1987 : "Heil Heidegger !", par Robert Maggiori
« Un commentateur a dit que la pensée de Heidegger, apparue sous le nazisme naissant, soulevait une question politique sans cesse reposée par l’actualité. Qu’en pensez-vous ? » à Erick de Rubercy et Dominique Le Buhan (Douze questions posée à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger, Aubier, 1983), Jean Beaufret, ancien résistant, introducteur de l’œuvre de Heidegger en France et grand maître des études heideggeriennes, répond ainsi :
« C’est une affirmation qui vaut ce que vaut la sociologie quand par-dessus le marché, elle est historiquement dans le flou comme en un domicile d’élection. Notez qu’à ce sujet, personne au grand jamais n’a demandé à Heidegger de s’expliquer lui-même. La règle d’or est de dogmatiser à distance ce qui est favorable aux thèses, dût la plus élémentaire vérité en périr. Je suis une fois intervenu sur ce point dans une polémique. [...] Heidegger, quand il l’a su, m’a instamment prié de m’abstenir dorénavant de toute intervention de ce genre, en ajoutant que c’était non seulement perdre son temps mais s’abaisser que de répondre sérieusement aux détracteurs de Heidegger. Notons seulement au passage que la mise en accusation d’une grande pensée est l’une des merveilles de la politisation, comme on dit aujourd’hui et qui tient surtout la vedette avec l’interprétation de la philosophie comme “idéologie”, ce qui est bien le comble de ce que Rimhaud nommait “faiblesse de la cervelle”. »
Dans un autre texte, contenu dans De l’existentialisme à Heidegger (Vrin), Beaufret écrit : « Heidegger n’a pas plus craint de déplaire à beaucoup en acceptant, en un temps de détresse et sans l’avoir souhaité, la charge du rectorat de son université qu’il n’a pas hésité à déplaire aux puissants en la résiliant avant terme, ce qui était, comme fit en son temps Socrate aux dires de Platon, “rentrer chez lui plutôt que de s’associer à une iniquité”. Il a par là déplu à tout le monde sauf à quelques-uns. »
Ces deux citations délimitent assez bien le terrain sur lequel, jusqu’ici, on a voulu borner la discussion sur les rapports de Heidegger au nazisme. De là, non pas une légende mais une sorte d’opinion courante sur laquelle se sont accordés, à quelques exceptions près, les commentateurs, à savoir : Heidegger a bien cru, en 1933, que « l’Allemagne, avec le nazisme, naissait à elle-même », il a écrit, en tant que recteur de l’université de Fribourg, un discours regrettable en ce sens, mais a vite compris, s’est dissocié au point de se faire mal voir par le régime, et a même été mobilisé pour des travaux de terrassement en 1944 ; c’est donc faire une « sociologie » malséante et « floue » que, sur ces quelques... détails, fonder des détractages de sa philosophie.
Aujourd’hui, dans les librairies, arrive un livre événement qui fait éclater tout ce discours. Son titre : Heidegger et le nazisme. Son auteur : Victor Farias, universitaire chilien, qui suivit les cours de Heidegger, qui vit à Berlin et qui a mené la plus sérieuse et pointilleuse enquête jamais réalisée sur l’activité politique de Heidegger. Lettres, articles de revues, journaux d’étudiants, tracts, archives, certificats, textes programmatiques, télégrammes, textes de discours ou de conférences : tout est fouillé, analysé, remis dans son contexte. Si Victor Farias est un « détracteur », alors il faudra que les probables détracteurs du détracteur exhibent la même masse de documents et fournissent, pour ramener le rapport de Heidegger au nazisme à un flirt passager, les mêmes attestations et les mêmes preuves. Mais une chose est certaine : à moins de considérer qu’un philosophe peut s’installer à demeure dans l’univers hyperuranien et le Ciel des Idées, en séparant ce qu’il dit de ce qu’il fait, on ne pourra plus, après le livre de Farias, approcher Heidegger comme on le faisait avant.
