Note sur Machiavel
Comment le comprendrait-on ? Il écrit contre les bons sentiments en politique, mais il est aussi contre la violence. Il déconcerte les croyants du Droit comme ceux de la Raison d’État, puisqu’il a l’audace de parler de vertu au moment où il blesse durement la morale ordinaire. C’est qu’il décrit ce nœud de la vie collective où la morale pure peut être cruelle et où la politique pure exige quelque chose comme une morale. On s’accommoderait d’un cynique qui nie les valeurs ou d’un naïf qui sacrifie l’action. On n’aime pas ce penseur difficile et sans idole.
Il a été, assurément, tenté par le cynisme : il a eu, dit-il, « bien de la peine à se défendre » contre l’opinion de ceux qui croient que le monde est « gouverné par le hasard » [1]. Or si l’humanité est un hasard, on ne voit pas d’abord ce qui soutiendrait la vie collective, sinon la pure contrainte du pouvoir politique. Tout le rôle d’un gouvernement est donc de tenir en respect ses sujets [2]. Tout l’art de gouverner se ramène à l’art de la guerre [3] et « les bonnes troupes font les bonnes lois [4] ». Entre le pouvoir et ses sujets, entre le moi et l’autre, il n’y a pas de terrainoù cesse la rivalité. Il faut ou subir la contrainte ou l’exercer. A chaque instant Machiavel parle d’oppression et d’agression. La vie collective est l’enfer.
Mais il a ceci d’original, ayant posé le principe de la lutte, qu’il passe au-delà sans jamais l’oublier. Dans la lutte même il trouve autre chose que l’antagonisme. « Pendant que les hommes s’efforcent de ne pas craindre, ils se mettent à se faire craindre d’autrui, et l’agression qu’ils repoussent d’eux-mêmes, ils la rejettent sur autrui, comme si, de toute nécessité, il fallait offenser ou être offensé. » C’est dans le même moment où je vais avoir peur que je fais peur, c’est la même agression que j’écarte de moi et que je renvoie sur autrui, c’est la même terreur qui me menace et que je répands, je vis ma crainte dans celle que j’inspire. Mais par un choc en retour la douleur dont je suis cause me déchire en même temps que ma victime, et la cruauté donc n’est pas une solution, elle est toujours à recommencer. Il y a un circuit du moi et d’autrui, une Communion des Saints noire, le mal que je fais, je me le fais, et c’est aussi bien contre moi-même que je lutte en luttant contre autrui. Après tout, un visage n’est qu’ombres, lumières et couleurs, et voilà que, parce que ce visage a grimacé d’une certaine façon, le bourreau éprouve mystérieusement une détente, une autre angoisse a relayé la sienne. Une phrase n’est jamais qu’un énoncé, un assemblage de significations qui ne sauraient valoir en principe la saveur unique que chacun a pour soi-même. Et pourtant, quand la victime s’avoue vaincue, l’homme cruel sent battre à travers ces mots une autre vie, il se trouve devant un autre lui-même. Nous sommes loin des relations de pure force qui existent entre les objets. Pour employer les mots de Machiavel, nous sommes passés des « bêtes » à « l’homme » [5].
Plus exactement, nous sommes passés d’une manière de combattre à une autre, du « combat avec la force » au « combat avec les lois » [6]. Le combat humain est différent du combat animal, mais c’est un combat. Le pouvoir n’est pas force nue, mais pas davantage honnête délégation des volontés individuelles, comme si elles pouvaient annuler leur différence. Qu’il soit héréditaire ou nouveau, il est toujours décrit dans Le Prince comme contestable et menacé. L’un des devoirs du prince est de résoudre les questions avant qu’elles soient devenues insolubles par l’émotion des sujets [7]. On dirait qu’il s’agit d’éviter le réveil des citoyens. Il n’y a pas de pouvoir absolument fondé, il n’y a qu’une cristallisation de l’opinion. Elle tolère, elle tient pour acquis le pouvoir. Le problème est d’éviter que cet accord se décompose, ce qui peut se faire en peu de temps, quels que soient les moyens de contrainte, passé un certain point de crise. Le pouvoir est de l’ordre du tacite. Les hommes se laissent vivre dans l’horizon de l’État et de la Loi tant que l’injustice ne leur rend pas conscience de ce qu’ils ont d’injustifiable. Le pouvoir qu’on appelle légitime est celui qui réussit à éviter le mépris et la haine [8]. « Le prince doit se faire craindre de telle sorte que, s’il n’est pas aimé, du moins il ne soit pas haï [9]. » Peu importe que le pouvoir soit blâmé dans un cas particulier : il s’établit dans l’intervalle qui sépare la critique du désaveu, la discussion du discrédit. Les relations du sujet et du pouvoir, comme celles du moi et d’autrui, se nouent plus profond que le jugement, elles survivent à la contestation, tant qu’il ne s’agit pas de la contestation radicale du mépris.
