1947 : "Le cas Heidegger", par Erik Weil.
Le dossier Heidegger grossit toujours. On n’a pourtant pas l’impression que des pièces essentielles y manquent, des documents qui puissent apporter des arguments nouveaux, dans un sens ou dans l’autre. Évidemment, la possibilité n’est pas exclue qu’un autre appel enflammé en faveur du Führer se retrouve, qu’une autre lettre apparaisse adressée par Mme Heidegger (ou un fils ou une tante Heidegger, voire M. Heidegger lui-même) à un « non-aryen » ou à un collègue suspect de tiédeur envers Hitler : cela ne changerait guère an procès. M. Loewith [1] a présenté les pièces de l’accusation (une partie des pièces), M. de Towarnicki [2] a publié un plaidoyer de Heidegger (plutôt de Heidegger que pour Heidegger : il serait facile de prouver, à l’aide de documents signes par leur auteur, que M. Towarnicki n’est pas tant l’avocat que le traducteur de son client) : il est temps d’entrer en délibération.
Résumons les faits : M. Heidegger, célèbre professeur à l’université de Fribourg, est élu recteur au printemps 1933 et se fait inscrire « dans l’intérêt de l’université » au parti national-socialiste. Jusque-là, il n’a jamais fait de politique. Admettons-le, bien qu’il y ait des témoignages du fait que Heidegger, dès 1932 au plus tard, passait pour « nazi » auprès d’une bonne partie de ses auditeurs. Il reste recteur jusqu’en février 1934, démissionne, à la fois parce que deux de ses collègues sont menacés de révocation et parce qu’il en a décidé ainsi avant que cette menace paraisse, continue à faire ses cours qui ne sont pas bien vus par tous les membres du parti nazi, mais qui ne sont pas d’un caractère suffisamment dangereux pour qu’on hésite à lui offrir le rectorat de Berlin, « est obligé d’interrompre ses cours en 1937-38 », mais peut les reprendre et les continuer en pleine guerre, publie sans interruption, bien qu’avec des difficultés, particulièrement sur le plan publicitaire, se voit privé du droit d’assister aux congrès internationaux (on ne sait pas si l’on lui a refusé le visa de sortie ou simplement la qualité de représentant officiel de la philosophie allemande), refuse, de son côté, de faire des voyages de propagande à l’étranger, non point parce qu’il désapprouve la politique du Reich, mais parce que, comme il déclare ingénument, il lui était défendu dans son propre pays « d’exprimer ouvertement sa pensée », - et demande maintenant, ces preuves d’innocence à l’appui, qu’on l’acquitte.
Il oublie de mentionner quelques petites oeuvres de circonstance, que M. Loewith a bien fait de citer : le discours d’entrée en fonction du nouveau recteur, avec son appel à la fidélité envers le Führer, le discours à la mémoire de Schlageter, l’appel à l’Université et au peuple allemand au moment des élections, après la sortie de l’Allemagne de la S.D.N. : même l’œil le plus exercé et le plus bienveillant n’y trouvera rien qui contredise l’action hitlérienne (comme les yeux les plus malveillants, ceux de la censure nazie, n’y ont rien trouvé de pareil). C’est le langage nazi, la morale nazie, la pensée (sit venia verbo) nazie, le sentiment nazi. Ce n’est pas la philosophie nazie, et c’est pour cela que M. Heidegger croit devoir emporter la décision. Mais il faut s’entendre : si M. Heidegger n’est pas nazi orthodoxe, s’il a été critiqué (entre parenthèses : on est surpris de rencontrer ensemble les deux qualificatifs de « haineuses » et « incompréhensives » - de Towarnicki, p. 720 - ; ont-elles été haineuses, ces attaques, parce que ses adversaires ne comprenaient pas M. Heidegger et auraient-elles cessé si on l’avait compris ?), si Baeumler le regardait avec suspicion, c’est que M. Heidegger n’était pas matérialiste biologiste, que pour lui, le logos primait la nature telle qu’elle est comprise par la science. Fort bien, M. Heidegger a évité une absurdité philosophique, il a même protesté contre cette absurdité. Aussi n’a-t-il pas été accusé de biologisme, de « bauemlerisme » ou de « rosenbergianisme », mais d’hitlérisme. On le juge sur le plan politique et sa défense sur ce plan n’est pas seulement faible, elle manque. Nombreux sont les voleurs qui pourraient jurer, en leur âme et conscience, qu’ils n’ont jamais violé une fille : d’ordinaire, ils ne se servent pas de cet argument devant les tribunaux.
