L’art politique est-il réactionnaire ? Entretien avec Jacques Rancière.

29 janvier 2010

Après l’art engagé des années 1970, nous sommes entrés dans l’ère du scepticisme. Aujourd’hui, quelles sont les relations entre art et politique ?

Jacques Rancière. Nous sommes sortis de l’attitude désabusée, postmoderne, selon laquelle tout est égal à tout et tout est affaire de marché. C’est ce que j’ai pu constater depuis quelques années, en circulant dans les milieux de l’art. Les colloques, les écoles, les biennales, les Documenta et autres rassemblements sont irrigués par des discours radicaux comme ceux du philosophe Toni Negri. Le souci politique est réaffirmé, il structure beaucoup de démarches artistiques. Cela peut passer par des expositions de photographies sur la guerre en Irak ou en Afghanistan, ou une installation sur la condition des femmes dans le monde musulman. Il y a aussi des artistes qui basculent vers une pratique où la performance artistique tend à se confondre avec une activité politique. Aux Etats-Unis, par exemple, les Yes Men infiltrent les médias pour en dérégler le jeu. Ils ont notamment annoncé sur la BBC que la compagnie responsable de la catastrophe environnementale de Bhopal allait indemniser les victimes. En Angleterre, de grandes manifestations de quartier en semi-insurrection se mettent en marche sur le mot d’ordre « Reclaim the streets ! ». Il existe également une forme d’art qui sort des lieux qui lui sont traditionnellement dédiés. Les exemples ne manquent pas : Thomas Hirschhorn a créé un musée précaire Albinet [1], le collectif Campement urbain a conçu un espace en collaboration avec les habitants du quartier des Beaudottes à Sevran… Enfin, il ne faut pas oublier l’esthétique relationnelle – cette nébuleuse qui prétend que l’art ne fait plus d’objets mais produit des relations sociales. Ces propositions attestent toutes de la foi dans des images capables de montrer quelque chose des formes de l’oppression. Elles ravivent la pratique d’un art critique ou activiste qui tourne en dérision la domination.

Qu’en est-il du théâtre ?

J.R. Il est assez paradoxal de constater que les propositions politiques émanent principalement des arts visuels, alors que le théâtre a été très tôt le lieu de débats sur sa capacité à transformer le monde. C’est un art vivant qui assemble des corps vivants en face d’autres corps vivants. Il fut un temps où le théâtre inventait des formes nouvelles. Il cherchait comment devenir un lieu de transmission et de rassemblement. Meyerhold, Piscator et Brecht ont créé un théâtre politique. Les dispositifs compliqués mis en place dans les années 1915-1920, en Russie et en Allemagne, tendaient à transformer le théâtre en une agitation de masse. Ils éclataient la scène en une série de lieux, faisaient usage de la projection cinématographique, d’effets lumineux et de bruitage, donnaient beaucoup d’importance à la bande-son, déployaient quantité de moyens humains et matériels. Depuis, ce sont devenus de simples « trucs » de mise en scène destinés à majorer le plaisir théâtral.

Selon vous, l’art politique véhicule souvent un présupposé réactionnaire, en opposant l’artiste savant et le spectateur ignorant… {{}}J.R. Beaucoup d’installations plastiques s’emploient à reprendre en les parodiant les formes de la culture marchande, comme s’il fallait montrer au spectateur ce qu’il serait incapable de voir par lui-même. Cette stratégie consiste à lui ouvrir les yeux pour le sortir de sa passivité. Beaucoup de ces formes d’art restent ainsi gouvernées par un paradoxe : elles s’adressent à des gens, en même temps elles tendent à les disqualifier. Le spectateur est pensé comme quelqu’un qui reste à sa place sans rien dire ni rien faire, incapable de percevoir tout seul la vérité qui se cache derrière les apparences. Cette conception s’inscrit dans une tradition très ancienne de dénigrement. On la retrouve chez Platon, dans La République, ou encore chez Rousseau, dans la Lettre sur les spectacles. Les expériences artistiques à prétention politique restent souvent enfermées dans ce que j’ai appelé la position du « maître abrutisseur ». Le pédagogue se considère comme celui qui sait, alors que ses élèves vivraient dans l’illusion, passifs et immobiles. Les dispositifs qui visent à rendre clairvoyants les aveugles sont pris dans cette logique classique de la pédagogie : plus on cherche à instruire les gens, plus on reproduit l’écart entre le maître et l’élève. Ce modèle suppose toujours qu’il faille sortir les gens de leur position de crétins pour les rendre intelligents. Or plus on veut les rendre intelligents, plus on reproduit le présupposé de leur imbécillité.

