L’homme doit tout tirer de lui-même
La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que celle qu’il s’est créée lui-même, indépendamment de l’instinct par sa propre raison. - En effet la nature ne fait rien en vain, et elle n’est pas prodigue dans l’emploi des moyens pour atteindre ses buts. En munissant l’homme de la raison et de la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, elle indiquait déjà clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. Il ne devait pas être gouverné par l’instinct, ni secondé et informé par une connaissance innée ; il devait bien plutôt tirer tout de lui-même. Le soin d’inventer ses moyens d’existence, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieure (pour lesquelles elle ne lui avait donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, son intelligence, sa sagesse même, et jusqu’à la bonté de son vouloir, devaient être entièrement son oeuvre propre. La nature semble même s’être ici complu à sa plus grande économie, et avoir mesuré sa dotation animale au plus court et au plus juste en fonction des besoins les plus pressants d’une existence à ses débuts ; comme si elle voulait que l’homme, en s’efforçant un jour de sortir de la plus primitive grossièreté pour s’élever à la technique la plus poussée, à la perfection intérieure de ses pensées, et (dans la mesure où c’est chose possible sur terre) par là jusqu’à la félicité, en doive porter absolument seul tout le mérite, et n’en être redevable qu’à lui-même ; c’est comme si elle avait attaché plus d’importance chez l’homme à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être. Car le cours des choses humaines est hérissé d’une foule d’épreuves qui attendent l’homme. Il semble bien que la nature n’ait pas eu du tout en vue de lui accorder une vie facile, mais au contraire de l’obliger par ses efforts à s’élever assez haut pour qu’il se rende digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être.
Ce qui demeure étrange ici, c’est que les générations antérieures semblent toujours consacrer toute leur peine à l’unique profit des générations ultérieures pour leur ménager une étape nouvelle, à partir de laquelle elles pourront élever plus haut l’édifice dont la nature a formé le dessein, de telle manière que les dernières générations seules auront le bonheur d’habiter l’édifice auquel a travaillé (sans s’en rendre compte à vrai dire) une longue lignée de devanciers, qui n’ont pu prendre personnellement part au bonheur préparé par elles. Mais, si mystérieux que cela puisse être, c’est bien là aussi une nécessité, une fois que l’on a admis ce qui suit : il doit exister une espèce animale détentrice de raison et, en tant que classe d’êtres raisonnables tous indistinctement mortels, mais dont l’espèce est immortelle, elle doit pourtant atteindre à la plénitude du développement de ses dispositions.