Le genre humain est-il en progrès constant ?
LE CONFLIT DES FACULTÉS
I. QUE CHERCHE-T-ON A SAVOIR PAR LÀ ?
On voudrait un fragment de l’histoire humaine et, à vrai dire, tiré de l’avenir, non du passé, c’est-à-dire une histoire qui prédise : si on ne l’appuie pas sur des lois naturelles connues (telles que éclipses de soleil ou de lune) on la qualifie d’histoire capable de lire l’avenir, bien que naturelle ; mais si on ne peut l’obtenir que par une communication et une extension surnaturelles de la perspective sur l’avenir, elle s’appelle histoire divinatrice (prophétique). D’ailleurs il n’est pas non plus question de l’histoire naturelle de l’homme (savoir si dans l’avenir surgiront de nouvelles races humaines), mais de l’histoire morale, et plus précisément non pas un suivant le concept de genre (singulorum), mais selon la totalité des hommes unis en société sur terre et répartis en divers peuples (universorum), lorsqu’on pose la question de savoir si l’espèce humaine (en général) progresse de façon constante.
II. COMMENT PEUT-ON LE SAVOIR ?
Sous forme de récit historique capable de prédire ce que nous réserve l’avenir, c’est-à-dire en tant que représentation possible a priori des événements qui doivent arriver. Mais comment une histoire a priori est-elle possible ? - Réponse : si le devin fait et organise lui-même les événements qu’il, annonce à l’avance.
Des prophètes juifs avaient beau jeu pour prédire que, tôt ou tard, non seulement la décadence, mais même une ruine complète, menaçaient leur État car ils étaient eux-mêmes les auteurs de ce destin. - Comme conducteurs du peuple, ils avaient alourdi leur constitution de tant de charges ecclésiastiques et de charges civiles issues des premières, que leur État devint tout à fait incapable de garder une existence cohérente pour son compte, surtout au milieu des peuples voisins ; et, des jérémiades de leurs prêtres, il ne devait sortir naturellement que du vent parce que ceux-ci, dans leur entêtement, restaient sur leur idée d’une constitution insoutenable qu’ils avaient établie eux-mêmes ; ainsi donc, ils pouvaient bien prévoir d’eux mêmes l’issue à coup sûr.
Nos politiciens en font autant dans la sphère de leur influence, et sont tout aussi heureux dans leurs prédictions. - Il faut, disent-ils, prendre les hommes tels qu’ils sont, et non comme des pédants ignorant le monde ou de braves visionnaires rêvent qu’ils doivent être. Au lieu de : comme ils sont, il faudrait plutôt dire : ce que nous en avons fait par une injuste contrainte, par des intrigues perfides suggérées au gouvernement, c’est-à-dire des entêtés et des révoltés ; et alors, évidera ment, lorsque le Gouvernement lâche un peu la bride, de tristes conséquences se produisent qui rendent véridiques les prophéties de ces hommes d’État prétendus sagaces.
Des ecclésiastiques aussi prédisent à l’occasion la complète décadence de la religion et la prochaine apparition de l’Antéchrist ; et ce faisant, ils préparent exactement ce qui est nécessaire pour l’introduire : car ils ne songent pas à recommander chaudement à leur Église des principes moraux qui mènent directement au mieux, mais instituent en guise de devoir essentiel des observances et la foi historique, qui doivent y conduire indirectement ; de cette manière peut naître sans doute l’unanimité mécanique d’une constitution civile, mais non celle des dispositions morales ; mais ensuite ils vont se plaindre de l’irréligion qu’ils ont eux-mêmes créée et qu’ils ont donc pu prédire même sans don spécial de prophétie.