M. Heidegger a approuvé la prise du pouvoir par Hitler, il n’a pas été gêné outre mesure par toute l’histoire de la première année du Reich millénaire, il a approuvé publiquement la rupture avec la S.D.N., il a pesé de tout son poids moral sur ses étudiants et sur l’opinion publique de son pays pour que Hitler fût l’avenir de l’Allemagne, et il a été déçu eu voyant que ce Reich pouvait se dispenser de ses services, puisqu’il n’avait besoin d’aucun philosophe du tout. Tout ce dont il peut se plaindre, c’est que le nazisme ait été ingrat envers lui. C’est là une cause qu’il pourrait peut-être gagner devant une cour objective ; en tout cas, il pourrait démontrer qu’il a fait des frais :
La volonté du peuple de n’être responsable que devant lui-même, déclare-t-il dans son appel du 10 novembre 1933, est « le départ d’une jeunesse purifiée et qui re-croît (zuruckwächst) dans ses propres racines... Le peuple regagne la vérité de sa volonté d’exister (Daseinswille) ; car (il faut faire attention : M. Heidegger indique maintenant les bases, d’après lui, philosophiquement solides, qu’il peut mettre à la disposition du parti) vérité est l’être-ouvert (ou visible : Offenbarkeit) de ce qui rend sûr, clair et fort un peuple dans son action et dans son savoir. D’une telle vérité prend origine l’authentique volonté de savoir. Et cette volonté de savoir délimite, l’exigence du savoir. Et de là, enfin, sont mesurées les limites à l’intérieur desquelles la question et la recherche authentiques doivent se fonder et se légitimer (ou : fournir leurs preuves). De cette origine provient pour nous la science. Elle est liée dans la nécessité de l’existence nationale (völkisch) responsable devant elle-même... Savoir (wissend-sein) signifie pour nous : avoir puissance sur les choses en clarté et être décidé à l’action. Nous nous sommes détachés de l’idolâtrie d’un penser sans sol (ou : fond) ni puissance. Nous assistons à la fin d’une philosophie qui le sert. » M. Heidegger a raison : si Hitler avait compris quelque chose à la philosophie, cette « vérité » lui aurait rendu de meilleurs services que son biologisme, puisqu’elle aussi aurait été capable de tout justifier, absolument tout, et que, avantage supplémentaire et non négligeable elle aurait été moins gênante pour la propagande à l’étranger portant plus noble que la doctrine du peuple maître par la grâce de Darwin.
M. Heidegger ne s’intéresse pas à ce procès qu’il pourrait soutenir contre Hitler, et il a raison : la maison est en faillite, le patron mort. Mais il est surprenant qu’il aspire maintenant au rôle de mauvais serviteur, voire de serviteur des ennemis du pa tron, parce que celui-ci n’a pas apprécié à leur juste valeur les moyens qu’il mettait à la disposition de l’entreprise. Il y a eu brouille, c’est entendu ; mais ce n’est pas M. Heidegger qui l’a voulue. Il n’a pas obtenu ce qu’il demandait au moins implicitement, la place de Führer de l’Esprit Allemand ; mais c’est une affaire entre lui et Hitler. On peut conclure.
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On peut conclure, mais on ne peut pas passer outre, sans avoir essayé de tirer la leçon. Ce qui est effrayant dans l’affaire, ce n’est pas tant ce que M. Heidegger a fait d’abord et n’a pas fait ensuite, c’est sa défense. Un professeur de philosophie descend dans l’arène : cela est bien ; il se trompe : cela est humain, surtout quand on est professeur ; il déclare avoir été du bon côté : c’est en cela que M. Heidegger devient un cas représentatif, ne disons pas des Allemands, mais certainement d’une bonne partie des Allemands.
