La conscience de la vie est radicalement conscience de la mort.

La conscience de la vie est radicalement conscience de la mort. Même les doctrines qui voudront nous enfermer dans nos particularités raciales ou locales et nous masquer notre humanité ne peuvent le faire, puisque ce sont des doctrines et des propagandes, que parce qu’elles ont quitté la vie immédiate, que par un emprunt honteux à la conscience de la mort. Ce qu’il faut reprocher aux idéologies nazies, ce n’est pas d’avoir rappelé l’homme au tragique, c’est d’avoir utilisé le tragique et le vertige de la mort pour rendre un semblant de force à des instincts pré-humains. C’est en somme d’avoir masqué la conscience de la mort. Avoir conscience de la mort et penser ou raisonner, c’est tout un, puisqu’on ne pense qu’en quittant les particularités de la vie, et donc en concevant la mort.

On ne fera pas que l’homme ignore la mort. On ne l’obtiendrait qu’en le ramenant à l’animalité ; encore serait-il un mauvais animal, s’il gardait conscience, puisque la conscience suppose le pouvoir de prendre recul à l’égard de toute chose donnée et de la nier. C’est l’animal qui peut paisiblement se satisfaire de la vie et chercher son salut dans la reproduction. L’homme ne peut accéder à l’universel que parce qu’il existe au lieu de vivre seulement. Il doit payer de ce prix son humanité. C’est pourquoi l’idée de l’homme sain est un mythe, proche parent des mythes nazis. « L’homme, c’est l’animal malade », disait Hegel dans un texte ancien de la Realphilosophie publié par Hoffmeister. La vie n’est pensable que comme offerte à une conscience de la vie qui la nie.

Toute conscience est donc malheureuse, puisqu’elle se sait vie seconde et regrette l’innocence d’où elle se sent issue. La mission historique du judaïsme a été de développer dans le monde entier cette conscience de la séparation et, comme Hyppolite le disait pendant la guerre à ses élèves, nous sommes tous des juifs dans la mesure où nous avons le souci de l’universel, où nous ne nous résignons pas à être seulement, et où nous voulons exister.

Mais la conscience de la mort n’est pas une impasse et un terme. Il y a deux méditations de la mort. L’une, pathétique et complaisante, qui bute sur notre fin et ne cherche en elle que le moyen d’exaspérer la violence, - l’autre, sèche et résolue, qui assume la mort, en fait une conscience plus aiguë de la vie. Le jeune Hegel parlait plus volontiers de la mort. Hegel vieilli préférera parler de la négativité. Le Hegel de la Phénoménologie juxtapose le vocabulaire logique et le vocabulaire pathétique, et nous fait comprendre la fonction qu’exerce la conscience de la mort dans l’avènement de l’humanité. La mort est la négation de tout être particulier donné, la conscience de la mort est synonyme de conscience de l’universel, mais tant qu’on en reste là, il ne s’agit que d’un universel vide ou abstrait. En fait, nous ne pouvons concevoir le néant que sur un fond d’être (ou, comme dit Sartre, sur fond de monde). Toute notion de la mort qui prétendrait retenir notre attention est donc menteuse, puisqu’en fait elle utilise subrepticement notre conscience de l’être. Pour aller jusqu’au bout de notre conscience de la mort, il faut donc la transmuer en vie, il faut, comme dit Hegel, intérioriser la mort. Il faut rendre concret l’universel abstrait qui s’est d’abord opposé à la vie. Il n’y a d’être que pour un néant, mais il n’y a de néant qu’au creux de l’être. Il y a donc dans la conscience de la mort de quoi la dépasser.

La seule expérience qui me rapproche d’une conscience authentique de la mort, c’est l’expérience d’autrui, puisque sous son regard je ne suis qu’une chose, comme il n’est qu’un morceau du monde sous mon propre regard. Chaque conscience poursuit donc la mort de l’autre par qui elle se sent dépossédée de son néant constitutif. Mais je ne me sens menacé par autrui que si, dans le moment même où son regard me réduit en objet, je continue d’éprouver ma subjectivité ; je ne le réduis en esclavage que si, dans le moment même où je le regarde comme un objet, il me reste présent comme conscience et comme liberté. La conscience du conflit n’est possible que par celle d’une relation réciproque et d’une humanité qui nous est commune. Nous ne nous nions l’un l’autre qu’en nous reconnaissant l’un l’autre comme consciences. Cette négation de toute chose et d’autrui que je suis ne s’accomplit qu’en se redoublant d’une négation de moi par autrui. Et de même que la conscience de moi-même comme mort et néant est menteuse et renferme l’affirmation de ma vie et de mon être, de même ma conscience d’autrui comme ennemi renferme l’affirmation d’autrui comme égal. Si je suis négation, en suivant jusqu’au bout ce qu’implique cette négation universelle, je la vois se nier elle-même et se transformer en coexistence. Je ne puis être libre seul, conscience seul, homme seul, et cet autre en qui je voyais d’abord mon rival, il n’est mon rival que parce qu’il est moi-même. Je me trouve en autrui, comme je trouve la conscience de la vie dans la conscience de la mort. Parce que je suis depuis l’origine ce mélange de vie et de mort, de solitude et de communication qui va vers sa résolution.

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