Ni pur fait, ni droit absolu, le pouvoir ne contraint pas, ne persuade pas : il circonvient, - et l’on circonvient mieux en faisant appel à la liberté qu’en terrorisant. Machiavel formule avec précision cette alternance de tension et de détente, de répression et de légalité dont les régimes autoritaires ont le secret, mais qui, sous une forme doucereuse, fait l’essence de toute diplomatie. On tient quelquefois mieux ceux à qui l’on fait crédit : « Un prince nouveau n’a jamais désarmé ses sujets ; loin de là, il s’empresse de les armer, s’il les trouve sans armes, et rien n’est mieux entendu : car dès lors ces armes sont à lui... Mais un prince qui désarme ses sujets les offense, en les portant à croire qu’il se méfie d’eux, et rien n’est plus propre à exciter leur haine [10]. » « On conserve plus facilement une ville accoutumée à la liberté en la gouvernant par ses propres citoyens [11]. » Dans une société où chacun ressemble mystérieusement à chaque autre, méfiant s’il est méfiant, confiant s’il est confiant, - il n’y a pas de contrainte pure : le despotisme appelait le mépris, l’oppression appellerait la révolte. Les meilleurs soutiens d’un pouvoir ne sont même pas ceux qui l’ont fait : ils se croient des droits sur lui ou du moins ils se sentent eu sécurité. C’est à ses adversaires qu’un pouvoir neuf fera appel, pourvu qu’ils se rallient [12]. S’ils ne sont pas récupérables, - alors le pouvoir ne frappera pas à moitié : « Il faut ou gagner les hommes ou se défaire d’eux ; ils peuvent se venger des offenses légères, mais non des offenses graves [13]. » Entre la séduction et l’anéantissement des vaincus, le vainqueur pourra donc hésiter, et Machiavel est quelquefois cruel : « le seul moyen de conserver est de mettre en ruines. Quiconque devient maître d’une ville qui a commencé à jouir de la liberté et ne la détruit pas doit s’attendre à être détruit par elle [14]. » Pourtant la violence pure ne peut être qu’épisodique. Elle ne saurait procurer l’assentiment profond, qui fait le pouvoir, et elle ne le remplace pas. « Si (le prince) se trouve dans la nécessité de faire punir de mort, il doit en exposer les motifs [15]. » Cela revient à dire qu’il n’y a pas de pouvoir absolu...
Donc il a fait le premier la théorie de la « collaboration », et du ralliement des opposants (comme d’ailleurs celle de la « cinquième colonne »), qui sont, à la terreur politique, ce que la guerre froide est à la guerre. Mais où est, demandera-t-on, le bénéfice pour l’humanisme ? Il est en ceci d’abord que Machiavel nous introduit au milieu propre de la politique et nous permet de mesurer la tâche si nous voulons y mettre quelque vérité. Il est encore en ceci : on nous montre un commencement d’humanité émergeant de la vie collective comme à l’insu du pouvoir, et par le seul fait qu’il cherche à séduire des consciences. Le piège de la vie collective fonctionne dans les deux sens : les régimes libéraux le sont toujours un peu moins qu’on ne croit, les autres un peu plus. Le pessimisme de Machiavel n’est donc pas fermé. Il a même indiqué les conditions d’une politique qui ne soit pas injuste : ce sera celle qui contente le peuple. Non que le peuple sache tout, mais parce que, si quelqu’un est innocent, c’est lui : « On peut sans injustice contenter le peuple, non les grands : ceux-ci cherchent à exercer la tyrannie, celui-là seulement à l’éviter... Le peuple ne demande rien que de n’être pas opprimé [16]. »
Machiavel n’en dit pas plus dans Le Prince sur les rapports du pouvoir et du peuple. Mais on sait qu’il est républicain dans les Discours sur Tite-Live. Peut-être pouvons-nous donc étendre aux rapports du pouvoir et du peuple ce qu’il dit des rapports du prince et de ses conseillers. Il décrit alors sous le nom de vertu un moyen de vivre avec autrui. Le prince ne doit pas décider d’après autrui : il serait méprisé. Il ne doit pas davantage gouverner dans l’isolement, car l’isolement n’est pas l’autorité. Mais il y a une conduite possible entre ces deux échecs. « Le prêtre Luc disait de l’empereur Maximilien, son maître, aujourd’hui régnant, qu’il ne prenait conseil de personne et que cependant il n’agissait jamais d’après ses propres