L’ancien ambassadeur d’Allemagne, von Hassell, a été un des chefs de la « résistance » allemande, après avoir servi Hitler jusqu’en 1938. Il est mort héroïquement, après le 20 juillet 1944. Dans les journaux de cet authentique antinazi, qu’on vient de publier, il se trouve un projet de paix, soumis par la résistance allemande aux Anglais, qui prévoit le remplacement du régime national-socialiste par un État chrétien ; tout ce qu’on y demande en échange, c’est la reconnaissance du rattachement de l’Autriche et des Sudètes, avec le rétablissement de la Frontière de 1914 à l’Est, - en somme, on garde tout ce que Hitler a pris ; lui-même, on l’offre en holocauste, puisqu’il ne peut plus servir à autre chose. M. Heidegger raisonne de même : la lutte pour la Grande Allemagne, parfait ; la dictature, pas un mot de réprobation ; la rupture avec la S.D.N., applaudissements frénétiques. Mais M. Heidegger a été contre le matérialisme biologique, comme von Hassell a été contre le paganisme. Il y a une différence, mais elle n’est pas à l’avantage de M. Heidegger : von Hassell a lutté contre Hitler, M. Heidegger a critiqué la philosophie de Rosenberg. Certes, personne ne demande à M. Heidegger de risquer sa vie dans une entreprise désespérément dangereuse ; mais il devrait comprendre qu’il ne peut pas se replier sur la position de l’homme de science ni se draper dans l’innocence du Philosophe détaché des affaires de ce monde. Il aurait une défense excellente, s’il voulait dire que lui, philosophe de la décision, s’est décidé, en pleine responsabilité, pour ce qu’il a pris pour le destin, qu’il a compris, depuis, que ce destin n’était que la farce sanglante de la non-responsabilité, du refus de la responsabilité, la trahison de toute authenticité, le subterfuge plat et méprisable d’une volonté de puissance primitive et, par là-même, négatrice de tout « être soi-même », que ce risque était un « aller au-devant de la mort » mais de la mort des autres en un mot, qu’il a compris. Mais il n’a pas compris qu’il a agi et qu’il en est responsable sur le plan de l’action, sur lequel, dans ce monde, les hommes sont pesés et jugés. Et puisqu’il ne veut pas comprendre cette part qu’il a eue dans une guerre superflue et ainsi doublement atroce, tout ce qu’il allègue n’est que faux-fuyant et trompe-l’œil. Il a voulu ce qu’a voulu Hitler (ou bien ce penseur de la responsabilité et de l’engagement se serait-il décidé sans avoir lu Mein Kampf ? Cela aggraverait son cas) : aujourd’hui, il demande qu’on oublie, non pas qu’on pardonne, ce qui serait possible, mais qu’on oublie, comme si la terre entière ne puait pas le cadavre, grâce à l’homme par le nom duquel il a juré et fait jurer ses étudiants. Est-il donc prêt à recommencer demain, à la seule condition qu’on remplace le biologisme par sa « vérité » ad usum tyranni ?
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Voilà le cas du citoyen Heidegger. Mais ce n’est qu’une de ses facettes et, en ce qui regarde la personne Heidegger, la moins importante. Le phénomène allemand, on pourrait l’étudier sur d’autres exemples, actuellement comme dans la littérature alle mande d’après 1918 : on en appelle à l’esprit de l’histoire, quand on croit tenir la victoire ; on parle de circonstances, d accidents, d’enchaînements, de bonne et de mauvaise volonté dès qu’où a échoué. L’Histoire (avec un grand H) est sans appel, jusqu’au moment où l’on a intérêt à récuser son tribunal. Encore une fois, M. Heidegger n’est pas seul.
