Le mensonge pernicieux
Prenons un acte volontaire, par exemple un mensonge pernicieux, par lequel un homme a intro-duit un certain désordre dans la société, dont on recherche d’abord les raisons déterminantes, qui lui ont donné naissance, pour juger ensuite comment il peut lui être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue, on pénètre le caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources que l’on recherche dans la mauvaise éducation, dans les mauvaises fré-quentations, en partie aussi dans la méchanceté d’un naturel insensible à la honte, qu’on attribue en partie à la légèreté et à l’inconsidération, sans négliger les circonstances tout à fait occasion-nelles qui ont pu influer. Dans tout cela, on procède comme on le fait, en général, dans la recher-che de la série des causes déterminantes d’un effet naturel donné. Or, bien que l’on croie que l’action soit déterminée par là, on n’en blâme pas moins l’auteur et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite passée ; car on suppose qu’on peut laisser tout à fait de côté ce qu’a été cette conduite et regarder la série écoulée des conditions comme non avenue, et cette action comme entièrement inconditionnée par rapport à l’état antérieur, comme si l’auteur commençait absolu-ment avec elle une série de conséquences. Ce blâme se fonde sur une loi de la raison où l’on re-garde celle-ci comme une cause qui a pu et a dû déterminer autrement la conduite de l’homme, indépendamment de toutes les conditions empiriques nommées. Et l’on n’envisage pas la causalité de la raison comme une sorte de concours, mais comme complète en elle-même, alors même que les mobiles sensibles ne lui seraient pas du tout favorables mais tout à fait contraires ; l’action est attribuée au caractère intelligible de l’auteur : il est entièrement coupable à l’instant où il ment ; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l’action, la raison était pleine-ment libre, et cet acte doit être attribué entièrement à sa négligence.
On voit aisément par ce jugement d’imputabilité que, dans ce jugement, on a dans la pen-sée que la raison n’est nullement affectée par toute cette sensibilité, qu’elle ne se modifie pas (bien que ces phénomènes, je veux dire la manière dont elle se montre dans les effets, se modi-fient), qu’il n’y a pas en elle d’état antérieur qui détermine le suivant, que, par suite, elle n’appartient pas du tout à la série des conditions sensibles qui rendent nécessaires les phénomè-nes suivant des lois naturelles. Elle est, cette raison, présente et identique dans toutes les ac-tions qu’accomplit l’homme dans toutes les circonstances de temps, mais elle n’est pas elle-même dans le temps et elle ne tombe pas, pour ainsi dire, dans un nouvel état dans lequel elle n’était pas auparavant ; elle est déterminante, mais non déterminable par rapport à tout état nouveau.