Le philosophe Jacques Rancière : “La parole n’est pas plus morale que les images”

1er janvier 2009

Jacques Rancière est un perceur de fenêtres. Il ouvre des brèches lumineuses dans un monde des idées pris en étau entre le détachement cynique et l’empilement de « diagnostics » sur les maux de notre société. Politique, esthétique, éducation : quel que soit le terrain, il cultive depuis trente ans une même philosophie, celle de l’émancipation. Une philosophie qui rompt avec la distinction ancestrale entre « savants » et « ignorants » – entre « ceux qui expliquent » et la masse qui les écoute – et fait briller l’idée d’une participation de tous à l’exercice de la pensée. Car « les incapables sont capables », répète souvent l’auteur du magnifique Maître ignorant (1987). Simplement, repérer leurs capacités et leurs compétences exige un « déplacement du regard ». Dans son dernier essai, Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière (68 ans) explore justement ce regard pour démonter un des grands clichés de notre temps, celui de « l’homme aliéné par l’excès d’images ». Et pour nous aider à ajuster notre vision.

Dans votre dernier essai, Le Spectateur émancipé, vous avancez l’idée que la capacité critique de l’art, et du coup sa faculté de mobilisation, sont aujourd’hui en berne. Qu’entendez-vous par là ?

Il fut un temps où l’art portait clairement un message politique et où la critique cherchait à déceler ce message dans les œuvres. Je pense à l’époque de Bertolt Brecht, par exemple, où le théâtre dénonçait explicitement les contradictions sociales et le pouvoir du capital, ou aux années 1960 et 1970, quand s’est développée la dénonciation de la société du spectacle, avec Guy Debord : on pensait alors qu’en montrant certaines images du pouvoir – par exemple un amoncellement de marchandises ou des starlettes sur les plages de Cannes – on ferait naître chez le spectateur à la fois la conscience du système de domination régnant et l’aspiration à lutter contre. C’est cette tradition de l’art critique qui, selon moi, s’essouffle depuis vingt-cinq ou trente ans.

Il ne suffirait donc plus de montrer ce qu’on dénonce pour faire descendre les gens dans la rue ?

Le problème est que ça n’a jamais suffi. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, on se disait : montrons le vice et la vertu au théâtre, cela incitera les hommes à fuir le premier et à honorer la seconde. Dès le XVIIIe, pourtant, Rousseau a montré que ça ne marchait pas : si les spectateurs prennent plaisir à la représentation du vice, on imagine mal qu’ils s’en détournent après la pièce. Et si certains ont plaisir à voir la vertu sur scène, cela ne signifie pas qu’ils se réjouiront de la pratiquer dans la réalité. Peu à peu, on a mis en évidence qu’il n’y avait aucun effet direct entre l’intention de l’artiste et la réception du spectateur. Plus proche de nous, voyez les montages de l’artiste Martha Rosler, qui insérait des photos de la guerre du Vietnam – en l’occurrence un homme portant un enfant mort – dans des publicités pour des intérieurs américains. Bel exemple d’« art critique » qui espère vous faire réagir ! Pourtant, cette œuvre ne vous mobilise que si vous êtes déjà convaincu, d’une part, que ce qui est critiqué dans l’image est l’impérialisme américain, d’autre part que les Américains sont impérialistes. Sinon, vous avez l’impression d’être devant une image de propagande.

Pourquoi ?

Parce que ce type de représentations « critiques » suppose un système cohérent d’explication du monde : tant que le marxisme offrait ce système et un horizon pour l’Histoire, les pièces de Brecht ou les images dénonçant la société de consommation faisaient effet. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’abord, ces images « critiques » sont omniprésentes dans la société contemporaine : quelle expo n’offre pas son étalage de marchandises chargé de nous faire découvrir les horreurs de la consommation ? Ou ses icônes médiatiques en résine censées nous révéler la vérité sur le « spectacle » ? Mais elles ne révèlent rien du tout : tout le monde est conscient que la marchandise est partout ! Jeff Koons à Versailles ou un artiste comme Paul McCarthy ont beau nous inonder de Pinocchio et d’ours en peluche censés nous alerter contre l’empire du spectacle, ça ne fonctionne pas. Il n’y a plus rien à révéler. Koons à Versailles, c’est la grosse entreprise artistique accueillie par la grosse entreprise culturelle de l’Etat, l’art « critique » devenu officiel, deux entreprises qui traitent de puissance à puissance.

Mais s’il n’y a plus rien à révéler, à quoi sert l’art critique ?