Il est seul, quand il s’agit de philosophie. Car il est le seul philosophe important qui se soit prononcé pour Hitler, et la question la plus brûlante est alors de savoir si sa décision politique engage sa philosophie et, par sa philosophie, la philosophie tout court. M. Loewith a soutenu que la politique et la philosophie de Heidegger ne se séparent pas, que son nihilisme devait le mener au nazisme et que toute philosophie du type de celle qu’il représente, toute philosophie sans éternité, y mène. Cette philosophie a énoncé l’essence de l’époque, son principe « correspond... à l’état radical de la situation réelle », et « la vérité de la présente existence allemande se trouve toujours, et même plus que jamais, chez Heidegger.... si (souligné par M. Loewith) la vérité du Dasein est réellement temporelle et historique », en d’autres mots, s’il n’y a pas d’Éternité.
M. Loewith est un peu dans la situation de Balaam, ce prophète des Moabites qui était parti pour maudire Israël et dont les lèvres ne prononcèrent que des bénédictions. Il est bien vrai que s’il y a une Éternité et que cette Éternité soit accessible à l’homme, la pensée du nationalisme absolu - c’est à cela que se réduit la « vérité » heideggérienne en politique - est illégitime et fausse : la foi transcendante, toute foi transcendante, exclut le relativisme éthique et interdit à l’homme, sinon de mourir, au moins de tuer pour les choses de ce monde. Mais si l’on hésite à faire le « saut brusque » qui, pour M. Loewith, mène en dehors du désespoir (M. Loewith parle d’autres possibilités que de celle de la foi en un créateur, sans indiquer à quoi il fait allusion), et qu’on préfère chercher d’abord dans l’en-deçà, on n’accordera pas à la philosophie heideggérienne ce que M. Loewith lui concède. Heidegger aurait bien interprété une mauvaise réalité : il en découlerait que ceux qui, sans faire le saut, n’ont pas été d’accord avec sa philosophie de l’historicité et ses conséquences politiques, auraient eu raison pour des raisons philosophiquement fausses. Condamner l’attitude de Heidegger, ce serait alors comme si l’on voulait voir dans le thermomètre la cause de la fièvre, parce que les deux montent en même temps : ni Heidegger, ni Hitler ne seraient plus coupables de ce que l’un a commis et l’autre approuvé, et M. Loewith ne se serait établi en juge que pour acquitter les inculpés aux dépens de la « fatalité » - ou de la philosophie sans Éternité. Faut-il en venir là ? Faut-il dire que la faute de Heidegger a été d’être bon philosophe, dans toute la mesure où une philosophie basée sur le temps et l’histoire peut être bonne, et qu’avec cette philosophie, il ne pouvait pas ne pas être nazi ?
Nous ne le croyons pas. Il est évident qu’on ne saurait discuter la possibilité d’une philosophie non éternelle en passant et à l’occasion d’un incident historique ; il est tout aussi évident qu’on ne peut pas affirmer qu’elle est impossible, simplement parce que Heidegger est entré au parti nazi. Ce que l’on est cependant en droit de déclarer, c’est que la liaison entre existentialisme et nazisme a été illégitime chez Heidegger, d’après les principes mêmes de sa philosophie, et qu’on commettrait une faute en établissant une relation de cause à effet, là où il n’y a qu’arbitraire et où il ne peut pas y avoir autre chose. La « vérité » allemande ne peut être déduite de L’Être et le Temps.
L’existentialisme de Heidegger (nous écartons la question de savoir dans quelle mesure ceci s’applique à tout existentialisme sans transcendance concrète) est une philosophie de la réflexion, qui, comme toute philosophie de la réflexion, tend de l’individu vers l’Être [3]. Elle devient ainsi nécessairement philosophie transcendantale, recherche des conditions de la possibilité de l’expérience : entreprise essentiellement ambiguë, puisque, d’une part, elle ne peut pas définir ce qui, pour elle, est une condition, à moins qu’elle ne se contente de la simple non-contradiction, et que, d’autre part, elle doit fonder la réalité (légitime) sur la possibilité de cette réalité, laquelle possibilité, pourtant, ne peut être découverte que dans la réalité qui devait être légitimée et qui néanmoins doit être prise telle quelle, pour permettre le départ. Aussi est-on obligé de passer de la réalité à l’idée de toute réalité possible (= l’Être), pour être sûr qu’on ne s’est pas trompé par un choix de l’essentiel qui serait inévitablement un choix arbitraire. Or l’homme, pris comme individu, n’est pas à la taille du totum des possibilités : s’il peut le penser formellement, il ne peut pas le réaliser, et il est libre, parce qu’il n’est pas suffisant ; le serait-il, il n’aurait plus à choisir dans sa vie, et le mot de liberté perdrait son sens. Il peut parler de l’Être, mais il ne peut en parler que formellement, c’est-à-dire, il ne peut découvrir que les formes vides dans lesquelles toute réalité doit entrer pour qu’elle soit réalité pour lui ; ce qui y entre, il ne peut ni le prévoir ni en décider.