opinions. En cela, il suit une route diamétralement opposée à celle que je viens de tracer. Car, comme ce prince ne fait part de ses projets à aucun de ses ministres, les observations viennent au moment même où ils doivent s’exécuter ; en sorte que, pressé par le temps et vaincu par des contrariétés qu’il n’avait pas prévues, il cède aux avis qu’on lui donne [17]. » Il y a une manière de s’affirmer qui veut supprimer autrui, - et qui rend esclave de lui. Et il y a avec autrui un rapport de consultation et d’échange, qui n’est pas la mort, mais l’acte même du moi. La lutte originaire menace toujours de reparaître : il faut que ce soit le prince qui pose les questions, et il ne doit, sous peine d’être méprisé, accorder à personne une autorisation permanente de franc-parler. Mais, au moins dans les moments où il délibère, il communique avec les autres, et, à la décision qu’il prendra, les autres peuvent se rallier, parce qu’elle est à quelque égard leur décision. La férocité des origines est débordée quand, entre l’un et l’autre, s’établit le lien de l’œuvre et du sort communs. Alors l’individu s’accroît des dons mêmes qu’il fait au pouvoir, il y a échange entre eux. Quand l’ennemi ravage le territoire, et quand les sujets, réfugiés dans la ville avec le prince, voient leurs biens pillés et perdus, c’est alors qu’ils se dévouent à lui sans réserve : « car qui ne sait que les hommes s’attachent autant par le bien qu’ils font que par celui qu’ils reçoivent [18] ? » Qu’importe, dira-t-on, s’il ne s’agit encore que d’une duperie, si c’est la ruse majeure du pouvoir de persuader les hommes qu’ils gagnent quand ils perdent ? Mais Machiavel ne dit nulle part que les sujets soient dupés. Il décrit la naissance d’une vie commune, qui ignore les barrières de l’amour-propre. Parlant aux Médicis, il leur prouve que le pouvoir ne va pas sans appel à la liberté. Dans ce renversement, c’est peut-être le prince qui est dupe. Si Machiavel a été républicain, c’est qu’il avait trouvé un principe de communion. En mettant le conflit et la lutte à l’origine du pouvoir social, il n’a pas voulu dire que l’accord fût impossible, il a voulu souligner la condition d’un pouvoir qui ne soit pas mystifiant, et qui est la participation à une situation commune.
L’« immoralisme » de Machiavel prend par là son vrai sens. On cite toujours de lui des maximes qui renvoient l’honnêteté à la vie privée, et font de l’intérêt du pouvoir la seule règle en politique. Mais voyons les raisons pour lesquelles il soustrait la politique au pur jugement moral : il en donne deux. D’abord qu’« un homme qui veut être parfaitement honnête, au milieu de gens malhonnêtes, ne peut manquer de périr tôt ou tard [19]. » Faible argument, puisqu’on pourrait aussi bien l’appliquer à la vie privée, où pourtant Machiavel demeure « moral ». La seconde raison mène plus loin : c’est que, dans l’action historique, la bonté est quelquefois catastrophique et la cruauté moins cruelle que l’humeur débonnaire. « César Borgia passa pour cruel ; mais c’est à sa cruauté qu’il dut l’avantage de réunir la Romagne à ses États, et de rétablir dans cette province la paix et la tranquillité dont elle était privée depuis longtemps. Et, tout bien considéré, on avouera que ce prince fut plus humain que le peuple de Florence qui, pour éviter de paraître cruel, laissa détruire Pistoïe [20]. Quand il s’agit de contenir ses sujets dans le devoir, on ne doit pas se mettre en peine du reproche de cruauté, d’autant qu’à la fin le Prince se trouvera avoir été plus humain, en faisant un petit nombre d’exemples nécessaires, que ceux qui, par trop d’indulgence, encouragent des désordres et provoquent finalement le meurtre et le brigandage. Car ces tumultes bouleversent l’État, au lieu que les peines infligées par le Prince ne portent que sur quelques particuliers [21]. » Ce qui transforme quelquefois la douceur en cruauté, la dureté en valeur, et bouleverse les préceptes de la vie privée, c’est que les actes du pouvoir interviennent dans un certain état de l’opinion, qui en altère le sens ; ils éveillent un écho quelquefois démesuré ; ils ouvrent ou ferment des fissures secrètes dans le bloc du consentement général