III. CLASSIFICATION DU CONCEPT DE CE QU’ON VEUT SAVOIR D’AVANCE POUR L’AVENIR
Les cas qui peuvent renfermer une prédiction sont au nombre de trois : 1. ou bien le genre humain se trouve en perpétuelle régression ; 2. ou bien il est en constance progression par rapport à sa destination morale 3. ou bien il demeure en stagnation et reste éternellement au. degré actuel de sa valeur morale parmi les divers membres de la création (stagnation qui se confond avec l’éternelle rotation circulaire autour d’un même point).
On peut appeler la première assertion terrorisme moral, et eudémonisme la seconde (qui, à considérer le but du progrès sous une vaste perspective, serait appelée aussi chiliasme) ; mais la troisième s’appellerait abdéritisme, parce que, comme un véritable point d’arrêt n’est pas possible dans le domaine moral, une marche ascendante perpétuellement changeante et des rechutes aussi nombreuses et profondes (en quelque sorte une éternelle oscillation), n’est pas une solution meilleure que si le sujet était demeuré à la même place et en repos.
a. De la conception terroriste de l’histoire
de l’Humanité
Retomber dans le pire ne peut constamment durer pour l’espèce humaine car descendue à un certain degré, elle s’anéantirait elle-même. C’est pourquoi, quand se développe un amoncellement de grands forfaits et de maux à leur mesure, l’on dit : à présent, cela ne peut plus empirer ; nous voici parvenus au dernier jour ; le pieux visionnaire rêve déjà du retour de toutes choses et d’un monde renouvelé lorsque l’univers actuel aura péri par le feu.
b. De la conception eudémoniste de l’histoire
de l’Humanité
On peut toujours admettre que la masse de bien et de mal, inhérente à notre nature, reste en son fond constamment la même et ne peut être ni augmentée ni diminuée chez un même individu ; et comment donc cette quantité de bien pourrait-elle augmenter en son fond, puisque cela devrait se produire par la liberté du sujet, et que, dans ce cas, celui-ci aurait à son tour besoin d’un capital de bien plus grand que celui qu’il possède déjà ? - Les effets ne peuvent dépasser le pouvoir de la cause agissante ; par conséquent la quantité de bien mêlé dans l’homme au mal ne saurait aller au delà d’une certaine mesure de ce bien, au-dessus de laquelle il pourrait s’élever par son effort et ainsi progresser toujours. L’eudémonisme, avec ses espérances imaginaires, paraît donc insoutenable et semble laisser peu d’espoir en faveur d’une histoire prophétique de l’Humanité, au point de vue d’un progrès incessant dans la voie du Bien.
c. De l’hypothèse de l’abdéritisme du genre humain
pour la prédétermination de son histoire
Cette opinion pourrait bien grouper sur elle la majorité des voix. La niaiserie affairée est le caractère de notre espèce. On se hâte d’entrer dans la voie du Bien mais ce n’est pas pour s’y tenir ; c’est de peur de s’attacher à une seule fin, ne serait-ce que pour varier les plaisirs ; on renverse le plan du progrès, on bâtit pour pouvoir démolir, et on s’impose à soi-même l’effort désespéré de rouler au sommet le rocher de Sisyphe pour le laisser de nouveau retomber. Le principe du Mal dans les dispositions naturelles du genre humain ne paraît donc pas précisément dans cette thèse amalgamé (fondu) avec celui du Bien, mais ces deux principes semblent bien plutôt se neutraliser l’un par l’autre ; le résultat en serait l’inertie (appelée ici stagnation) : une activité vaine pour faire alterner le Bien et le Mal par le progrès et le recul, en sorte que tout le jeu du commerce réciproque de notre espèce sur le globe devrait être considéré comme un simple jeu de marionnettes ; ce qui, aux yeux de la raison, ne peut lui conférer une valeur plus grande qu’aux autres espèces d’animaux qui pratiquent cet amusement à moins de frais et sans dépense d’intelligence.