Il ne semble pas qu’une philosophie qui prend son départ dans l’individu puisse aboutir à d’autres résultats, du moins le fait ne s’est pas produit jusqu’ici. Si un autre début est possible, ou nécessaire, nous nous garderons bien de soulever ce problème : Platon, qui réserve l’individu à ses mythes, Aristote, Hegel s’opposent à Kant (et au kantien Heidegger) comme à toute la tradition chrétienne à ce sujet et il serait un peu présomptueux de vouloir se tenir au-dessus de cette mêlée ou de se prononcer de haut. Mais rien ne nous oblige de prendre parti, quand il s’agit simplement de parler du nazisme de Heidegger. Sa philosophie est une philosophie de la réflexion, et cela suffit pour montrer qu’il se trompe, ou veut tromper, s’il donne des raisons philosophiques à son choix politique. Philosophiquement, le philosophe transcendantal ne peut pas fonder sa décision politique, il peut, au plus, constater que certains choix lui sont interdits, s’il veut rester conséquent avec lui-même : par exemple, il ne peut pas souscrire à une théorie politique qui fait de l’homme, source de la vérité, une chose dans le monde. Pourtant il ne détient pas de cette façon une règle positive de conduite - pour une raison des plus simples, à savoir qu’en politique le sujet n’est jamais l’individu mais une communauté historique ou à venir, et qu’en philosophe transcendantal, il n’a aucun moyen qui permette de décider quelle est la communauté - peuple, État, race, humanité, civilisation, pour ne citer que quelques - possibilités qui, sur le plan historique, est la communauté décisive. La philosophie de la réflexion, se tournant vers les communautés réelles, peut en abstraire, comme condition de la possibilité de l’histoire, la forme « communauté » ; elle ne peut pas la remplir, de même qu’elle ne peut pas parler de temps et d’histoire, mais seulement de temporalité et d’historicité. M. Heidegger, en identifiant la vérité historique concrète à la volonté du peuple allemand, a fait un choix qui était admissible dans sa philosophie (le nazisme devient nationalisme radical), comme tout choix entre les possibilités politiques l’était : l’âme philosophique en paix, il aurait pu se faire anarchiste, libéral, conservateur, communiste (non point marxiste, étant donné que pour Marx, de même que pour Hegel, il ne s’agit pas d’historicité, mais de l’histoire une et totale que l’individu ne peut qu’accepter ou refuser, mais qu’il ne peut plus vouloir « créer » une fois que, dans la pensée, il a passé sur le plan de l’universel).
Le défaut de l’existentialisme heideggérien est donc, si l’on demande à la philosophie de mener l’homme à des conclusions historiquement et politiquement concrètes, de ne conduire à aucune décision, parce qu’elle mène seulement à la décision. La mettre au service du nationalisme radical est un acte entièrement arbitraire et gratuit, bien que non défendu, licite, non prescrit, compréhensible, puisque cette philosophie dissocie radicalement le philosophe de la possibilité d’avec l’homme qui doit vivre dans une réalité qu’en tant que philosophe il doit s’interdire de comprendre autrement que dans sa forme. Il y a des philosophies qui engagent le philosophe : celle de Heidegger n’est pas du nombre. Elle n’est ni réactionnaire ni révolutionnaire, elle ne connaît pas la politique.
