de posséder toujours ce qui est bon ?

- C’est parfaitement vrai, dis-je.

- Puisqu’il est clair à présent, reprit-elle, que l’amour consiste toujours en cela, dis-moi sous quelle forme, et dans quel genre d’activité, l’ardeur, la tension extrême qui accompagne la poursuite de ce but, recevra le nom d’amour. De quelle sorte d’action s’agit-il ? Saurais-tu me le dire ?

- Certainement pas, répondis-je. Si c’était le cas, je ne serais pas en admiration devant ton savoir ; je ne viendrais pas suivre tes leçons pour m’instruire précisément sur cela.

- Alors, reprit-elle, je vais te le dire : il s’agit d’un enfantement dans la beauté, soit selon le corps soit selon l’âme.

- Il faut être devin, dis-je, pour comprendre ce que tu veux dire, et je ne sais pas deviner.

- Alors, dit-elle, je vais m’exprimer plus clairement. Tous les hommes, mon cher Socrate, sont féconds selon le corps et selon l’âme. Et quand nous avons atteint un certain âge, notre nature éprouve le désir d’engendrer, mais elle ne peut engendrer dans la laideur, elle ne le peut que dans la beauté. En effet, l’union de l’homme et de la femme est un enfantement, il y a dans cet acte quelque chose de divin. Et chez le vivant mortel c’est cela même qui est immortel : la fécondité et la procréation. Mais celles-ci ne peuvent avoir lieu dans la discordance ; or il y a discordance entre la laideur et tout le divin, tandis que le beau s’accorde avec lui. Donc, dans la procréation, la Beauté c’est la Parque et la Déesse de la naissance. Aussi, quand l’être fécond s’approche du beau, il sent une joie, et sous le charme il se dilate, et il enfante, et il procrée. Mais quand il s’approche du laid, il devient sombre et chagrin, il se contracte, il se détourne, il se replie sur soi, il ne procrée pas et, continuant de porter son fruit, il souffre. D’où, chez l’être fécond et déjà gonflé de sève, le transport violent qui le pousse vers la beauté, car celui qui possède cette beauté est délivré de la grande souffrance de l’enfantement. En effet l’Amour, ajouta-t-elle, n’est pas amour du beau, mon cher Socrate, comme tu l’imagines.

- Et qu’est-il donc ?

- Amour de la procréation et de l’enfantement dans le beau.

- Admettons, dis-je.

- C’est exactement cela, reprit-elle. Mais pourquoi de la procréation ? Parce que, pour un être mortel, éternité et immortalité sont dans la procréation. Or le désir d’immortalité accompagne nécessairement celui du bien, d’après ce dont nous sommes convenus, s’il est vrai que l’amour a pour objet de posséder à jamais le bien. Il s’ensuit nécessairement de ce que nous avons dit, que l’amour a aussi pour objet l’immortalité.

Voilà tout ce qu’elle m’enseignait, quand elle parlait des choses de l’amour. Un jour elle me demanda :

- Quelle est, à ton avis, Socrate, la cause de cet amour et de ce désir ? Ne vois-tu pas dans quel étrange état sont tous les animaux, quand l’envie les prend de procréer ? Ceux qui marchent comme ceux qui volent, ils sont tous malades, l’amour les travaille, d’abord quand ils vont s’unir, puis quand le moment vient de nourrir leurs petits, ils sont prêts à combattre pour les défendre, les plus faibles affrontant les plus forts, et à se sacrifier pour eux ; ils souffrent eux-mêmes les tortures de la faim pour parvenir à les nourrir et se dévouent de toute autre façon. Chez les hommes, dit-elle, on pourrait croire que cette conduite est l’effet du calcul. Mais chez les animaux, d’où vient que l’amour les met dans cet état ? Peux-tu me le dire ?

Je lui répondis encore une fois que je ne savais pas. Elle reprit alors :

- Ainsi, tu penses devenir un jour très fort sur les choses de l’amour sans avoir idée de cela ?

- Mais, c’est bien pour cela, Diotime, je te l’ai justement dit tout à l’heure, que je m’adresse à toi, car je sais que j’ai besoin de maîtres. Alors, dis-moi la cause de tout cela, et de tout ce qui d’ailleurs touche à l’amour.

- Si tu es convaincu, dit-elle, que l’objet naturel de l’amour est celui sur lequel nous sommes tombés d’accord plusieurs fois, tu n’as pas à t’étonner. Car sur ce point la nature mortelle suit encore le même principe, quand elle cherche, dans la mesure de ses moyens, à perpétuer son existence et à être immortelle. Or elle ne le peut qu’en engendrant, c’est-à-dire en laissant toujours un être nouveau qui prend la place de l’ancien. En effet, quand on déclare de chaque être vivant qu’il vit et qu’il est le même (par exemple, de l’enfance à la vieillesse, on dit qu’il reste le même), cet être en vérité n’a jamais en lui les mêmes choses et pourtant il est dit le même ; mais sans cesse il se renouvelle, tout en subissant certaines pertes dans ses cheveux, sa chair, ses os, son sang et tout son corps.