et amorcent un processus moléculaire qui peut modifier le cours entier des choses. Ou encore : comme des miroirs disposés en cercle transforment une mince flamme en féerie, les actes du pouvoir, réfléchis dans la constellation des consciences, se transfigurent, et les reflets de ces reflets créent une apparence qui est le lieu propre et en somme la vérité de l’action historique. Le pouvoir porte autour de lui un halo, et sa malédiction, - comme d’ailleurs celle du peuple qui ne se connaît pas davantage, - est de ne pas voir l’image de lui-même qu’il offre aux autres [22]. C’est donc une condition fondamentale de la politique de se dérouler dans l’apparence : « Les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Tout homme peut voir ; mais très peu d’hommes savent toucher. Chacun voit aisément ce qu’on paraît être, mais presque personne n’identifie ce qu’on est ; et ce petit nombre d’esprits pénétrants n’ose pas contredire la multitude, qui a pour bouclier la majesté de l’État. Or, quand il s’agit de juger l’intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s’attacher qu’aux résultats ; le point est de se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu’ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun [23]. »
Ceci ne veut pas dire qu’il soit nécessaire ou même préférable de tromper, mais que, dans la distance et le degré de généralité où s’établissent les relations politiques, un personnage légendaire se dessine, fait de quelques gestes et de quelques mots, et que les hommes honorent ou détestent aveuglément. Le prince n’est pas un imposteur ; Machiavel écrit expressément : « Un prince doit s’efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de loyauté et de justice ; il doit d’ailleurs avoir toutes ces bonnes qualités... [24] » Ce qu’il veut dire, c’est que, même vraies, les qualités du chef sont toujours en proie à la légende, parce qu’elles ne sont pas touchées, mais vues, parce qu’elles ne sont pas connues dans le mouvement de la vie qui les porte, mais figées en attitudes historiques. Il faut donc que le prince ait le sentiment de ces échos qu’éveillent ses paroles et ses actes, il faut qu’il garde contact avec ces témoins dont il tient tout son pouvoir, il ne faut pas qu’il gouverne en visionnaire, il faut qu’il demeure libre à l’égard même de ses vertus. Le prince doit avoir les qualités qu’il paraît avoir, dit Machiavel, mais, achève-t-il, « rester assez maître de soi pour en déployer de contraires, lorsque cela est expédient [25] ». Précepte de politique, mais qui pourrait bien être aussi la règle d’une vraie morale. Car le jugement public selon l’apparence, qui convertit la bonté du prince en faiblesse, n’est peut-être pas si faux. Qu’est-ce qu’une bonté qui serait incapable de dureté ? Qu’est-ce qu’une bonté qui se veut bonté ? Une manière douce d’ignorer autrui et finalement de le mépriser. Machiavel ne demande pas qu’on gouverne par les vices, le mensonge, la terreur, la ruse, il ’ essaie de définir une vertu politique, qui est, pour le prince, de parler à ces spectateurs muets autour de lui et pris dans le vertige de la vie à plusieurs. Véritable force d’âme, puisqu’il s’agit, entre la volonté de plaire et le défi, entre la bonté complaisante à elle-même et la cruauté, de concevoir une entreprise historique à laquelle tous puissent se joindre. Cette vertu-là n’est pas exposée aux renversements que connaît le politique moralisant, parce qu’elle nous installe d’emblée dans la relation avec autrui qu’il ignore. C’est elle que Machiavel prend pour signe de valeur en politique, - et non pas le succès, puisqu’il donne en exemple César Borgia, qui n’a pas réussi, mais avait la virtù, et met loin derrière lui François Sforza, qui a réussi, mais par fortune [26]. Comme il arrive quelquefois, le dur politique aime les hommes et la liberté plus véritablement que l’humaniste déclaré : c’est Machiavel qui fait l’éloge de Brutus, et c’est Dante qui le damne. Par la maîtrise de ses relations avec autrui, le pouvoir franchit les obstacles entre l’homme et l’homme et met quelque transparence dans nos relations, - comme si les hommes ne pouvaient être proches que dans une sorte de distance.