Et parce que M. Heidegger a falsifié sa philosophie, parce qu’il en a abusé pour lui extorquer une réponse politique qu’elle ne peut pas donner, vu qu’elle ne peut même pas poser la question justement pour cela on peut dire que cette philosophie, dans sa forme pure, est vraie en partie, vraie dans le sens que Hegel donne à ce mot : elle révèle une partie de la réalité allemande. Elle ne justifie pas le national-socialisme, mais elle exprime cette réalité allemande, dans laquelle il était possible, sans être pour cela nécessaire. Autrement dit, elle montre la réalité de l’individu isolé qui n’a plus et qui n’a pas encore de tradition. Car l’individu isolé et qui se comprend comme tel doit à la fois nier tout ce qui le transcende concrètement et ne peut pas renoncer à la transcendance qui devient ainsi une catégorie formelle de l’existence, un existential : il se trouve toujours en face de quelque chose, aussi longtemps qu’il parle et pense et n’est pas entré dans l’extase mystique, et ce quelque chose, ce transcendant, ne peut lui apparaître que sous les espèces du Néant, de ce qui lui arrive et qui le nie, en un mot : de la violence. La contrepartie en est l’affirmation de la liberté formelle, de la décision formelle, de l’acceptation formelle d’un destin formel. Et c’est un fait que l’esprit allemand était ivre de « décisionnisme » longtemps avant Heidegger. Mais il n’en découle point que le « décisionnisme » le « tragisme » aient dû, mener au nazisme : la violence est un moment de la politique (et de la réalité), elle n’en est pas nécessairement la totalité, et les hommes (non l’individu) peuvent vouloir la soumettre. Mais cette décision concrète suppose un avenir concret, que Heidegger, philosophe du présent allemand d’entre les deux guerres (celle de 1870 et la dernière) ne veut pas envisager, parce que, alors, il devrait abandonner cette existence qui « est toujours la mienne » : le bien et le mal ne se distinguent pas en politique, la distinction n’a même aucun sens pour le philosophe transcendantal de l’existence ; comme son pays, il peut devenir nazi, sans y être poussé par sa philosophie, pas plus que son peuple n’y a été poussé par sa réalité.
Une philosophie qui part de l’individu concret et qui comprend le terme « concret » naïvement comme un irréductible (nous avons dit pourquoi elle ne peut pas faire autrement), aboutit à la décision vide, décision à la décision, n’importe laquelle, ou à la foi transcendante (par rapport à la philosophie) : comment y échapperait-elle, puisqu’elle s’interdit aussi bien la theoria grecque que l’action raisonnable moderne ? Mais ou aurait tort de voir dans ce résultat une réfutation de l’existentialisme heideggérien ; il constitue la dialectique vraie de l’individu qui veut se maintenir dans son être, tel qu’il le saisit immédiatement, et finit par se trouver jeté par il ne sait qui dans il ne sait quoi à moins qu’il ne renonce à la réflexion (même sur les catégories formelles de l’existence) comme à un résidu d’éternité et se tourne vers l’expression immédiate du sentiment, vers la poésie. Si l’on désire autre chose, il faut parler des hommes dans ce monde, non pas de l’existence et de sa mondanité, il faut faire de l’individu le problème, non la base de la philosophie. Sinon, tout est permis à l’individu et à tous les groupes (qui ne sont formés que par le consentement arbitraire de leurs membres) parce que rien n’est « sensé » : liberté de tout, liberté pour n’importe quoi.