IV. ON NE PEUT IMMÉDIATEMENT RÉSOUDRE LE PROBLÈME DU PROGRÈS PAR L’EXPÉRIENCE
Même si on arrivait à-constater que le genre humain, considéré dans son ensemble, a marché en avant et qu’il a été en progressant pendant un certain laps de temps aussi long que l’on voudra, personne ne peut toutefois garantir que maintenant, juste en ce moment, par suite de dispositions physiques de notre espèce, n’apparaisse pas l’époque de la régression, et inversement, si l’on recule, et que, dans une chute accélérée, on aille vers le pire, on ne doit pas désespérer de trouver le point de conversion (punctum flexus contrarii), à partir duquel grâce aux dispositions morales de notre espèce la marche de celle-ci se tourne de nouveau vers le mieux. Car nous avons affaire à des êtres qui agissent librement, auxquels à vrai dire on peut dicter à l’avance ce qu’ils doivent faire, mais auxquels on ne peut prédire ce qu’ils feront, et qui, dans le sentiment des maux qu’ils se sont infligés à eux-mêmes, si la situation devient vraiment mauvaise, savent trouver un motif renforcé pour l’amélioration encore au delà de ce qu’elle était avant cet état. - Mais, a Pauvres mortels (dit l’abbé Coyer), parmi vous, rien n’est constant si ce n’est l’inconstance ».
Peut-être aussi que, si le cours des choses humaines nous parait insensé, cela tient au mauvais choix du point de vue sous lequel nous le considérons. Les planètes, vues de la terre, tantôt vont en arrière, tantôt s’arrêtent et tantôt vont en avant. Mais si le point de vue est pris du soleil, ce que la raison seule peut faire, elles suivent, selon l’hypothèse de Copernic, régulièrement leur cours. Il plaît toutefois à quelques-uns, qui par ailleurs ne manquent pas de sagesse, de s’accrocher obstinément à leur façon d’expliquer les phénomènes et au point de vue qu’ils ont une fois adopté, quand bien même ils s’embarrasseraient jusqu’à l’absurde dans les cycles et épicycles de Tycho. Mais, - et c’est précisément ce qu’il y a de malheureux - nous ne pouvons nous placer à ce point de vue quand il s’agit de la prévision d’actions libres. Car ce serait le point de vue de la Providence, qui se situe au delà de toute sagesse humaine, et qui s’étend aussi aux libres actions de l’homme que celui-ci peut sans doute voir mais non prévoir avec certitude (pour l’œil de Dieu, il n’y a là aucune différence) ; parce que dans ce dernier cas fi lui faut l’enchaînement d’après les lois naturelles, mais en ce qui concerne les actions libres à venir, il doit se passer de cette direction ou indication.
Si l’on pouvait attribuer à l’homme un vouloir inné, et invariablement bon, quoique limité, il pourrait prédire avec certitude ce progrès de son espèce, parce que celui-ci se rapporterait à un événement qu’il peut lui-même produire. Mais, étant donné le mélange du Bien et du Mal dans ses dispositions, mélange dont la proportion lui est inconnue, il ne sait pas lui-même quel résultat il peut en attendre.
V. IL FAUT BIEN NÉANMOINS RATTACHER A QUELQUE EXPÉRIENCE L’HISTOIRE PROPHÉTIQUE DU GENRE HUMAIN
Il doit se produire dans l’espèce humaine quelque expérience qui, en tant qu’événement, indique son aptitude et son pouvoir à être cause de son progrès, et (puisque ce doit être d’un être doué de liberté) à en être l’auteur ; or, à partir d’une cause donnée, on peut prédire un événement en tant qu’effet, si se produisent les circonstances qui y concourent. Mais, que ces dernières doivent à quelque moment se. produire, c’est ce qui peut bien être prédit en général, comme dans le calcul des probabilités au jeu, sans toutefois qu’on puisse déterminer si cela se passera dans ma vie, et si j’en aurai l’expérience qui confirmerait cette prédiction. - Il faut donc rechercher un événement qui indique l’existence d’une telle cause et aussi l’action de sa causalité dans le genre humain d’une manière indéterminée sous le rapport du temps, et qui permette de conclure au progrès comme conséquence inévitable ; cette conclusion pourrait alors être étendue aussi à l’histoire du passé (à savoir qu’il y a toujours eu progrès) ; de sorte toutefois que cet événement n’en soit pas lui-même la cause, et, ne devant être regardé que comme indication, comme signe historique (signum rememorativum, demonstrativum, prognosticum), puisse ainsi démontrer la tendance du genre humain considéré en sa totalité, c’est-à-dire non pas suivant les individus, (car cela aboutirait à une énumération et à un compte interminable), mais suivant les divisions qu’on y rencontre sur terre en peuples et en États.