On pourrait se contenter de citer des anecdotes, ou des « amitiés » (avec des responsables d’instituts d’hygiène raciale, par exemple) composant un passé qui, s’il n’était celui d’un philosophe de la carrure de Heidegger, écraserait tout homme public ou tout homme politique. C’est au moment de sa nomination au rectorat que Heidegger adhère au parti nazi : « Conservé au centre de documentation de Berlin, le livret de membre du parti de Martin Heidegger indique qu’il rentre au NSDAP (parti national-socialiste NDLR) le 1er mai 1933 (numéro de militant 312.589 Gau Baden) et que, payant scrupuleusement ses cotisations, il en restera membre jusqu’en 1945. »
Le recteur Heidegger fait aussi diligence en dénonçant le professeur de chimie Hermann Staudiger (futur prix Nobel) : il informe le rapporteur aux questions universitaires du ministère de Karlsruhe, le docteur Fehrle, qu’il existait des documents mettant en cause Staudiger parce que pacifiste et opposant au militarisme allemand. L’information transmise à Fehrle le 29 septembre 1933 permet à ce dernier de « dénoncer le lendemain même Staudiger à la police de Fribourg ». La Gestapo de Karlsruhe prend en charge l’enquête qui aboutit à un procès contre le professeur Staudiger.
L’histoire du professeur Eduard Baumgarten est aussi à « l’honneur » de Heidegger. Après avoir débuté comme professeur de philosophie dans le Wisconsin, Baumgarten revient à Fribourg pour obtenir l’habilitation de ses travaux sur Dewey, travaux dirigés par Heidegger lui-même. Heidegger et Baumgarten, en conflit sur le plan philosophique, entretenaient des relations amicales, au point que les époux Heidegger étaient parrains d’un fils Baumgarten. L’université de Göttingen veut habiliter Baumgarten. De Fribourg, Heidegger envoie un « rapport politique confidentiel à l’Organisation des professeurs nationaux-socialistes de Göttingen ». On y lit : « Le docteur Baumgarten provient, de par sa famille et son attitude spirituelle, du cercle d’intellectuels libéraux-démocrates autour de Max Weber. Durant son séjour ici, il fut tout sauf un national-socialiste. Cela m’étonne d’entendre qu’il est enseignant à Göttingen : je ne peux m’imaginer sur la base de quel rendement scientifique il a obtenu son habilitation. Après avoir échoué avec moi, il s’est étroitement lié au Juif Fränkel, qui avait été actif à Göttingen puis fut expulsé de cette université. Je suppose que Baumgarten a trouvé une protection par ce biais. Je tiens pour impossible l’insertion de Baumgarten tant dans les SA que dans l’enseignement. »
Ce rapport est tellement outrancier que le Führer des professeurs de Gottingen, le docteur Vogel, le classe immédiatement aux archives avec la mention : « Inutilisable, chargé de haine ». Cependant, son successeur, le docteur Blume, mal disposé à l’égard de Baumgarten, l’exhume deux ans après. Résultat : le 12 avril 1935, on notifie officiellement à Baumgarten qu’il est suspendu de ses fonctions, que son traitement est interrompu et que sont entreprises les démarches pour son expulsion vers les États-Unis. Certains de ses amis interviendront auprès du ministère de Berlin, en mentionnant la dénonciation de Heidegger. Baumgarten obtiendra l’annulation des dispositions prises à son encontre. Il écrira plus tard à Heidegger, pour demander, sinon des comptes du moins des explications. « Ce dernier lui aurait répondu par une citation d’Eschyle. »
Mais là n’est pas, naturellement, l’intérêt du livre de Farias, même si ces « anecdotes », et bien d’autres, jettent une ombre lugubre sur toute la figure de Heidegger. L’essentiel tient au fait que l’enquête minutieuse de Farias met à jour le suivi de l’adhésion heideggerienne au nazisme. Non seulement cette adhésion n’est pas conjoncturelle, mais, atteste Farias, elle explique et s’explique à la fois par certains thèmes de sa philosophie et ses agissements en faveur de la politique nationale-socialiste au sein de l’Université. Pour montrer comment cette cohérence se forme, Farias étudie de très près la culture dans laquelle baignait Messkirch, ville natale du philosophe, le problème religieux, la lutte entre catholiques et « vieux catholiques » (« alte Katholiken »), l’alternative religion/humanisme, les « façons de penser » auxquelles Heidegger dut se confronter au lycée de Constance, au foyer Saint-Conrad, au noviciat jésuite de Tisis puis au Konvikt de Fribourg.