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Ces considérations sont peu faites pour appuyer la défense de M. Heidegger ; elles dégagent l’existentialisme heideggérien. Peut-être sa philosophie est-elle insuffisante : elle ne saurait être qualifiée de fausse simplement parce que Heidegger a adhéré au parti nazi, car pour prouver qu’elle est insuffisante, il faut démontrer qu’une philosophie de la totalité concrète - qui serait suffisante - peut réserver à l’individu la place à laquelle il ne renoncera jamais à la longue. L’importance de l’existentialisme heideggérien réside dans le fait qu’il a reposé cette question avec la vigueur que la philosophie ne possède qu’aux moments cruciaux de l’histoire. Ce mérite lui reste, et il est grand. Que son auteur soit un individu de convictions politiques que nous nous entêterons à qualifier d’inadmissibles, qu’il ait montré, jusqu’à ce jour, une attitude que, selon le point de vue, on peut caractériser comme révoltante ou simplement grotesque, cela ne dispense personne de prendre sa philosophie au sérieux - fût-ce pour la réfuter : ses problèmes sont des problèmes pour toute philosophie sérieuse, bien qu’ils n’aient pas nécessairement la fonction de fondements qu’ils possèdent chez lui, ou, pour dire la même chose d’une autre manière, qu’il ne soit pas évident que la philosophie doive partir du cogito interprété comme subjectivité individuelle. Sa philosophie est importante, parce qu’elle oblige à repenser concrètement les problèmes qui, formellement, sont toujours les mêmes. Le philosophe Heidegger, il faudra l’écouter, même et surtout quand on n’est pas d’accord avec lui.
Quant à l’homme et à l’ « éducateur » de la jeunesse, il suffit peut-être de citer, en guise de résumé, une page du livre de Karl Jaspers sur « la Question de la Culpabilité » (Zurich 1946, p. 46 sq.). Elle contient l’essentiel.
« Beaucoup d’intellectuels qui, en 1933, se sont mis de la partie, qui cherchaient pour eux-mêmes une place dirigeante, qui, publiquement, ont pris position pour le nouveau pouvoir et sa Weltanschauung - qui, plus tard, leurs personnes mises au second plan, furent mécontents - qui gardaient, cependant, dans la plupart des cas, une attitude positive, jusqu’à ce que, à partir de 1942, le cours des événements militaires rendit prévisible l’issue défavorable et fit d’eux, alors seulement, des adversaires entiers, ces intellectuels ont le sentiment d’avoir souffert sous les nazis et d’être donc qualifiés pour l’avenir. Eux-mêmes, ils se prennent pour des antinazis. Pendant toutes ces années, il existait une idéologie de ces nazis intellectuels : [ils affirmaient qu’ils] proclamaient la vérité dans les choses de l’esprit, sans préjugé - ils gardaient la tradition de l’esprit allemand- ils empêchaient des destructions - ils aboutissaient à des résultats utiles dans le détail.
« Il se peut que parmi ces hommes, on en rencontre qui sont coupables par une sorte de rigidité dans leur façon de penser, laquelle, sans s’identifier aux doctrines du parti, garde néanmoins en vérité l’attitude intime du national-socialisme sous l’apparence d’un changement et d’une hostilité, sans se clarifier. Il se peut que par cette façon de penser il y ait une parenté de fond entre eux et ce qui était dans le national-socialisme l’essence inhumaine, dictatoriale, nihiliste sans existence. Qui, étant d’âge mûr, avait en 1933 cette conviction intime qui ne provenait pas seulement d’une erreur politique, mais d’un sentiment de l’existence (Daseinsgefuhl) rehaussé par le national-socialisme, celui-là ne sera purifié que par une refonte de son être qui devra peut-être aller plus loin que partout ailleurs. Sans elle, celui qui a eu cette attitude en 1933 resterait sans solidité intérieure (brüchig) et enclin à d’autres fanatismes. Quiconque a participé à la folie de la race, quiconque a partagé l’illusion d’une reconstruction fondée sur l’escroquerie, quiconque s’accommodait des crimes déjà perpétrés il n’est pas seulement responsable politiquement, mais il doit se renouveler moralement. S’il le pourra, comment il s’y prendra, cela ne regarde que lui seul et ne peut guère être jugé de l’extérieur. »
Ce qui peut être jugé de l’extérieur - quoi qu’il en soit de la question morale c’est la responsabilité politique qu’un homme a encourue, et c’est le sens qu’il montre de cette responsabilité quand il s’agit d’accepter les conséquences de ses actes et de les réparer dans la mesure du possible. Aussi longtemps que M. Heidegger continuera à ne pas vouloir voir le premier point et que, par conséquent, il se refusera à envisager le second...
Eric WEIL