III

Jusqu’ici, notre étude sur le bonheur ne nous a guère appris que ce que tout le monde savait déjà. Si nous voulons la compléter en recherchant maintenant pourquoi il est si difficile aux hommes de devenir heureux, notre chance de découvrir du nouveau ne semble pas beaucoup plus grande. Car nous avons déjà donné la réponse en signalant les trois sources d’où découle la souffrance humaine : la puissance écrasante de la nature, la caducité de notre propre corps, et l’insuffisance des mesures destinées à régler les rapports des hommes entre eux, que ce soit au sein de la famille, de l’État ou de la société. En ce qui concerne les deux premières sources, nous ne saurions hésiter longtemps, notre jugement nous contraint à en reconnaître la réalité, comme à nous soumettre à l’inévitable. Jamais nous ne nous rendrons entièrement maîtres de la nature ; notre organisme, qui en est lui-même un élément, sera toujours périssable et limité dans son pouvoir d’adaptation, de même que dans l’amplitude de ses fonctions. Mais cette constatation ne doit en rien nous paralyser ; bien au contraire, elle indique à notre activité la direction à suivre. Si nous ne pouvons abolir toutes les souffrances, du moins sommes-nous capables d’en supprimer plus d’une, d’en apaiser d’autres : une expérience plusieurs fois millénaire nous en a convaincus. Nous observons toutefois une attitude différente envers la troisième source de souffrance, la souffrance d’origine sociale. Nous nous refusons obstinément à l’admettre, nous ne pouvons saisir pourquoi les institutions dont nous sommes nous-mêmes les auteurs ne nous dispenseraient pas à tous protection et bienfaits. De toute façon, si nous réfléchissons au déplorable échec, dans ce domaine précisément, de nos mesures de préservation contre la souffrance, nous nous prenons à soupçonner qu’ici encore se dissimule quelque loi de la nature invincible, et qu’il s’agit cette fois-ci de notre propre constitution psychique.

En abordant l’examen d’une telle éventualité, nous nous heurtons à une assertion maintes fois entendue, mais si surprenante qu’il y a lieu de nous y arrêter. D’après elle, c’est ce que nous appelons notre civilisation qu’il convient de rendre responsable en grande partie de notre misère ; et de l’abandonner pour revenir à l’état primitif nous assurerait une somme bien plus grande de bonheur. Je déclare cette assertion surprenante parce qu’il est malgré tout certain - quelle que soit la définition donnée au concept de civilisation - que tout ce que nous tentons de mettre en oeuvre pour nous protéger contre les menaces de souffrance émanant de l’une ou l’autre des sources déjà citées relève précisément de cette même civilisation.

Par quelle voie tant d’êtres humains ont-ils donc été amenés à partager, de si étrange façon, ce point de vue hostile à la civilisation ? Je pense qu’un mécontentement profond, d’origine très lointaine, renouvelé à chacune de ses étapes, a favorisé cette condamnation qui s’est régulièrement exprimée à la faveur de certaines circonstances historiques. Je crois discerner quelles furent la dernière et l’avant-dernière de ces circonstances, mais je ne suis pas assez savant pour suivre leur enchaînement assez haut dans le passé de l’espèce humaine. Déjà, lors de la victoire du christianisme sur le paganisme, ce facteur d’hostilité contre la civilisation dut être en cause ; car il fut étroitement lié à la dépréciation, décrétée par la doctrine chrétienne, de la vie terrestre. L’avant-dernière de ces circonstances historiques se présenta lorsque le développement des voyages d’exploration permit le contact avec les races et les peuples sauvages. Faute d’observations suffisantes et de compréhension de leurs us et coutumes, les Européens imaginèrent que les sauvages menaient une vie simple et heureuse, pauvre en besoins, telle qu’elle n’était plus accessible aux explorateurs plus civilisés qui les visitaient. Sur plus d’un point l’expérience ultérieure est venue rectifier ces jugements. Si la vie leur était en effet plus facile, on avait maintes fois commis l’erreur d’attribuer cet allégement à l’absence des exigences si complexes issues de la civilisation, alors qu’il était dû en somme à la générosité de la nature et à toutes les commodités qu’elle offre aux sauvages de satisfaire leurs besoins vitaux. Quant à la dernière de ces circonstances historiques, elle se produisit lorsque nous apprîmes à discerner les mécanismes des névroses, lesquelles menacent de saper la petite part de bonheur acquis par l’homme civilisé. On découvrit alors que l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel, et l’on en conclut qu’abolir ou diminuer notablement ces exigences signifierait un retour à des possibilités de bonheur.