Ce qui fait qu’on ne comprend pas Machiavel, c’est qu’il unit le sentiment le plus aigu de la contingence ou de l’irrationnel dans le monde avec le goût de la conscience ou de la liberté dans l’homme. Considérant cette histoire où il y a tant de désordres, tant d’oppressions, tant d’inattendu et de retournements, il ne voit rien qui la prédestine à une consonance finale. Il évoque l’idée d’un hasard fondamental, d’une adversité qui la déroberait aux prises des plus intelligents et des plus forts. Et s’il exorcise finalement ce malin génie, ce n’est par aucun principe transcendant, mais par un simple recours aux données de notre condition. Il écarte du même geste l’espoir et le désespoir. S’il y a une adversité, elle est sans nom, sans intentions, nous ne pouvons trouver nulle part d’obstacle que nous n’ayons contribué à faire par nos erreurs ou nos fautes, nous ne pouvons limiter nulle part notre pouvoir. Quelles que soient les surprises de l’événement, nous ne pouvons pas plus nous défaire de la prévision et de la conscience que de notre corps. « Comme nous avons un libre arbitre, il faut, il me semble, reconnaître que le hasard gouverne la moitié ou un peu plus de la moitié de nos actions, et que nous dirigeons le reste [27]. » Même si nous venons à supposer dans les choses un principe hostile, comme nous ne savons pas ses plans, il est pour nous comme rien : « les hommes ne doivent jamais s’abandonner ; puisqu’ils ne savent pas leur fin et qu’elle vient par des voies obliques et inconnues, ils ont toujours lieu d’espérer, et, espérant, ne doivent jamais s’abandonner, en quelque fortune et en quelque péril qu’ils se trouvent [28]. » Le hasard ne prend figure que lorsque nous renonçons à comprendre et à vouloir. La fortune « exerce sa puissance lorsqu’on ne lui oppose aucune barrière ; elle fait porter son effort sur les points mal défendus [29] ». S’il paraît y avoir un cours inflexible des choses, c’est seulement dans le passé ; si la fortune paraît tantôt favorable et tantôt défavorable, c’est que l’homme tantôt comprend et tantôt ne comprend pas son temps, et les mêmes qualités font selon le cas son succès et sa perte, mais non par hasard [30]. Comme dans nos rapports avec autrui, Machiavel définit dans nos rapports avec la fortune une vertu aussi éloignée de la solitude que de la docilité. Il indique comme notre seul recours cette présence à autrui et à notre temps qui nous fait trouver autrui au moment où nous renonçons à l’opprimer, - trouver le succès au moment où nous renonçons à l’aventure, échapper au destin au moment où nous comprenons notre temps. Même l’adversité pour nous prend figure humaine : la fortune est une femme. « Je pense qu’il vaut mieux être trop hardi que trop circonspect, parce que la fortune est femme, elle ne cède qu’à la violence et à la hardiesse, on voit par expérience qu’elle se donne aux hommes farouches plutôt qu’aux hommes froids [31]. » Il n’est décidément rien, pour un homme, qui soit tout à fait contre l’humanité, parce que l’humanité est seule dans son ordre. L’idée d’une humanité fortuite et qui n’a pas cause gagnée est ce qui donne valeur d’absolu à notre vertu. Quand nous avons compris ce qui, dans les possibles du moment, est humainement valable, les signes et les présages ne manquent jamais : « Faut-il que le ciel parle ? Il a déjà manifesté sa volonté par des signes éclatants. On a vu la mer entrouvrir ses abîmes, une nuée tracer le chemin à suivre, l’eau jaillir du rocher et la manne tomber du ciel. C’est à nous à faire le reste, puisque Dieu, en faisant tout sans nous, nous dépouillerait de l’action de notre libre arbitre, et en même temps de la portion de choix qui nous est réservée [32]. » Quel humanisme est plus radical que celui-là ? Machiavel n’a pas ignoré les valeurs. Il les a vues vivantes, bruissantes comme un chantier, liées à certaines actions historiques, l’Italie à faire, les barbares à chasser. Pour celui qui accomplit de telles entreprises, sa religion terrestre retrouve les paroles de l’autre religion. « Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes [33]. » Comme le dit A. Renaudet : « Cet élève de la hardiesse prudente de Rome n’a jamais voulu nier le rôle que jouent, dans l’histoire universelle, l’inspiration, le génie, l’action, discernée par Platon et par Goethe, de quelque démon inconnu... Mais, pour que la passion, aidée par la force, ait la vertu de renouveler un monde, il faut qu’elle soit nourrie de certitude dialectique autant que de sentiment. Si Machiavel n’écarte pas, du domaine de la pratique, la poésie et l’intuition, cette poésie est vérité, cette intuition est faite de théorie et de calcul [34]. »
