Autrui ne se présente jamais de face.

12 septembre 2005

On ne remarque pas assez qu’autrui ne se présente jamais de face. Même quand, au plus fort de la discussion, je « fais face » à l’adversaire, ce n’est pas dans ce visage violent, grimaçant, ce n’est pas même dans cette voix qui vient vers moi à travers l’espace, que se trouve vraiment l’intention qui m’atteint. L’adversaire n’est jamais tout à fait localisé : sa voix, sa gesticulation, ses tics, ce ne sont que des effets, une espèce de mise en scène, une cérémonie. L’organisateur est si bien masqué, que je suis tout surpris quand mes réponses portent : le prestigieux porte-voix s’embarrasse, laisse tomber quelques soupirs, quelques chevrotements, quelques signes d’intelligence ; il faut croire qu’il y avait quelqu’un là-bas. Mais où ? Non pas dans cette voix trop pleine, non pas dans ce visage zébré de traces comme un objet usé. Pas davantage derrière cet appareil : je sais bien qu’il n’y a là que des « ténèbres bourrées d’organes ». Le corps d’autrui est devant moi - mais quant à lui, il mène une singulière existence : entre moi qui pense et ce corps, ou plutôt près de moi, de mon côté, il est comme une réplique de moi-même, un double errant, il hante mon entourage plutôt qu’il n’y paraît, il est la réponse inopinée que je reçois d’ailleurs, comme si par miracle les choses se mettaient à dire mes pensées, c’est toujours pour moi qu’elles seraient pensantes et parlantes, puisqu’elles sont choses et que je suis moi. Autrui, à mes yeux, est donc toujours en marge de ce que je vois et entends, il est de mon côté, il est à mon côté ou derrière moi, il n’est pas en ce lieu que mon regard écrase et vide de tout « intérieur ». Tout autre est un autre moi-même. Il est comme ce double que tel malade sent toujours à son côté, qui lui ressemble comme un frère, qu’il ne saurait jamais fixer sans le faire disparaître, et qui visiblement n’est qu’un prolongement au dehors de lui-même, puisqu’un peu d’attention suffit à le réduire. Moi et autrui sommes comme deux cercles presque concentriques, et qui ne se distinguent que par un léger et mystérieux décalage. Cet apparentement est peut-être ce qui nous permettra de comprendre le rapport à autrui, qui par ailleurs est inconcevable si j’essaie d’aborder autrui de face, et par son côté escarpé. Reste qu’autrui n’est pas moi, et qu’il faut bien en venir à l’opposition. Je fais l’autre à mon image, mais comment peut-il y avoir pour moi une image de moi ? Ne suis-je pas jusqu’au bout de l’univers, ne suis-je pas, à moi seul, coextensif à tout ce que je peux voir, entendre, comprendre ou feindre ? Comment, sur cette totalité que je suis, y aurait-il une vue extérieure ? D’où serait-elle donc prise ? C’est bien pourtant ce qui arrive quand autrui m’apparaît. A cet infini que j’étais quelque chose encore s’ajoute, un surgeon pousse, je me dédouble, j’enfante, cet autre est fait de ma substance, et cependant ce n’est plus moi. Comment cela est-il possible ? Comment le je pense pourrait-il émigrer hors de moi, puisque c’est moi ? Les regards que je promenais sur le monde comme l’aveugle tâte les objets de son bâton, quelqu’un les a saisis par l’autre bout, et les retourne contre moi pour me toucher à mon tour. Je ne me contente plus de sentir : je sens qu’on me sent, et qu’on me sent en train de sentir, et en train de sentir ce fait même qu’on me sent... Il ne faut pas seulement dire que j’habite désormais un autre corps : cela ne ferait qu’un second moi-même, un second domicile pour moi. Mais il y a un moi qui est autre, qui siège ailleurs et me destitue de ma position centrale, quoique, de toute évidence, il ne puisse tirer que de sa filiation sa qualité de moi. Les rôles du sujet et de ce qu’il voit s’échangent et s’inversent : je croyais donner à ce que je vois son sens de chose vue, et l’une de ces choses soudain se dérobe à cette condition, le spectacle en vient à se donner lui-même un spectateur qui n’est pas moi, et qui est copié sur moi. Comment cela est-il possible ? Comment puis-je voir quelque chose qui se mette à voir ?

Nous l’avons dit, on ne comprendra jamais qu’autrui apparaisse devant nous ; ce qui est devant nous est objet. Il faut bien comprendre que le problème n’est pas celui-là. Il est de comprendre comment je me dédouble, comment je me décentre. L’expérience d’autrui est toujours celle d’une réplique de moi, d’une réplique à moi. La solution est à chercher du côté de cette étrange filiation qui pour toujours fait d’autrui mon second, même quand je le préfère à moi et me sacrifie à lui. C’est au plus secret de moi-même que se fait l’étrange articulation avec autrui ; le mystère d’autrui n’est pas autre que le mystère de moi-même.

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Communication au Congrès Umanesimo e scienza politica, Rome-Florence, septembre 1949. In Maurice Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960 (1985), pp.267-283
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