VI. D’UN ÉVÉNEMENT DE NOTRE TEMPS QUI PROUVE CETTE TENDANCE MORALE DE L’HUMANITÉ
N’attendez pas que cet événement consiste en hauts gestes ou forfaits importants commis par les hommes, à la suite de quoi, ce qui était grand parmi les hommes est rendu petit, ou ce qui était petit rendu grand, ni en d’antiques et brillants édifices politiques qui disparaissent comme par magie, pendant qu’à leur place d’autres surgissent en quelque sorte des profondeurs de la terre. Non ; rien de tout cela. Il s’agit seulement de la manière de penser des spectateurs qui se trahit publiquement dans ce jeu de grandes révolutions et qui, même au prix du danger que pourrait leur attirer une telle partialité, manifeste néanmoins un intérêt universel, qui n’est cependant pas égoïste, pour les joueurs d’un parti contre ceux de l’autre, démontrant ainsi (à cause de l’universalité) un caractère du genre humain dans sa-totalité et en même temps (à cause du désintéressement), un caractère moral de cette humanité, tout au moins dans ses dispositions ; caractère qui non seulement permet d’espérer le progrès, mais représente en lui-même un tel progrès dans la mesure où il est actuellement possible de l’atteindre.
Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, - cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger ; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain.
Cette cause morale qui intervient est double : d’abord c’est celle du droit qu’a un peuple de ne pas être empêché par d’autres puissances de’ se donner une constitution politique à son gré ; deuxièmement c’est celle de la fin (qui est aussi un devoir) : seule est en soi conforme au droit et moralement bonne la constitution d’un peuple qui est propre par sa nature à éviter selon des principes la guerre offensive ; ce ne peut être que la constitution républicaine, théoriquement du moins - par suite propre à se placer dans les conditions qui écartent la guerre (source de tous les maux et de toute corruption des mœurs), et qui assurent de ce fait négativement le progrès du genre humain, malgré toute son infirmité, en lui garantissant que, du moins, il ne sera pas entravé dans son progrès.
Ceci donc, ainsi que la participation passionnée au Bien, l’enthousiasme, qui par ailleurs ne comporte pas une approbation sans réserve, du fait que toute émotion comme telle mérite un blâme, permet cependant, grâce à cette histoire, de faire la remarque suivante, qui a son importance pour l’anthropologie : le véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu’à ce qui est idéal, plus spécialement à ce qui est purement moral, le concept de droit par exemple, et il ne peut se greffer sur l’intérêt. Malgré des récompenses pécuniaires les adversaires des révolutionnaires ne pouvaient se hausser, jusqu’au zèle et à la grandeur d’âme qu’éveillait en ces derniers le pur concept du droit et même le concept d’honneur de la vieille noblesse guerrière (proche parent de l’enthousiasme), finit par s’évanouir devant les armes de ceux qui avaient en vue le droit du peuple auquel ils appartenaient, et s’en considéraient comme les défenseurs ; exaltation avec laquelle sympathisait le public qui du dehors assistait en spectateur, sans la moindre intention de s’y associer effectivement.