L’injonction qui veut que chacun reste à sa place remonte-t-elle à l’Antiquité ?

J.R. Je ne dis pas que tout est resté pareil depuis toujours. Mais j’observe un jeu d’inversion : une série de propositions artistiques révolutionnaires et progressistes qui critiquent l’aliénation, la marchandise ou les médias, reposent en fait sur le même présupposé réactionnaire qui irrigue la philosophie de Platon. Ces démarches reprennent la vieille distinction entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Ainsi, le maintien de l’ordre est garanti. De même, lorsque Pierre Bourdieu explique que toutes les classes ont les goûts qui leur conviennent, il reproduit la formule platonicienne. Au nom de la science, il ne fait que répéter un vieil interdit selon lequel chacun doit rester à sa place avec les goûts, les yeux, les oreilles, les sens qui conviennent à sa position.

La modernité a sonné la fin de la hiérarchie des genres picturaux, de la peinture d’histoire à la nature morte. Mais toutes les inégalités ont-elles pour autant été abolies ?

J.R. La modernité se caractérise par une démocratie artistique qui passe, en effet, par la ruine de la hiérarchie des genres et des sujets. Mais cette évolution pose problème aux artistes et aux écrivains qui en profitent. Dès lors que la vie de madame Bovary peut devenir un sujet de grand art, cela signifie que cette fille de paysan est capable d’accéder à n’importe quelle forme d’expérience sentimentale et artistique, elle a droit à la pensée. Or, c’est là que le bât blesse : avec la modernité, l’art s’empare de tout, mais on ne veut pas que tout le monde s’empare de l’art. Les milieux intellectuels, littéraires et artistiques ne cessent de dénoncer les goûts kitsch du peuple, ils raillent ces gens qui sont « n’importe qui » et qui désirent se comporter en esthètes. C’est la contrepartie des stratégies artistiques modernistes.

Quelle différence faites-vous entre l’éducation des individus et leur émancipation ?

J.R. Au XIXe siècle, les gens du peuple fréquentaient les musées de façon anarchique. Cette pratique a été liquidée par les politiques pédagogiques qui voulaient apprendre au peuple à regarder l’art, à le comprendre. Elles ont fait sortir ces gens des lieux où ils n’étaient pas censés se trouver pour les y réintroduire ensuite sous la forme d’élèves. Eduquer, c’est considérer que la domination ne fonctionne que parce que les dominés sont dans l’ignorance des lois de cette domination. Pour qu’ils se révoltent, on veut donc leur montrer l’oppression qu’ils subissent. Le rôle du pédagogue est de sortir les individus d’une ignorance qui les rendrait incapables d’agir. L’émancipation part d’un point de vue très différent : elle ne cherche pas à montrer aux aveugles ce qu’ils ne verraient pas car elle suppose que personne n’ignore rien des formes de la domination. Le but est plutôt que chacun se constitue des goûts, des pensées, des attitudes esthétiques qui le sortent de la situation dans laquelle on l’enferme. L’émancipation repose sur l’idée que celui qui travaille de ses mains peut se transformer en esthète. Il n’a pas nécessairement le regard, le langage, les goûts qui conviennent à sa condition.

Une correspondance entre des ouvriers semble vous avoir beaucoup marqué…

J.R. J’ai dépouillé une foule d’archives ouvrières, et notamment les archives du menuisier Gauny à la bibliothèque municipale de Saint-Denis. Cela a été déterminant pour ma compréhension des rapports entre politique et esthétique. J’ai notamment découvert l’expérience d’ouvriers saint-simoniens qui sortent délibérément de leur rôle. Un ouvrier, ça se doit d’être actif et robuste. Ils avaient d’ailleurs été recrutés comme tels par les saint-simoniens. Or, dans leurs lettres, ils parlent comme des esthètes, des philosophes, des promeneurs, des rêveurs. Ils voient dans cette doctrine la possibilité d’une ouverture sur des mondes plus ou moins interdits. Ils racontent leurs escapades le dimanche à la découverte de la nature, ils philosophent entre eux, convertissent les gens à cette religion, échangent autour de la dimension esthétique de leur communauté, les chœurs, les chansons, la fraternité… Au fond, ces gens montrent que tout le monde a droit à la distance du regard, du langage et de la pensée.

