Publié : 30 septembre 2020

TEXTE 7 - Benveniste

« Les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain. Celle-ci, d’abord, essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d’un appareil « vocal », alors qu’il n’y a pas de langage sans voix. D’où une autre différence, qui est d’ordre physique. N’étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s’effectue nécessairement dans les conditions qui permettent une perception visuelle, sous l’éclairage du jour ; elle ne peut avoir lieu dans l’obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation.
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu’il n’y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée linguistique ; déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n’a pas constaté qu’une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l’expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à l’infini. L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre message. Chacune de celles qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d’après le message premier, mais d’après la réalité qu’elle vient de constater. Or le caractère du langage est de procurer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du langage humain. »

Post-scriptum

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1966, Gallimard, t. 1, pp. 60-62

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2 Messages

  • TEXTE 7 - Benveniste

    Septembre 2020, par jld

    TEXTE COMPLÉMENTAIRE :

    On peut montrer plus précisément où est la différence qui sépare l’homme de l’animal. Prenons d’abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues quand on parle du « langage animal » : le signal et le symbole.
    Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel : éclair annonçant l’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L’animal perçoit le signal et il est capable d’y réagir adéquatement. On peut le dresser à identifier des signaux variés, c’est-à-dire à relier deux sensations par la relation de signal. Les fameux réflexes conditionnés de Pavlov le montrent bien. L’homme aussi, en tant qu’animal, réagit à un signal. Mais il utilise en outre le symbole qui est institué par l’homme ; il faut apprendre le sens du symbole, il faut être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seulement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation naturelle avec ce qu’il symbolise. L’homme invente et comprend des symboles ; l’animal, non. Tout découle de là. La méconnaissance de cette distinction entraîne toutes sortes de confusions ou de faux problèmes. On dit souvent que l’animal dressé comprend la parole humaine. En réalité l’animal obéit à la parole parce qu’il a été dressé à la reconnaître comme signal ; mais il ne saura jamais l’interpréter comme symbole. Pour la même raison, l’animal exprime ses émotions, il ne peut les dénommer. On ne saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les moyens d’expression employés chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a franchi.
    Car l’homme n’a pas été créé deux fois, une fois sans langage, et une fois avec le langage. L’émergence de Homo dans la série animale peut avoir été favorisée par sa structure corporelle ou son organisation nerveuse ; elle est due avant tout à sa faculté de représentation symbolique, source commune de la pensée, du langage et de la société.
    Cette capacité symbolique est à la base des fonctions conceptuelles. La pensée n’est rien autre que ce pouvoir de construire des représentations des choses et d’opérer sur ces représentations. Elle est par essence symbolique. La transformation symbolique des éléments de la réalité ou de l’expérience en concepts est le processus par lequel s’accomplit le pouvoir rationalisant de l’esprit. La pensée n’est pas un simple reflet du monde ; elle catégorise la réalité, et en cette fonction organisatrice elle est si étroitement associée au langage qu’on peut être tenté d’identifier pensée et langage à ce point de vue.

    Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, coll. TEL, p. 27

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  • TEXTE 7 - Benveniste

    Septembre 2020, par jld

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