Ce qu’on réprouve chez lui ; c’est l’idée que l’histoire est une lutte et la politique rapport avec des hommes plutôt qu’avec des principes. Y a-t-il pourtant rien de plus sûr ? L’histoire, après Machiavel encore mieux qu’avant lui, n’a. t-elle pas montré que les principes n’engagent à rien et qu’ils sont ployables à toutes fins ? Laissons l’histoire contemporaine. L’abolition progressive de l’esclavage avait été proposée par l’abbé Grégoire en 1789. C’est en 1794 qu’elle est votée par la Convention, au moment où, selon les paroles d’un colon, dans la France entière « domestiques, paysans, ouvriers, journaliers agricoles manifestent contre l’aristocratie de la peau [35] » et où la bourgeoisie provinciale, qui tirait de Saint-Domingue ses revenus, n’occupe plus le pouvoir. Les libéraux connaissent l’art de retenir les principes sur la pente des conséquences inopportunes. Il y a plus : appliqués dans une situation convenable, les principes sont des instruments d’oppression. Pitt constate que cinquante pour cent des esclaves importés dans les îles anglaises sont revendus aux colonies françaises. Les négriers anglais font la prospérité de Saint-Domingue et donnent à la France le marché européen. Il prend donc parti contre l’esclavage : « Il demanda, écrit M. James, à Wilberforce d’entrer en campagne. Wilberforce représentait la région importante du Yorkshire ; c’était un homme de grande réputation ; les expressions d’humanité, de justice, de honte nationale, etc., feraient bien dans sa bouche... Clarkson vint à Paris pour stimuler les énergies sommeillantes (de la Société des Amis des Noirs), pour les subventionner, et submerger la France de propagande anglaise [36]. » Il n’y a pas d’illusions à se faire sur le sort que cette propagande réservait aux esclaves de Saint-Domingue : quelques années plus tard, en guerre avec la France, Pitt signe avec quatre colons français un accord qui met la colonie sous protection anglaise jusqu’à la paix, et rétablit l’esclavage et la discrimination mulâtre. Décidément, il n’importe pas seulement de savoir quels principes on choisit, mais aussi qui, quelles forces, quels hommes les appliquent. Il y a plus clair encore : les mêmes principes peuvent servir aux deux adversaires. Quand Bonaparte envoya contre Saint-Domingue des troupes qui devaient y périr, « beaucoup d’officiers et tous les soldats croyaient se battre pour la Révolution ; ils voyaient en Toussaint un traître vendu aux prêtres, aux émigrés et aux Anglais... les hommes considéraient encore qu’ils appartenaient à une armée révolutionnaire. Cependant, certaines nuits, ils entendaient les Noirs à l’intérieur de la forteresse chanter La Marseillaise, le Ça ira et autres chants révolutionnaires. Lacroix raconte que les soldats abusés, entendant ces chants, se levaient et regardaient leurs officiers comme pour leur dire : « La justice serait-elle du côté de nos ennemis barbares ? Ne sommes-nous plus les soldats de la France républicaine ? Et serions-nous devenus de vulgaires instruments politiques [37] ? » Mais quoi ? La France était le pays de la Révolution. Bonaparte, qui avait consacré quelques-unes de ses acquisitions, marchait contre Toussaint-Louverture. C’était donc clair : Toussaint était un contre-révolutionnaire au service de l’étranger. Ici comme souvent, tout le monde se bat au nom des mêmes valeurs : la liberté, la justice. Ce qui départage, c’est la sorte d’hommes pour qui l’on demande liberté ou justice, avec qui l’on entend faire société : les esclaves ou les maîtres. Machiavel avait raison : il faut avoir des valeurs, mais cela ne suffit pas, et il est même dangereux de s’en tenir là ; tant qu’on n’a pas choisi ceux qui ont mission de les porter dans la lutte historique, on n’a rien fait. Or, ce n’est pas seulement dans le passé qu’on voit des républiques refuser la citoyenneté à leurs colonies, tuer au nom de la Liberté et prendre l’offensive au nom de la loi. Bien entendu, la dure sagesse de Machiavel ne le leur reprochera pas. L’histoire est une lutte, et si les républiques ne luttaient pas, elles disparaîtraient. Du moins devons-nous voir que les moyens restent sanguinaires, impitoyables, sordides. C’est la suprême ruse des Croisades de ne pas l’avouer. Il faudrait briser le cercle.