Face aux prétentions politiques de l’art, vous réhabilitez les « images pensives ». Comment les définiriez-vous ?

J.R. Une image pensive, c’est une image qui ne livre pas son sens. On a été habitués par une certaine tradition critique, progressiste, marxiste et bien intentionnée à toujours soupçonner les images. Elles étaient considérées comme des leurres et il fallait montrer la réalité qui se cachait derrière elles. Cette conception a donné lieu à des écrits brillants comme les Mythologies de Roland Barthes, qui révèlent le sens réel des images publicitaires. Mais nous sommes arrivés à un point de saturation : on a tellement pressé les images pour en faire sortir du sens qu’il ne restait plus rien. Le discours contemporain sur le règne du spectacle fait ainsi le constat morose que toutes les images ont été annulées par cette quête perpétuelle de signification. Dans La Chambre claire, Barthes leur a rendu de l’épaisseur, de l’énigme. Mais cette épaisseur se traduit chez lui par une expérience de l’unique, quelque chose comme la présence du mort parmi les vivants qu’il appelle le punctum. Moi, j’essaie d’avoir une vision plus apaisée. Une photographie de Walker Evans montre le mur en planches d’une cuisine dans une ferme de l’Alabama. Il n’y a presque rien, hormis quelques ustensiles posés de guingois, quelques couverts en fer blanc tenus par une planchette, en assez gros plan. Cette image s’inscrit dans une série photographique réalisée chez des paysans pauvres dans le cadre d’une enquête à vocation sociale. En même temps, elle ne dit pas tout cela, elle est indécise. Elle fait donc appel à un spectateur capable de regarder des images qui ne disent pas leur sens et de se sortir des réflexes liés à sa condition. Ce spectateur est capable d’une distance esthétique.

Vous évoquez aussi la photo d’un condamné à mort…

J.R. Ce jeune homme, Lewis Payne, a été condamné à mort pour le meurtre du secrétaire d’Etat américain. Ce que Barthes voit dans cette image, c’est que le sujet va mourir. Pour moi, l’intérêt de cette photographie est plutôt dans son indécision : la figure du personnage n’exprime rien de précis. Elle ne dit ni pourquoi il a commis son geste, ni ce qu’il pense face à la mort, ni même ce qu’il pense de ce qu’est en train de faire le photographe.

Une phrase a retenu votre attention : « Je veux un mot vide que je puisse remplir. » Elle est inscrite sur le tee-shirt d’une femme en guise de devise esthétique. Est-ce aussi la vôtre ?

J.R. Cette phrase est issue d’une expérience artistique, Campement urbain, qui se proposait de créer un lieu vide en banlieue, afin de donner la possibilité d’être seuls à ceux qui ne peuvent pas l’être.
Dans ce cadre, l’artiste Sylvie Blocher a filmé des gens portant une inscription sur leur tee-shirt. Une femme voilée, qu’on pourrait stigmatiser comme arriérée, arborait cette devise : « je veux un mot vide que je puisse remplir. » Et, effectivement, ce programme esthétique est aussi celui de l’émancipation : le droit des gens du peuple aux mots vides et pas seulement aux gestes effectifs, aux choses solides, aux mots qui se rapportent à des actions. Je ne sais pas si c’est mon programme à moi de remplir les mots vides, mais il a toujours été en tout cas de mettre en valeur leur puissance. Les historiens ont toujours aimé les témoins muets, ils prétendent que les choses parlent mieux que les hommes du peuple, ce qui reproduit des stéréotypes très forts. Le philosophe Thomas Hobbes expliquait que les révolutionnaires anglais voulaient s’emparer de mots, comme celui de « tyran », qui, selon lui, étaient vides. Ou bien le souverain était légitime, ou bien il ne l’était pas. Plus tard, au XIXe siècle, on dénonce les poètes ouvriers, ces gens du peuple qui veulent se lancer dans la littérature et se découvrent des prétentions esthétiques. Tout le monde a pourtant cette capacité de s’arrêter, de ne rien faire, de se lancer dans le vide.


[1En 2004, l’artiste Thomas Hirschhorn a investi la rue Albinet, à Aubervilliers, en y installant des œuvres du Centre Pompidou. Le but était de permettre une rencontre avec l’art au-delà des espaces qui lui sont consacrés.

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