Pour certains, comme Baudrillard, tout est apparence et il n’y a rien à « sauver ». Ils annoncent du même coup l’échec et la fin de la dénonciation des apparences sur laquelle reposait l’art critique. Je ne partage pas leur analyse : je ne pense pas que tout soit apparence, « écran » ou « communication », et je reste persuadé, au contraire, que les formes de la domination sont aussi solides aujourd’hui qu’hier. C’est plutôt le système d’explication du monde et l’idée d’une action politique fondée sur cette vision du monde qui ont perdu de leur crédibilité.

Un art critique est donc encore possible aujourd’hui ?

Oui, à condition de bousculer les stéréotypes et de changer la distribution des rôles. Souvenez-vous par exemple de la phrase un peu provocatrice de Godard, qui disait que l’épopée est réservée à Israël et le documentaire aux Palestiniens. Que voulait dire Godard ? Que la fiction est un luxe, et que la seule chose qui reste aux pauvres, aux victimes, c’est de montrer leur réalité, de témoigner de leur misère. Le véritable art critique doit déplacer ce type de partage fondamental. Certains artistes s’appliquent d’ailleurs à le faire. Le dessin animé Valse avec Bachir, par exemple, subvertit la forme documentaire. Et l’artiste Pedro Costa aussi, lui qui filme des immigrés et des drogués dans les bidonvilles de Lisbonne en leur permettant de construire une parole à la hauteur de leur destin, en rendant la richesse matérielle de leur monde.

Le statut de l’image fait aussi débat dans les médias. Partagez-vous le scepticisme ambiant, qui affirme que nous sommes noyés sous les images, et que celles-ci sont trop souvent violentes, voire intolérables ?

Pas du tout. Quand je regarde la télévision – et plus précisément les informations –, je vois beaucoup de gens qui parlent, et très peu d’images, au fond, de la réalité. C’est le défilé des experts, des gens venus nous dire ce qu’il faut penser du peu d’images qu’on voit ! Il suffit de voir l’importance que le mot « décrypter » a prise dans les médias. Et que nous disent ces experts ? A peu près ceci : « Il y a trop d’images intolérables, on va vous en montrer un tout petit peu, et surtout on va vous les expliquer. Parce que le malheur des victimes, n’est-ce pas, c’est qu’elles ne comprennent pas très bien ce qui leur arrive ; et votre malheur à vous, téléspectateurs, c’est que vous ne le comprenez pas plus. Heureusement, nous sommes là. »

On justifie souvent cette primauté de la parole en déclarant qu’on ne peut pas tout montrer, qu’il y a un « irreprésentable » de l’image. En revanche, tout peut être raconté...

On connaît l’argument : l’image serait obscène parce qu’elle voudrait nous donner la chose, alors que la parole, elle, marquerait de la distance avec la chose même. Je crois pourtant qu’en matière d’horreurs la parole et l’image doivent être mises sur le même plan. Si vous voulez évoquer l’extermination des Juifs d’Europe, que vous fassiez appel à des images prises par des Sonderkommandos à Birkenau (comme ce fut le cas lors d’une exposition au centre Pompidou il y a quelques années) ou que vous fassiez appel au récit des gardiens du camp, vous n’obtiendrez de toutes les façons qu’une représentation de l’horreur. On voit bien, dans le film Shoah, de Claude Lanzmann, que la parole et l’image fonctionnent de la même manière – et ce quoi qu’en pense le réalisateur. Car la mise en scène de la parole des témoins cherche à transmettre la réalité comme si l’événement était là, présent. Quand l’ancien barbier de Treblinka s’arrête de parler et qu’il se met à pleurer, il dit au fond : « La chose est là, réellement là, et je ne peux plus en parler. » Et c’est le silence, paradoxalement, qui devient éloquent – mais il n’est éloquent que parce que le film fonctionne comme avec des images : gros plans, larmes qui coulent, et le barbier qui s’essuie le visage. On ne montre pas les corps empilés, c’est vrai, mais on prétend donner la sensation de l’événement qui revient. Au final, la parole n’est pas plus « morale » que les images. Elle est au même régime qu’elles, elle « fait image », elle aussi. Elle fait voir à sa manière.

Comment bouleverser ce rapport de force entre la parole et l’image ?

Il n’y a pas de formule magique, mais on peut y parvenir en évitant les oppositions simplistes. Après tout, la posture « parole contre image » est aussi une forme du discours dominant ! L’important, je crois, est le statut des corps mis en images, des corps mis en discours. Un artiste chilien, Alfredo Jaar, a consacré plusieurs installations aux massacres du Rwanda sans jamais montrer l’image directe d’un corps supplicié. Sa première intervention consistait à envoyer des cartes postales à des amis pour leur dire que X ou Y – des individus que ne connaissaient pas ses correspondants – étaient encore en vie. Dans une seconde installation, il utilisait des images de Tutsi massacrés qu’il mettait dans une boîte. L’image était cachée, mais il y avait le nom et l’histoire de la personne sur la boîte. Jaar montrait ainsi que ce million de victimes était un million d’individus, que l’on n’avait pas affaire à une masse prédestinée au charnier mais à des corps qui portent la même humanité que nous.