La mise au clair de l’arrière-plan culturel et idéologique permet de suivre les influences subies par Heidegger : il apparaît alors que, « jeune étudiant, Martin Heidegger reçut sa première formation politique-scientifique de professeurs dont les positions, bien qu’à des degrés et en des sens différents, deviendraient, le temps venu, des facteurs de la prise de pouvoir par le fascisme », notamment Georg von Below, antidémocrate et antisémite virulent.
Et c’est en liaison avec toute l’évolution idéologique et spirituelle antérieure de Heidegger que Farias interprète l’attachement « emblématique » de Heidegger au moine augustinien Abraham a Sancta Clara, alias Johann Ulrich Megerle. Né en 1644 près de Messkirch, ce prédicateur exerça une influence considérable sur la vie politique et religieuse de l’époque, un peu à la manière d’un Savonarole. Deux thèmes principaux dans les diatribes du prédicateur : les Turcs et les Juifs, archétypes du mal. Le Turc, pour Abraham a Sancta Clara est « un véritable Antéchrist, un tigre insatiable, un Satan invétéré [...], une bête insatiable et vindicative, un poison de l’Orient, un chien enragé et déchaîné, un tyran, le contraire d’un homme ». Quant aux Juifs, ils sont, entre autres, avec les sorcières, les responsables directs et volontaires des épidémies de peste : « Ce maudit scélérat [le Juif, NDLR] doit être pourchassé partout où il ira [...]. À cause de ce qu’ils ont fait à Jésus, les narines de leurs enfants mâles s’emplissent de vers chaque vendredi saint, ils naissent avec des dents de porc [...]. Hormis Satan, les hommes n’ont pas plus grand ennemi que le Juif [...]. Pour leurs croyances, ils méritent non seulement la potence mais aussi le bûcher. » Or c’est précisément à l’auteur de ces lignes que Heidegger consacre et son premier écrit et l’un de ses derniers textes.
Une adhésion jamais démentie
En 1910 et en 1964, Abraham a Sancta Clara se trouve défini par Heidegger de la même manière comme héraut de l’alémanité : « Des personnages comme Abraham a Sancta Clara doivent demeurer vivants en nous, œuvrant silencieusement dans l’âme du peuple. Plaise à Dieu que ses écrits circulent encore davantage parmi nous, que son esprit [...] devienne un ferment puissant pour la conservation de la santé et là où la nécessité se fait pressante pour le rétablissement de la santé du peuple. » Et cinquante-quatre ans après, alors que des millions de Juifs avaient connu ces « bûchers » appelés de ses vœux par le prédicateur, Heidegger consacre un autre texte à Abraham a Sancta Clara, en citant poétiquement une phrase de ce dernier dans laquelle sont rapprochées les villes de « Sachsenhausen et de Francfort » (villes dont les noms, en 1964, évoquaient pour tous, sauf peut-être pour Heidegger, l’un des plus sinistres camps de concentration et le siège du tribunal chargé d’enquêter sur les crimes perpétrés à Auschwitz).
Entre ces deux textes bornes, indicatifs de l’insouciance, du cynisme, ou de l’innocent aveuglement de Heidegger : les années de « militantisme » du philosophe au sein du parti nazi et à l’université. Car c’est bien de militantisme qu’il faut parler, sinon d’activisme. Il serait trop long de suivre en détail l’enquête de Farias. Mais le résultat apparaît clairement de l’étude des conférences faites par Heidegger, des lettres, des rapports entre professeurs, des rapports avec le mouvement étudiant, des rapports de force qui soutiennent toute nomination, toute promotion, toute éviction d’un professeur, les divers réseaux d’amitié, etc. : Heidegger a bien essayé, et pas seulement lorsqu’il était recteur, d’imposer aux universités allemandes une ligne « populiste » et dure (incarnée par Roehm) du national-socialisme, contre des tendances nationales-socialistes moins révolutionnaires.