C’est évidemment sur ce terrain qu’une critique de Machiavel est possible et nécessaire. Il n’a pas eu tort d’insister sur le problème du pouvoir. Mais il s’est contenté d’évoquer en quelques mots un pouvoir qui ne serait pas injuste, il n’en a pas cherché très énergiquement la définition. Ce qui le décourage, c’est qu’il croit que les hommes sont immuables, et que les régimes se succèdent en cycle [38]. Il y aura toujours deux sortes d’hommes, ceux qui vivent et ceux qui font l’histoire : le meunier, le boulanger, l’hôtelier avec lesquels Machiavel en exil passe sa journée, bavarde et joue au trie-trac (« alors, dit-il, s’élèvent des contestations, des paroles de dépit, des injures, on se dispute pour un sou ; on pousse des cris qui s’entendent jusqu’à San Casciano. Enveloppé dans cette pouillerie, j’épuise à fond la malignité de mon destin ») ; et les grands hommes dont, le soir, revêtu de l’habit de cour, il lit l’histoire, qu’il interroge, qui toujours lui répondent. (« Et pendant quatre longues heures, dit-il, je ne sens plus aucun ennui, j’oublie toute misère, je ne crains plus la pauvreté, la mort ne m’effraie plus. Je passe tout entier en eux » [39]). Sans doute ne s’est-il jamais résigné à se séparer des hommes spontanés : il ne passerait pas des journées à les contempler s’ils n’étaient pour lui comme un mystère : est-il vrai que ces hommes pourraient aimer et comprendre les mêmes choses qu’il comprend et aime ? A voir tant d’aveuglement d’un côté, de l’autre un art si naturel de commander, il est tenté de penser qu’il n’y a pas une humanité, mais des hommes historiques et des patients, - et de se ranger du côté des premiers. C’est alors que, n’ayant plus aucune raison de préférer un « prophète armé » à un autre, il n’agit plus qu’à l’aventure : il fonde sur le fils de Laurent de Médicis des espoirs téméraires, et les Médicis, suivant ses propres règles, le compromettent sans l’employer. Républicain, il désavoue dans la préface de l’Histoire de Florence le jugement que les républicains portaient sur les Médicis, et les républicains, qui ne le lui pardonnent pas, ne l’emploieront pas davantage. La conduite de Machiavel accuse ce qui manquait à sa politique : un fil conducteur qui lui permît de reconnaître, entre les pouvoirs, celui dont il y avait quelque chose de valable à espérer, et d’élever décidément la vertu au-dessus de l’opportunisme.
Encore faut-il ajouter, pour être équitable, que la tâche était difficile. Pour les contemporains de Machiavel, le problème politique était d’abord de savoir si les Italiens seraient longtemps empêchés de cultiver et de vivre par les razzias de la France, de l’Espagne, quand ce n’étaient pas celles de la Papauté. Que pouvait-il vouloir raisonnablement, sinon une nation italienne et des soldats pour la faire ? Pour faire l’humanité, il fallait commencer par faire ce morceau de vie humaine. Dans la discordance d’une Europe qui s’ignorait, d’un monde qui n’avait pas fait son propre inventaire et où les pays et les hommes dispersés n’avaient pas encore croisé le regard, où était le peuple universel qui pût se faire complice d’une cité populaire italienne ? Comment les peuples de tous les pays se seraient-ils reconnus, concertés et rejoints ? Il n’y a d’humanisme sérieux que celui qui attend, à travers le monde, la reconnaissance effective de l’homme par l’homme ; il ne saurait donc précéder le moment où l’humanité se donne ses moyens de communication et de communion.