Art ou information, l’important est donc de savoir de quelle humanité on parle, et à quelle humanité on s’adresse ?

Soit on montre les autres comme une masse visuelle indistincte et souffrante, soit on les montre comme des individus avec une histoire, un corps capable de parler ou de se taire, d’exhiber (ou pas) les marques de sa peine et de ses souffrances.

Quel peut être le rôle de l’intellectuel dans ce dispositif ?

La position des intellectuels n’est pas très intéressante dans la société française. Après les événements de 1968, les gouvernements, débordés, ont compris que leurs outils de compréhension de la société n’étaient plus adaptés. On a alors commencé à donner de l’importance à une parole intellectuelle « symptomatique » : les intellectuels sont devenus des spécialistes des symptômes, des médecins qui font des diagnostics, qui déplorent et jouent les oracles, mais ne soignent pas. On les interroge, on les cite, mais ils sont priés de ne proposer aucun remède ! Ils sont là pour dire que la société est malade… et le répéter encore et encore, en convoquant tous les lieux communs par lesquels, depuis très longtemps, les élites déclarent la maladie de leurs contemporains.

Face aux discours des « experts » et des intellectuels, qu’apporte la philosophie ?

Ça dépend de ce qu’on entend par philosophie. Ma perception et ma pratique, en tout cas, s’opposent totalement à l’idée qu’elle doive produire des diagnostics. La philosophie est une activité qui déplace les compétences et les frontières : elle met en question le savoir des gouvernants, des sociologues, des journalistes, et tente de traverser ces champs clos. Surtout, sans jouer les experts ! Car ces « compétences » sont une manière de rejeter ceux qu’on dira « incompétents », alors que le philosophe cherche justement à mettre en évidence la capacité de penser de chacun. Son but est de sortir de cette vieille tradition intellectuelle qui consiste à expliquer à « ceux-qui-ne-comprennent-pas » et de mettre en valeur des capacités d’intelligence qui appartiennent à tous, sont exerçables par tous.

On croule effectivement, depuis des mois, sous les diagnostics sur la crise. Mais peut-on vraiment en parler autrement ?

Je n’aime pas le discours de la crise. Non seulement c’est devenu un concept global – les démocraties sont en crise, l’art est en crise, etc. –, mais il interprète toute situation sur le mode médical. Si on parle d’une crise des banlieues, par exemple, on désigne par avance un « groupe à problèmes », un objet de crainte et d’étude pour une médecine intellectuelle et sociale. Il n’y a pas de crise de la démocratie, mais un déficit de démocratie, ce n’est pas la même chose ! Il faut sortir de ces explications et mettre en valeur, partout, ce qui s’invente comme formes de vie, comme création, comme discours. Le collectif d’artistes Campement urbain [1], qui a pris la question des banlieues complètement à revers, y réussit d’ailleurs très bien : au lieu de parler de délitement social, il est parti du constat que le problème n’était pas le manque de lien social, dans les banlieues, mais le manque de lien social « libre ». Des liens sociaux, il y en a trop – ce qu’il faut réveiller, c’est la possibilité d’être seul ! Ces artistes ont donc travaillé à la création d’un lieu où chacun puisse rester seul – situation rarissime dans les conditions de promiscuité que connaissent les habitants des cités.

Vous enseignez dans plusieurs pays, notamment aux Etats-Unis. Que vous inspire l’élection de Barack Obama ?

Je ne veux pas jouer les experts, vous l’aurez compris. Je dirai simplement deux choses. D’une part, que cette élection est marquée par un excès du symbolique sur ce qu’on peut attendre réellement du nouveau président : le fait qu’il soit noir ne changera pas radicalement, en effet, la conduite de l’économie ou des relations extérieures américaines. En revanche, l’enjeu est fort pour ceux qui, depuis toujours, sont classés outre-Atlantique dans la catégorie des « incapables ». C’est bien cela qu’elles signifiaient, ces longues files de Noirs allant voter : l’affirmation d’une capacité par cette communauté, l’affirmation de cette idée qu’on est noir et capable de gouverner le plus grand Etat du monde !


[1Collectif fondé en 1997 qui cherche à décloisonner les pratiques artistiques et les savoirs pour les mêler aux apports des habitants et des acteurs locaux.

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