VII. HISTOIRE PROPHÉTIQUE DE L’HUMANITÉ
Il doit y avoir dans le principe un élément moral : et la raison nous le présente comme pur, mais en même temps, parce qu’il a exercé une influence considérable faisant époque, elle nous le présente aussi comme exhibant le devoir reconnu par l’âme humaine d’agir en ce sens et comme concernant l’humanité dans le tout de son union (non singulorum, sed universorum), puisqu’elle applaudit à l’espoir de la réussite et aux tentatives de réalisation avec une sympathie aussi universelle et aussi désintéressée. - Cet événement n’est pas un phénomène de révolution, mais (comme le dit M. Erbard), un phénomène de l’évolution d’une constitution de droit naturel qui, assurément, ne se conquiert pas encore au seul prix de farouches combats, la guerre extérieure et intérieure ruinant en effet toute constitution statutaire existant préalablement - mais qui conduit néanmoins à s’orienter vers une constitution qui ne peut être belliqueuse, à savoir la constitution républicaine ; celle-ci peut être républicaine soit par sa forme politique, soit seulement en vertu du mode de gouvernement, en faisant administrer l’État sous l’unité d’un chef (le monarque), en analogie avec les lois que se donnerait un peuple lui-même d’après les principes universels du droit.
Or je soutiens que je peux prédire au genre humain - même sans esprit prophétique - d’après les apparences et les signes précurseurs de notre époque, qu’il atteindra cette fin, et que, en même temps, dès lors ses progrès ne seront plus entièrement remis en question. En effet, un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus, parce qu’il a révélé dans la nature humaine une disposition, une faculté de progresser telle qu’aucune politique n’aurait pu, à force de subtilité, la dégager du cours antérieur des événements : seules la nature et la liberté, réunies dans l’espèce humaine suivant les principes internes du droit étaient en mesure de l’annoncer, encore que, quant au temps, d’une manière indéterminée et comme événement contingent.
Mais, même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie philosophique n’en perd pourtant rien de sa force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde, pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de circonstances favorables, et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre ; car dans une affaire aussi importante pour l’espèce humaine, il faut bien que la constitution projetée atteigne enfin à un certain moment cette solidité que l’enseignement d’expériences répétées ne saurait manquer de lui donner dans tous les esprits.
Voilà donc une proposition non seulement bien intentionnée et recommandable au point de vue pratique, mais aussi valable en dépit de tous les incrédules, même pour la théorie la plus sévère : le genre humain a toujours été en progrès et continuera toujours de l’être à l’avenir ; ce qui, si l’on ne considère pas seulement l’événement qui peut se produire chez un peuple quelconque, mais encore l’extension à tous les peuples de la terre, qui peu à peu pourraient y participer, ouvre une perspective à perte de vue dans le temps ; à moins que ne succède à la première époque d’une révolution naturelle qui (selon Camper et Blumenbach) ensevelit le règne animal et le règne végétal, avant même l’apparition de l’homme, une deuxième époque qui réserve le même sort au genre humain pour permettre l’entrée en scène d’autres créatures et ainsi de suite... Car pour la toute-puissance de la nature ou bien plutôt de la cause première la plus éloignée inaccessible pour nous, l’homme n’est encore à son tour qu’une vétille. Mais que les souverains de sa propre espèce le traitent et le considèrent ainsi, soit en l’accablant comme un animal et en le considérant comme un simple instrument de leurs desseins, soit en opposant les individus entre eux dans leurs conflits pour les faire massacrer : voilà ce qui n’est plus une vétille, mais un renversement du but final même de la création.