Ils existent aujourd’hui et le problème d’un humanisme réel, posé par Machiavel, a été repris par Marx il y a cent ans. Peut-on dire qu’il soit résolu ? Marx s’est précisément proposé, pour faire une humanité, de trouver un autre appui que celui, toujours équivoque, des principes. Il a cherché dans la situation et dans le mouvement vital des hommes les plus exploités, les plus opprimés, les plus dépourvus de pouvoir, le fondement d’un pouvoir révolutionnaire, c’est-à-dire capable de supprimer l’exploitation et l’oppression. Mais il est apparu que tout le problème était de constituer un pouvoir des sans-pouvoir. Car ou bien, pour rester pouvoir du prolétariat, il devait suivre les fluctuations de la conscience des masses, et alors il serait vite abattu, ou bien, s’il voulait s’y soustraire, il devait se faire juge des intérêts du prolétariat, et alors il se constituait en pouvoir au sens traditionnel, il était l’ébauche d’une nouvelle couche dirigeante. La solution ne pouvait se trouver que dans un rapport absolument nouveau du pouvoir aux assujettis. Il fallait inventer des formes politiques capables de contrôler le pouvoir sans l’annuler, il fallait des chefs capables d’expliquer aux assujettis les raisons d’une politique, et d’obtenir d’eux-mêmes, s’ils devenaient nécessaires, les sacrifices que le pouvoir leur impose d’ordinaire. Ces formes politiques ont été ébauchées, ces chefs ont paru dans la révolution de 1917, mais, dès l’époque de la Commune de Cronstadt, le pouvoir révolutionnaire a perdu le contact avec une fraction du prolétariat, pourtant éprouvée, et, pour cacher le conflit, il commence à mentir. Il proclame que l’état-major des insurgés est aux mains des gardes blancs, comme les troupes de Bonaparte traitent Toussaint-Louverture en agent de l’étranger. Déjà la divergence est maquillée en sabotage, l’opposition en espionnage. On voit reparaître à l’intérieur de la révolution les luttes qu’elle devait dépasser. Et, comme pour donner raison à Machiavel, pendant que le gouvernement révolutionnaire recourt aux ruses classiques du pouvoir, l’opposition ne manque pas même de sympathies chez les ennemis de la Révolution. Tout pouvoir tend-il à s’« autonomiser », et s’agit-il là d’un destin inévitable dans toute société d’hommes, ou bien d’une évolution contingente, liée aux conditions particulières de la Révolution en Russie, à la clandestinité du mouvement révolutionnaire avant 1917, à la faiblesse du prolétariat russe, et qui ne se serait pas produite dans une révolution occidentale, tel est évidemment le problème essentiel. En tout cas, maintenant que l’expédient de Cronstadt est devenu système et que le pouvoir révolutionnaire s’est décidément substitué au prolétariat comme couche dirigeante, avec les attributs de puissance d’une élite incontrôlée, nous pouvons conclure que, cent ans après Marx, le problème d’un humanisme réel reste entier, et donc montrer de l’indulgence envers Machiavel, qui ne pouvait que l’entrevoir.
Si l’on appelle humanisme une philosophie de l’homme intérieur qui ne trouve aucune difficulté de principe dans ses rapports avec les autres, aucune opacité dans le fonctionnement social, et remplace la culture politique par l’exhortation morale, Machiavel n’est pas humaniste. Mais si l’on appelle humanisme une philosophie qui affronte comme un problème le rapport de l’homme avec l’homme et la constitution entre eux d’une situation et d’une histoire qui leur soient communes, alors il faut dire que Machiavel a formulé quelques conditions de tout humanisme sérieux. Et le désaveu de Machiavel, si commun aujourd’hui, prend alors un sens inquiétant : ce serait la décision d’ignorer les tâches d’un humanisme vrai. Il y a une manière de désavouer Machiavel qui est machiavélique, c’est la pieuse ruse de ceux qui dirigent leurs yeux et les nôtres vers le ciel des principes pour les détourner de ce qu’ils font. Et il y a une manière de louer Machiavel qui est tout le contraire du machiavélisme puisqu’elle honore dans son oeuvre une contribution à la clarté politique.