Et cela n’est pas vrai seulement de son corps, mais aussi de son âme ; dispositions, caractères, opinions, désirs, plaisirs, chagrins, craintes, rien de tout cela n’est jamais le même dans chacun de nous ; il en est qui naissent, il en est qui meurent. Mais il y a beaucoup plus étrange encore ; non seulement certaines sciences naissent en nous tandis que d’autres disparaissent, et jusque dans le domaine des connaissances nous ne sommes jamais les mêmes, mais encore chaque connaissance en particulier subit le même sort. Car si l’on parle d’étudier, cela veut dire que la connaissance se retire de nous l’oubli c’est en effet le départ ; hors de nous, de la connaissance, et l’étude inversement, en créant un souvenir nouveau à la place de celui qui s’en va, conserve la connaissance, de façon qu’elle semble être la même. C’est ainsi que tout être mortel se conserve, non qu’il soit jamais exactement le même, comme l’être divin, mais du fait que ce qui se retire et vieillit laisse la place à un être neuf, qui ressemble à ce qu’il était lui-même. Voilà par quel moyen, Socrate, dit-elle, le mortel participe à l’immortalité, dans son corps et dans tout le reste ; pour l’immortel, il en est différemment. Ne t’étonne donc point que tout être fasse naturellement cas du rejeton qui vient de lui, car ce zèle et cet amour, inséparables de tout être, sont au service de l’immortalité.

Ce langage me remplit d’étonnement, et je lui dis :

- Eh, quoi ? sage Diotime, en est-il vraiment ainsi ? Elle me répondit, du ton le plus doctoral :

- Tu dois en être certain, Socrate. Car, chez les hommes, si tu veux bien observer l’ambition, tu t’étonneras sans doute de son absurdité, à moins de garder dans l’esprit mes paroles, et de penser à l’étrange état où les met le désir d’être célèbres, se donnant à jamais une gloire immortelle. Ils sont prêts, pour cela, à braver tous les dangers, plus encore que pour défendre leurs enfants. Ils sont prêts à dépenser leur fortune, à endurer toutes les peines, à donner leur vie. Penses-tu, en effet, dit-elle, qu’Alceste serait morte pour Admète, qu’Achille aurait suivi Patrocle dans la mort, que votre Codros serait allé au-devant de la mort pour conserver la royauté à ses enfants, s’ils n’avaient cru laisser de leur valeur l’immortel souvenir que nous gardons encore ? Tant s’en faut, dit-elle. C’est plutôt, à mon avis, pour immortaliser leur valeur, pour acquérir un renom glorieux de cette sorte, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que leurs qualités sont plus hautes - car c’est l’immortalité qu’ils aiment.

Alors, dit-elle, ceux qui ont la fécondité du corps se tournent de préférence vers les femmes : leur façon d’aimer, c’est de chercher en faisant des enfants à s’assurer personnellement - à ce qu’ils croient - l’immortalité, le souvenir d’eux-mêmes, et le bonheur pour tout le temps de l’avenir. Il y a ceux, aussi, qui ont la fécondité de l’âme, car chez certains, dit-elle, la fécondité est dans l’âme encore bien plus que dans le corps, pour les choses dont l’âme doit être féconde et qu’elle doit enfanter. Et cela, qu’est-ce donc ? La pensée, et toute autre forme d’excellence. C’est cela qu’engendrent tous les poètes et ceux des gens de métier qu’on appelle inventeurs. Mais la partie de loin la plus haute et la plus belle de la pensée, dit-elle, est celle qui touche l’ordonnance des cités et de tout ce qui s’administre : on l’appelle prudence et justice. Or quand un de ces hommes, dès ses jeunes années, a la fécondité de l’âme parce qu’il y a du dieu en lui, et quand, l’âge venu, il sent le désir d’enfanter, de procréer, il cherche lui aussi, je crois, de tous les côtés, le beau pour y procréer - car jamais il ne voudra procréer dans la laideur. Son affection va donc aux beaux corps plutôt qu’aux laids, par cela même qu’il est fécond et s’il y rencontre une âme belle, généreuse et bien née, il donne toute son affection à l’une et l’autre beauté : devant une telle personne, il sait sur-le-champ parler avec aisance de ce qui fait l’excellence, des devoirs et des occupations de l’homme de bien, et il entreprend de l’instruire. En effet, selon moi, par le contact avec la beauté, par sa présence assidue près d’elle, il enfante ce qu’il portait en lui depuis longtemps, il le procrée ; présent ou absent, sa pensée revient vers cet être, et il nourrit en commun avec lui ce qu’il a procréé. Aussi une communion bien plus intime que celle qui consiste à avoir ensemble des enfants, et une affection plus solide, s’établissent entre les êtres de cette nature. Plus beaux, en effet, et mieux assurés de l’immortalité, sont les enfants qui naissent de leur union. Tout homme acceptera sans doute d’avoir des enfants comme ceux-là plutôt que de forme humaine, en considérant Homère, Hésiode, et les autres grands poètes, et en voyant avec envie ces descendants qu’ils ont laissés, qui leur assurent l’immortalité de la gloire et du souvenir parce qu’ils sont immortels eux-mêmes ; ou encore, si tu veux, dit-elle, en se rappelant quels enfants Lycurgue a laissés dans Lacédémone pour le salut de Lacédémone et, on peut le dire, de la Grèce entière. Solon, aussi, est honoré chez vous, parce qu’il fut le père de vos lois, et dans bien d’autres pays, grecs et barbares, des hommes qui ont produit maintes oeuvres admirables en donnant la vie à toute forme d’excellence. A ceux-là de tels enfants ont valu déjà bien des temples, mais les enfants de l’humaine génération n’en ont fait, jusqu’à présent, édifier à personne.

Platon, Le Banquet, 204c-209e