1987 : "Heidegger, militant et penseur nazi", par Georges Arthur Goldschmid.
La mode allemande, on le sait, a toujours été le péché mignon des philosophes français, de ceux surtout qui « lisent l’allemand » et en ignorent tout. Dans le cas Heidegger, l’ignorance le dispute à l’irresponsabilité, puisqu’on a fait du penseur nazi par excellence le maître à penser de toute la philosophie française contemporaine.
Nous fûmes deux ou trois à clamer dans le désert, qui parce que de langue allemande, qui parce que doué de cette inquiétude qui fait la pensée véritable, la militance nazie de ce personnage. On nous renvoya à nos chères études.
Désormais, grâce à l’ouvrage de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, plus personne ne pourra feindre de ne pas savoir ou « n’en avoir cure ». Les documents publiés par Victor Farias sont en effet atterrants et dépassent de loin la fameuse année 1933 à laquelle les heideggeriens de Paris tentaient désespérément de limiter « l’embardée » du maître.
Il leur a bien fallu publier, à leur corps défendant, le Discours du rectorat, ce discours que le philosophe italien Benedetto Croce jugeait à la fois « indécent et servile », en espérant que ce petit arbre cacherait la forêt des autres textes nazis que seuls la Quinzaine littéraire et Allemagnes d’aujourd’hui eurent le courage de citer.
Victor Farias montre que de 1933 à 1945 et au-delà l’adhésion de Heidegger au nazisme fut totale et entière, qu’elle était l’essence même de sa pensée : la lecture de Sein und Zeit (Être et Temps) le révélait déjà à qui savait lire : l’effrayante dureté du style et de la pensée préparait dès 1927 la « révolution national-socialiste » au sens où l’entendaient Röhm ou Gregor Strasser que Hitler éliminera en 1934.
Comme l’écrit Victor Farias : « La totalité des travaux qui prétendent amoindrir le degré de compromission de Heidegger avec le national-socialisme ou qui veulent voir en lui un sens plus profond et métaphysique, se caractérisent entre autres par l’ignorance systématique des textes où Heidegger nous renseigne sur sa foi nazie liée à la personne d’Adolf Hitler. L’envoûtement irrationnel et pathologique dans lequel tombèrent des millions d’Allemands fut aussi le lot de Heidegger » (p. 129).
La germanisation de l’Europe
Aux textes jadis publiés partiellement par Jean-Pierre Faye, Farias en ajoute beaucoup d’autres, surtout des documents administratifs internes ou des textes sur l’éducation universitaire national-socialiste en vue de laquelle des séminaires devaient se dérouler à l’auberge de jeunesse du Radschert, à cinquante mètres de la « hutte » du penseur nazi (p. 221).
Heidegger y décrit de manière précise la prise en main, le véritable dressage intellectuel auquel devra être soumise la partie dirigeante (Führerschaft) de la jeunesse hitlérienne et des futurs cadres nazis de la « nation ». L’un des objectifs de cette école de professeurs est de « transformer la science d’aujourd’hui en une science élaborée dans l’optique du national-socialisme ».
Ce programme élaboré par Heidegger de façon très précise touche aux fondements mêmes de sa pensée en accord total avec le programme nazi. Les hommes issus de cette école « doivent être nationaux-socialistes dans leur propre tâche... Ils doivent être capables de préparer, en tant que nationaux-socialistes de l’esprit, la révolution de la science à partir de la science elle-même » (p 222).
L’amitié jamais démentie de Heidegger pour Eugen Fischer (p. 79) et qui survivra à la guerre démontrerait, si besoin en était, à quel point Heidegger adhérait au nazisme et ce que voulait dire pour lui « révolutionner la science ». Eugen Fischer est en effet l’un des principaux organisateurs de l’euthanasie des malades mentaux sous Hitler. Ce que vise Heidegger, tout comme lui, mais à un niveau plus général, c’est « l’hygiène raciale », la germanisation de l’Europe comme il le dit très clairement dans un texte.
La France a besoin d’être rénovée par la pensée allemande (p. 260). Son texte contre l’esprit français paraîtra en 1937 à côté de ceux d’Édouard Spenlé et d’Alphonse de Chateaubriant qui seront des collaborateurs notoires. De la France, Heidegger pense ce que pense Hitler.
En désaccord avec Rosenberg, le « théoricien du nazisme », qui pourtant combattait l’Église catholique autant que lui, Heidegger ne cessera d’être, en revanche, en accord avec le reste de la hiérarchie nazie, sinon le ministère de l’Éducation à Berlin n’aurait pas proposé, le 11 mai 1935, de le nommer doyen de la faculté des lettres de Fribourg et n’aurait pas non plus en 1937 fait rééditer le fameux Discours du rectorat à près de 5 000 exemplaires (p. 248).
La pensée est allemande et Heidegger un délateur
Cela n’empêchera nullement Heidegger de se livrer aux plus basses besognes et de devenir par deux fois un délateur. Le 29 septembre 1933, il dénonce un chimiste mondialement connu, Hermann Staudinger, futur prix Nobel, comme opposant au nazisme ; la Gestapo se chargera de l’enquête et Heidegger dira qu’il ne mérite pas même d’être mis à la retraite mais d’être expulsé.
