Les grèves de 1995
On pouvait, selon moi, y voir apparaître facilement un nouveau paradigme de la production, à différents niveaux. Le niveau le plus élémentaire, c’était celui de la reconstruction de la communauté urbaine à travers le caractère aléatoire des transports de surface - ni les métros ni les autobus ne fonctionnaient plus. Il s’est alors produit un incroyable phénomène, qui a duré deux mois : les gens montaient dans les voitures, ils s’organisaient collectivement, ou bien ils vivaient dans de véritables queues en attendant le passage d’un véhicule susceptible de les charger. La socialisation, la communauté et la joie qui s’y sont exprimées ont été incroyables, énormes. Mais il s’agit d’un phénomène de surface, même s’il n’était pas dénué d’importance du point de vue des mœurs, puisqu’il manifestait la croissance de la richesse des affects communautaires existant désormais au sein des populations métropolitaines. Il y a un second élément qui a joué, et qui concernait la conception du service public. Le service public a en effet été conçu, pendant les grèves, comme une pré-condition fondamentale de la production. Les gens ne sont pas allés défendre les privilèges des ouvriers du service public, ils sont allés défendre le caractère public - c’est-à-dire communautaire et collectif - de tous les services, dans la mesure où ceux-ci constituaient la condition de la production, et donc la condition de la vie de tout un chacun. Les services doivent donc être ramenés à la vie, au « biopolitique ». Le troisième élément d’importance, enfin, c’était de briser les conceptions de la privatisation qui existaient. La privatisation, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie remettre les biens publics entre les mains des patrons - mais cet aspect-là, à la limite, peut être jugé secondaire. Le vrai problème, c’est que les remettre entre les mains des patrons, cela veut dire diminuer la capacité des gens à jouir de la richesse, à désinflationner le commun, alors qu’en réalité la poussée vers l’inflation, vers une inflation de nouveaux désirs, est fondamentale. On a assisté en France, donc pour la première fois dans un pays du capitalisme développé, à des phénomènes de construction communautaire d’une importance extrême, dans la mesure où ils donnaient lieu à la constitution d’assemblées générales au sein desquelles différents secteurs corporatistes brisaient les lignes verticales de commandement et créaient des soviets ». Les assemblées générales étaient de véritables soviets », c’étaient des instances communautaires décidant politiquement des comportements de toutes les catégories. Il s’agissait par conséquent d’une rupture pratiquement définitive du rapport de la base au sommet, et c’était une rupture sans fantasmes, parce que les mouvements de coordinations eux-mêmes n’avaient pas réussi, dans la deuxième partie des années 80, à assumer la « généralité » des assemblées générales. Tout cela s’est toujours déroulé avec une incroyable intelligence : il n’y a jamais eu de tendance extrémiste, cela a toujours fonctionné. Par la suite, l’autre élément c’était l’intériorisation biopolitique du service public. Il ne s’agissait pas tant de défendre certains intérêts corporatistes que d’assumer cette dimension du « public » comme forme préliminaire à toute production. C’était donc une critique énorme du privé. Enfin, on a pu voir la critique aux libéraux poussée à l’extrême en termes extrêmement incisifs, à travers l’émergence de formes de haine de classe.