VIII. DE LA DIFFICULTÉ DES MAXIMES TOUCHANT LE PROGRÈS UNIVERSEL, DU POINT DE VUE DE LEUR PUBLICITÉ
Éclairer le peuple, c’est lui enseigner publiquement ses devoirs et ses droits vis-à-vis de l’État auquel il appartient. Du fait qu’il s’agit ici seulement de droits naturels dérivant du sens commun des hommes, les annonciateurs et les commentateurs naturels en sont dans le peuple non pas des professeurs de droit officiellement établis par l’État, mais des professeurs de droit libres, c’est-à-dire des philosophes qui précisément, grâce à cette liberté qu’ils s’accordent, heurtent l’État qui toujours ne veut que régner, et sont décriés sous le nom de propagateurs des lumières, comme des gens dangereux pour l’État ; bien que leur voix ne s’adresse pas confidentiellement au peuple (qui ne s’occupe guère ou même pas de cette question et de leurs écrits), mais respectueusement à l’État qu’ils implorent de prendre en considération ce besoin qui se fait sentir du droit. Il n’y a pas d’autre voie que celle de la publicité, s’il s’agit pour un peuple entier d’exposer ses doléances (gravamen). Ainsi, l’interdiction de la publicité empêche le progrès du peuple, même en ce qui concerne la moindre de ses exigences, à savoir son simple droit naturel.
Un autre déguisement, qui est certes facile à pénétrer, mais auquel néanmoins la loi contraint le peuple, est celui de la véritable nature de sa constitution. Ce serait injurier la majesté du peuple britannique que de dire de lui : c’est une monarchie absolue ; on prétend au contraire qu’il possède une Constitution limitant la volonté du Monarque par le moyen des deux Chambres du Parlement jouant le rôle de représentants du peuple ; et pourtant chacun sait fort bien que l’influence du Monarque sur ces représentants est si grande et si sûre que ces Chambres ne décident rien d’autre que ce qu’il veut et propose par l’intermédiaire de son ministre après quoi ce dernier, en passant, se paie le luxe de proposer des résolutions sur lesquelles il s’attend avec certitude à être contredit, s’arrangeant même pour l’être (par exemple à propos de la traite des Noirs) afin de donner une preuve factice de la liberté du Parlement. - En présentant ainsi la nature des choses, on trompe le monde, en sorte que la vraie constitution conforme au droit n’est plus du tout recherchée : on s’imagine en effet l’avoir trouvée dans un exemple concret déjà réalisé, et une publicité mensongère trompe le peuple par le leurre d’une Monarchie à pouvoir limité, les limites de ce pouvoir étant dans la loi qui est issue de lui, tandis que ses représentants, gagnés par corruption, l’ont secrètement soumis à un Monarque absolu.
L’idée d’une constitution en harmonie avec le droit naturel des hommes, c’est-à-dire dans laquelle ceux qui obéissent à la loi doivent aussi, réunis en corps, légiférer, se trouve à la base de toutes les formes politiques ; et l’organisme général qui, conçu en conformité avec elle, selon de purs concepts de la Raison, s’appelle un idéal platonicien (Respublica noumenon), n’est pas une chimère, mais la norme éternelle de toute constitution politique en général, et écarte toute guerre. Une société politique constituée conformément à cet idéal en est la représentation, suivant des lois de liberté, par le moyen d’un exemple donné dans l’expérience (Respublica phenomenon), et ne peut être péniblement obtenue qu’après maintes hostilités et maintes guerres ; mais sa constitution, une fois acquise dans son ensemble, se qualifie comme la meilleure de toutes, pour tenir éloignée la guerre, destructrice de tout bien ; c’est donc un devoir d’y entre ; mais provisoirement (parce que cela ne se réalisera pas de sitôt), c’est le devoir des Monarques, tout en régnant en autocrates, de gouverner néanmoins selon la méthode républicaine (je, ne dis pas : démocratique), c’est-à-dire de traiter le peuple suivant des principes conformes à l’esprit des lois de la liberté (comme un peuple de mûre raison se les prescrirait à lui-même), encore qu’à la lettre ce peuple ne soit pas invité à donner son consentement.