Staudinger ne fut maintenu à son poste qu’en raison de son prestige international (p. 130). (Il est vrai qu’en revanche il protège deux savants juifs mais uniquement pour le prestige de la science allemande.)
Une autre fois, Heidegger dénonce un autre collègue, cette fois un privat-docent nommé Eduard Baumgarten pour insuffisance d’enthousiasme national-socialiste. Heidegger a envoyé un rapport confidentiel à l’organisation des professeurs nazis de Göttingen pour empêcher la nomination de ce Baumgarten.
Dans la dénonciation écrite par Heidegger on peut lire, entre autres choses : « Durant mon séjour ici il fut tout, sauf un national-socialiste. Cela m’étonne d’entendre qu’il est enseignant à Göttingen : je ne peux m’imaginer sur la base de quel rendement scientifique il a obtenu son habilitation. Après avoir échoué avec moi, il s’est lié étroitement au juif Fraenkel qui avait été actif à Göttingen, puis fut expulsé de cette université » (p. 234).
Le « Führer » des professeurs classa immédiatement ce rapport sans suite, avec la mention « inutilisable, chargé de haine ». C’est dire ! Et c’est ce délateur de la pire espèce qui est devenu la coqueluche du mieux-pensant philosophique parisien !
Cela indique à quel point de dépravation est tombée la pensée pour être aveugle à ces signes de la haine et de l’ignominie qui pourtant ne cessaient de parcourir déjà Sein und Zeit. Il faudra dire un jour l’irrémédiable corruption mentale de ce qui se donne ainsi pour de la philosophie.
Farias rappelle aussi que rien ne prouve, comme le prétendent les heideggeriens de Paris, que Heidegger ait vraiment empêché le bûcher de livres de 1933 à Fribourg, ce fut bien plutôt le mauvais temps (p. 127).
Heidegger n’a jamais rompu avec le national-socialisme, pas même avec les instances officielles du parti, puisqu’il est invité par l’entourage de Mussolini à participer à une série de conférences organisées avec l’aval de l’Auswärtiges Amt, le ministère des Affaires étrangères du IIIe Reich.
Plusieurs années après encore, c’est sur l’intervention de Mussolini qu’un texte de Heidegger sera inclus dans un annuaire à la publication duquel tentait de s’opposer Rosemberg (p. 250). Ses cotisations au parti nazi (NSADAP), Heidegger les paiera jusqu’en 1945. Le nazisme pour lui incarnait l’Allemagne et figurait donc la pensée car seul ce qui est allemand est authentiquement de la pensée.
On sait jusqu’à quel degré de bêtise cela fera finalement sombrer Heidegger qui en arrivera à dire dans son fameux entretien du Spiegel que lorsque les Français se mettent à penser, ils parlent allemand.
Heidegger et l’antisémitisme
Mais Victor Farias montre surtout comment au début de sa carrière et à son extrême fin Heidegger était essentiellement préoccupé par la figure bien connue en Allemagne d’Abraham a Sancta Clara, surnom d’Ulrich Megeler (1644-1709), qui fut prédicateur de la cour de Vienne et dont toute l’œuvre n’est qu’une suite d’imprécations antisémites toutes plus épouvantables les unes que les autres : « Les narines de leurs enfants (ceux des Juifs) s’emplissent de vers chaque Vendredi Saint, ils naissent avec des dents de porc... » (p. 41) etc.
Farias en cite d’autres exemples encore. Non que Heidegger insistât à la fin de sa vie particulièrement sur les éructations antisémites de ce prêtre chrétien, mais il voyait en lui le représentant peut-être le plus caractéristique de la germanité, seule détentrice de l’authenticité et de la vérité. Aux deux extrémités de sa vie un tel auteur incarne pour lui l’Allemagne.
Mais le plus exorbitant et qui oblige à poser la question du sens que peut bien avoir désormais la philosophie, c’est le silence total observé par Heidegger sur la shoah. C’est un point que Victor Farias n’aborde pas, mais qui est implicite dans son propos. C’est ce « silence obstiné » qui annule peut-être plus encore que son « engagement » tout ce que ce penseur a pu écrire.
Avec Heidegger la nuit s’est abattue à tout jamais sur la pensée. Il est pour le moins étrange que ce soit lui justement qui se soit à tel point imposé en France, comme s’il perpétuait l’occupation. Qu’est-ce à dire ? À Paris on a toujours en effet voulu contourner, euphémiser le nazisme de Heidegger, c’était évidemment pour faire comme si Auschwitz n’avait pas eu lieu.
C’était annuler l’extermination : sauver Heidegger au prix d’Auschwitz ou la pensée en proie au révisionnisme ! Paris vaut bien une messe, pourquoi la tranquillité philosophique ne vaudrait-elle pas une extermination ? C’est là toute la question de l’assentiment telle que Christian Jambet la pose dans sa remarquable préface.
Le livre de Victor Farias va désormais empêcher de philosopher en rond et obligera les « heideggeriens de Paris » à affronter les questions dont ils ont toujours su qu’elles videraient d’un seul coup de tout contenu ce qu’ils ont tenté de mettre dans leurs écrits.