Même la démission de Heidegger, présentée souvent comme le début de la « dissociation », n’est en fait que le prix payé par Heidegger pour la défaite du courant qu’il représentait (ou, si l’on veut, la victoire de Rudolf Hess sur Roehm). Ce qui est encore plus grave, c’est que les explications fournies par Heidegger après la guerre et dans la célèbre Interview posthume publiée dans Der Spiegel en 1976 - dix ans après qu’elle a été recueillie, et qu’on peut relire en français dans le numéro un de la revue Le Messager européen (P.O.L.) - se trouvent presque entièrement démenties, preuves à l’appui, par Victor Farias. Il n’est pas vrai que les autorités ministérielles aient empêché la participation du philosophe aux Congrès de philosophie de Prague (1934) et de Paris (1937) ! Un mémorandum ministériel du 8 juin 1937 montre au contraire que le ministre Rust lui-même « accueillerait avec beaucoup de satisfaction » la participation de Heidegger au congrès parisien, participation que Heidegger refusa parce que vexé que Hans Heyse ait été désigné à sa place « comme führer de la délégation allemande ».
Il existe même un autre mémorandum, relatif aux personnes susceptibles d’entrer dans la délégation allemande, ainsi libellé : « Driesch (non, dirigeant pacifiste), Günther (non, c’est une honte pour l’Allemagne !), Jaspers (Bäumler dit non !), Groh (non ! Marié à une juive, s’abstient politiquement), K. Loewith (non-aryen, refusé), Kuhn (non-aryen, incompétent) ; on aboutit ainsi à une liste réduite : Heyse, Bäumler, Heidegger, Nikolaï Hartmann [...]. Bäumler propose Herse comme führer. »
Il n’est pas vrai que Heidegger, après sa démission du rectorat, ait été mis sur la touche ! En mai 1935, le ministère de l’Éducation et des Sciences de Berlin proposa au recteur de l’université de Fribourg de nommer Heidegger doyen de la faculté de philosophie !
Il n’est pas vrai que le fameux « discours du rectorat » ait fait l’objet d’une attaque généralisée de la part des enseignants et ait été oublié ! « Nous constatons que ce discours fut réédité en 1937 pour la troisième fois et tiré à près de 5 000 exemplaires, et ce à une époque où toute publication ou réédition était soumise à une censure rigoureuse. »
Il n’est pas vrai, contrairement aux affirmations d’après-guerre de Heidegger, que, dès 1938, on ait tu son nom et interdit tout commentaire sur ses œuvres ! « Les commentaires et les recensions des œuvres de Heidegger sont fréquents et politiquement “irréprochables” », dit Farias, en citant revues et journaux dans lesquels ont paru des commentaires (et cette extravagante histoire de la publication de la Doctrine de Platon sur la Vérité dans l’Annuaire du fasciste Ernesto Grassi, qui voit le gouvernement de Mussolini intercéder auprès de Goebbels pour lever les résistances à la publication manifestées par Rosenberg !). On a envie d’écrire : « etc., etc. », tant le livre de Farias est accablant. Heidegger et le nazisme n’est pourtant pas un pamphlet : aucun pathos, aucune envolée vengeresse, aucune diatribe anti-heideggerienne chez Farias, qui s’est contenté de collecter les faits.
Il appartient maintenant à tous ceux qui font métier de philosopher, non par jeu mais par souci de vérité, de « penser Heidegger » AVEC ce que l’enquête de Farias révèle et dont on n’a extrait ici que le minimum ! Deux problèmes essentiels se posent dès lors : celui du rapport entre la biographie de Heidegger et le contenu de sa philosophie, une des plus fécondes du siècle, et celui du rapport entre Heidegger et la postérité heideggerienne. Farias lui-même a commencé le travail en établissant quelques ponts entre la conceptualité philosophique et les notions (peuple, terre, patrie, authenticité, inauthenticité, histoire, devenir de la technique...) qu’il a fait fonctionner dans ses projets de réforme nationale-socialiste des universités et dans son militantisme politique.
Et maintenant ?