IX. QUEL GAIN LE PROGRÈS APPORTERA-T-IL AU GENRE HUMAIN ?
Non pas une quantité toujours croissante de la moralité quant à l’intention, mais une augmentation des effets de sa légalité dans des actions conformes-au devoir, quel que soit le motif qui ait pu les déterminer ; c’est-à-dire que c’est dans les bonnes actions des hommes, qui deviendront toujours plus nombreuses et meilleures, par suite dans les phénomènes de la condition morale du genre humain, que le profit (le résultat) de sa propre transformation en vue du mieux pourra se manifester. Car nous n’avons que des données empiriques (expériences) pour fonder cette prédiction ; à savoir la cause physique de nos actions en tant qu’elles se produisent, actions qui sont elles-mêmes des phénomènes, et non la cause morale contenant le concept du devoir, de ce qui devait arriver, concept qui seul peut , être établi purement a priori.
Peu à peu les puissants useront moins de la violence, et il y aura plus de docilité à l’égard des lois. Il y aura dans la société plus de bienfaisance, moins de chicanes dans les procès, plus de sûreté dans la parole donnée, etc... soit par amour de l’honneur, soit par intérêt personnel bien compris ; et cela s’étendra enfin aussi aux peuples dans leurs relations extérieures jusqu’à la société cosmopolite, sans’ que l’on doive de ce fait attribuer le moins du monde au fondement moral de l’humanité une plus grande extension, ce qui en effet exigerait aussi une sorte de nouvelle création (une influence surnaturelle). — Car nous ne devons pas trop espérer des hommes dans leurs progrès, pour ne pas nous exposer à bon droit aux railleries du politicien qui voudrait bien prendre cet espoir pour le rêve d’un cerveau exalté.
X. DANS QUEL ORDRE SEUL PEUT-ON S’ATTENDRE AU PROGRÈS ?
Voici la réponse : non pas selon une marche des choses allant de bas en haut, mais de haut en bas. S’attendre à ce que, par le moyen de la formation de la jeunesse sous la direction de la famille, et ensuite dans les écoles, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevées, par une culture intellectuelle et morale, renforcée de l’enseignement religieux, on arrive enfin non seulement à élever de bons citoyens, mais encore à former en vue du Bien tout ce qui peut toujours davantage progresser et se conserver, c’est là un plan dont on peut espérer difficilement la réussite désirée. Car outre que le peuple pense que les frais de l’éducation de sa jeunesse doivent être supportés non pas par lui mais par l’État, pendant que l’État de son côté n’a plus d’argent de reste pour payer des maîtres capables et s’acquittant avec zèle de leurs fonctions (ce dont se plaint Buschning) parce qu’il l’emploie tout au service de la guerre, tout le mécanisme de dette éducation, en outre, n’a pas d’unité, s’il n’est pas conçu et mis en œuvre selon un plan réfléchi de la puissance souveraine, puis selon les directions de ce plan, et s’il n’est pas toujours maintenu conforme ; auquel cas il faudrait bien aussi que, de temps en temps, l’État se réforme de lui-même, et, essayant l’évolution au lieu de la révolution, progresse constamment. Or, comme ce sont néanmoins des hommes qui doivent réaliser cette éducation, par. conséquent des êtres qui ont dû eux-mêmes être élevés en vue de cette mission, il faut, étant donné l’infirmité de la nature humaine et la contingence des événements capables de favoriser un tel résultat, placer l’espoir de son progrès uniquement en la sagesse venue d’en haut (qui a nom Providence quand elle nous est invisible), comme condition positive ; mais pour ce qui, dans ce domaine, peut être attendu et exigé des hommes, il ne faut compter, pour l’avancement de cette fin, que sur une sagesse négative, à savoir qu’ils soient obligés de rendre la guerre, le plus grand obstacle à la moralité, qui s’oppose constamment à cet avancement, d’abord de plus en plus humaine, puis de plus en plus rare, enfin de l’abolir tout à fait en tant qu’offensive, pour s’engager dans la voie d’une constitution qui, par sa nature, sans s’affaiblir, fondée sur de vrais principes du droit, puisse persévérer dans le progrès.