La douleur doit précéder tout plaisir
§ 60. La jouissance est un plaisir dû aux sens et ce qui flatte les sens est agréable. La douleur est le déplaisir dû aux sens et ce qui le produit est désagréable. Ils ne s’opposent pas l’un à l’autre comme le profit et l’absence de profit (+ et 0), mais comme le profit et la perte (+ et -), c’est-à-dire non pas simplement comme des contradictoires, mais aussi comme des contraires. Les expressions de ce qui plaît ou déplaît, avec leur intermédiaire, ce qui est indifférent, sont trop larges, car elles peuvent convenir aussi au domaine intellectuel : là ils ne coïncident plus avec jouissance et douleur.
On peut expliquer ces sentiments par l’action que la sensation de notre état exerce sur notre esprit. Ce qui m’incite, immédiatement (par les sens), à abandonner mon état (à sortir de lui) m’est désagréable - m’est une douleur ; ce qui, de même, m’incite à le maintenir (à demeurer en lui), m’est agréable, m’est une jouissance. Mais nous sommes sans répit emportés dans le flux du temps et dans le changement des sensations qui lui est lié. Bien que le fait de quitter un instant du temps et celui d’entrer dans un autre soient un seul et même acte (celui du changement), pourtant dans notre pensée et dans notre conscience ce changement est une succession, conforme au rapport de la cause et de l’effet. Une question se pose alors : est-ce que la conscience de quitter l’état présent, ou la perspective d’entrer dans l’instant à venir, éveille en nous la sensation de jouissance ? Dans le premier cas, la jouissance n’est que la suppression de la douleur et quelque chose de négatif ; dans le second cas, ce serait la sensation anticipée d’un agrément, donc de l’augmentation du plaisir, par conséquent quelque chose de positif. On peut déjà deviner que seul le premier phénomène se produit ; car le temps nous entraîne du présent vers l’avenir (et non inversement) ; et que nous sommes forcés de quitter le présent sans que soit déterminé dans quel présent nous allons entrer sauf que c’est un autre, qui seul peut être la cause du sentiment agréable.
La jouissance est le sentiment d’une promotion de la vie, la douleur celui d’une entrave à la vie. Mais, comme les médecins l’ont remarqué, la vie (de l’animal) est le jeu continu de leur antagonisme.
Donc, à toute jouissance, la douleur doit être antérieure ; elle est toujours la première. Car la promotion continuelle de la force vitale, qui ne peut être poussée au-delà d’un certain degré, pourrait-elle avoir d’autre suite qu’une mort rapide sous l’effet de la joie ?
Aucune jouissance ne peut succéder immédiatement à une autre ; mais entre l’une et l’autre, il faut que la douleur s’insère. Il y a des petites inhibitions de la force vitale avec des promotions qui leur sont mêlées ; elles constituent l’état de santé qu’à tort nous tenons pour un état de bien-être continuellement éprouvé ; alors qu’il ne consiste qu’en sentiments agréables qui se succèdent par à-coups (toujours intercalés de douleur). La douleur est l’aiguillon de l’activité ; c’est en elle, avant tout, que nous éprouvons notre vie ; sans la douleur la vie viendrait à s’éteindre.
Les douleurs qui mettent longtemps à passer (comme dans la guérison progressive d’une maladie ou la lente reconstitution d’un capital perdu) n’ont pas pour conséquence une vive jouissance parce que le passage est insensible. - Je souscris, d’un plein assentiment à ces propositions du comte Véri.
Explication par des exemples
Pourquoi le jeu (surtout lorsqu’on joue de l’argent) est-il si excitant, et, s’il n’est pas trop intéressé, la meilleure distraction et le meilleur repos après un long effort de pensée (car dans l’oisiveté, on ne se repose que lentement) ? C’est qu’il est un état de perpétuelle alternance entre la crainte et l’espoir. Après le jeu, le souper est meilleur et on le prend avec plus d’appétit. - A quoi les spectacles - tragédies ou comédies - doivent-ils leur séduction ? A ce que tous comportent de difficiles péripéties - appréhension et perplexité se mêlant à l’espoir et à la joie - et ainsi le jeu des émotions opposées anime chez le spectateur le principe de la vie en le soumettant à un mouvement intérieur. - Pourquoi un roman d’amour se termine-t-il par un mariage, et pourquoi un volume supplémentaire, comme pour le roman de Fielding, ajouté par un gâcheur qui le continue après l’épisode du mariage, fait-il l’effet désagréable d’une faute de goût ? Parce que la jalousie, douleur des amants au milieu des joies et des espoirs, est pour le lecteur un piment avant le mariage, un poison après sa conclusion ; pour reprendre le langage des romans, « la fin des douleurs de l’amour, c’est la fin de l’amour lui-même » (il s’agit ici de l’amour accompagné d’émotions). Pourquoi le travail est-il la meilleure façon de jouir de la vie ? Parce que c’est une occupation pénible (en soi désagréable et rendue divertissante par le seul succès) et que le repos ne peut être éprouvé comme plaisir, comme joie, que s’il met un terme à une longue incommodité ; autrement, il n’y aurait rien en lui de bien délectable. - Le tabac qu’on fume ou qu’on prise est lié à une sensation désagréable. Mais parce que justement la nature (le nez et le palais secrétant des mucosités) supprime instantanément cette douleur, le tabac (surtout quand on le fume) forme une sorte de compagnie qui entretient et éveille de nouvelles sensations et aussi de nouvelles pensées, même si ces dernières ne sont que des vagabondages. Enfin celui qu’aucune douleur positive n’incite à l’action éprouvera en tous cas une douleur négative, l’ennui, absence de sensations que l’homme, habitué à leur changement, perçoit en lui-même lorsqu’il essaie de satisfaire son instinct vital ; et il l’éprouvera de telle sorte qu’il se sentira plus porté à se nuire à lui-même qu’à rester dans l’oisiveté totale.