Les heideggeriens patentés trouveront ces ponts bien fragiles. Mais les baguettes magiques ne les feront pas disparaître. Il faudra expliquer comment, d’un côté, on peut s’adonner à la description de l’historialité du Dasein ou de l’analytique de l’être-pour-la-mort ou le concept de « décision résolue », et, de l’autre, dans le discours-hommage à Albert-Leo Schlageter, que le Reich consacra « premier soldat national-socialiste allemand », écrire : « Désarmé et levé au devant des fusils le regard intérieur du héros s’élance, par-dessus le canon des fusils vers le jour et les monts de son pays natal, afin de mourir en vue de la terre alémanique pour le peuple allemand et pour son Reich. »
Ou encore comment la possibilité d’atteindre une existence authentique s’enracine, pour le Heidegger de Être et Temps, dans la possibilité de choisir un mode d’existence autonome, et trouve solution, pour le Heidegger intervenant à la « Manifestation de la science allemande pour Adolf Hitler », dans le vote pour le Führer : « Le Führer ne sollicite rien du peuple. Il donne plutôt au peuple la possibilité la plus immédiate de la décision libre la plus haute : (savoir) si le peuple tout entier veut sa propre existence ou s’il n’en veut pas. Le peuple n’élit demain rien de moins que son avenir. » Vladimir Jankélévitch aimait citer cette phrase de Bergson : « N’écoutez pas ce que je dis, regardez ce que je fais. » On ne peut pas dire que ce qu’a fait Heidegger ait beaucoup empêché qu’on écoute ce qu’il disait.
Il est devenu le philosophe le plus important du siècle. Et l’on est en droit de se poser la question : comment cela a-t-il été possible ? Parce qu’il a « exploré l’être » et, entre autres, déplacé le problème de la liberté, ne demandant plus, comme l’écrit Christian Jambet, « à quelles conditions l’homme peut être libre, mais à quelles conditions l’être de l’étant à sa racine fonde la liberté des existants en une existence authentique ». Leçon irremplaçable, mais donnée par un homme qui a acquiescé à la plus monstrueuse opération de destruction des libertés. Retenir la leçon, ce n’est pas souscrire à l’acquiescement, et les philosophes qui, grâce à Heidegger, ont appris à mieux penser et à mieux vivre, de la philosophie de Heidegger montreront encore la fécondité. Mais quand même, quelque chose cloche.
Le XXe siècle a été le siècle de l’horreur, le siècle qui a le « mieux » montré comment la puissance, les forces de vie, les lumières de la raison, l’homme pouvait les retourner contre lui-même. Toute la pensée moderne est une tentative pour rendre compte de ce dont on ne peut rendre compte, de nommer l’innommable. Comment, après Auschwitz, composer des poèmes ? se demandait Adorno, à quoi croire ? Quelles propositions sensées tenir sur l’humanité de l’Homme ? Alors disons-le d’un mot : comment toute la pensée moderne, qui s’est concentrée, quitte à en sortir aveugle, sur l’horreur du génocide, a-t-elle pu faire la plus grande philosophie du siècle d’une philosophie qui, du génocide, n’a pas dit un mot ? Nazi, Heidegger ? Sans doute.
Mais la postérité heideggerienne, qu’elle voie là une accusation calomnieuse, qu’elle pense qu’être et Temps pèse cent fois plus que tous les discours du recteur Heidegger, qu’elle prescrive même le droit pour une philosophie d’être hors du monde et immaculée, la postérité heideggerienne, donc, ne peut pas ne pas « penser » le silence absolu de Heidegger sur les monstruosités du nazisme. Ne peut pas ne pas « penser » cette « anecdote » racontée par le théologien Rudolf Bultmann, ami de Heidegger, qu’il revoit bien après la guerre : « Tout avait été oublié. Si une raison quelconque l’unissait au national-socialisme, elle serait dissoute dans la désillusion. Il n’y avait donc aucun obstacle entre nous. Ainsi, au moment de nous séparer, j’évoquai à nouveau ce qu’il m’avait dit au téléphone : “Maintenant, lui dis-je, tu dois te rétracter par écrit comme le fit saint Augustin, non en un dernier recours, mais par amour de la vérité de ta pensée.” À ce moment-là, le visage de Heidegger se pétrifia. Il partit sans dire un mot. »