Il est encore une autre cause de désillusion. Au cours des dernières générations, l’humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles et à leurs applications techniques ; elle a assuré sa domination sur la nature d’une manière jusqu’ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l’énumération en est superflue. Or, les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de l’espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d’aspirations millénaires, n’ont aucunement élevé la somme de jouissance qu’ils attendent de la vie. Ils n’ont pas le sentiment d’être pour cela devenus plus heureux. On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n’est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu’elle n’est le but unique de l’œuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour « l’économie » de notre bonheur. On serait, en effet, tenté de soulever cette objection : n’est-ce donc point pour moi un gain positif de plaisir, un accroissement non équivoque de mon sentiment de bonheur, que de pouvoir entendre à volonté la voix de mon enfant qui habite à des centaines de kilomètres, de pouvoir apprendre sitôt après son débarquement que mon ami s’est bien tiré de sa longue et pénible traversée ? Est-il donc insignifiant que la médecine ait réussi à réduire la mortalité infantile et, en une si extraordinaire mesure, les dangers d’infection de l’accouchée ; ou même encore à prolonger d’un nombre considérable d’années la durée moyenne de la vie de l’homme civilisé ? A de tels bienfaits, dont nous sommes redevables à cette ère pourtant si décriée de progrès scientifiques et techniques, on pourrait en ajouter toute une série, mais..., mais voici que s’élève la voix pessimiste de la critique ! La plupart de ces allégeances, insinue-t-elle, sont du même ordre que ce « plaisir à bon marché » prôné par l’anecdote connue : le procédé consiste à exposer au froid sa jambe nue, hors du lit, pour avoir ensuite le « plaisir » de la remettre au chaud. Sans les chemins de fer, qui ont supprimé la distance, nos enfants n’eussent jamais quitté leur ville natale, et alors qu’y eût-il besoin de téléphone pour entendre leur voix ? Sans la navigation transatlantique, mon ami n’aurait point entrepris sa traversée, et je me serais passé de télégraphe pour me rassurer sur son sort. A quoi bon enrayer la mortalité infantile si précisément cela nous impose une retenue extrême dans la procréation, et si en fin de compte nous n’élevons pas plus d’enfants qu’à l’époque où l’hygiène n’existait pas, alors que d’autre part se sont ainsi compliquées les conditions de notre vie sexuelle dans le mariage et que se trouve vraisemblablement contrariée l’action bienfaisante de la sélection naturelle ? Que nous importe enfin une longue vie, si elle nous accable de tant de peines, si elle est tellement pauvre en joies et tellement riche en souffrance que nous saluons la mort comme une heureuse délivrance ?

Il semble certain que nous ne nous sentons point à l’aise dans notre civilisation actuelle, mais il est très difficile de juger si, et à quel point, les hommes de jadis se sont sentis plus heureux, et alors d’apprécier le rôle joué par les conditions de leur civilisation. Nous aurons toujours la tendance à concevoir la misère de façon objective, autrement dit à nous transporter en pensée, tout en conservant nos exigences et notre sensibilité propre, dans les conditions des anciennes cultures pour nous demander alors quelles chances de bonheur ou de malheur nous auraient ainsi été offertes. Cette manière de considérer les choses, en apparence objective, en tant qu’elle fait abstraction des variations de la sensibilité subjective, est naturellement aussi subjective que possible, car elle substitue notre disposition d’esprit à toutes les autres à nous inconnues. Le bonheur est cependant une chose éminemment subjective. Quelque horreur que nous inspirent certaines situations, celle par exemple du galérien antique, ou du paysan de la guerre de Trente ans, ou de la victime de la sainte Inquisition, ou du Juif exposé au pogrom, il nous est tout de même impossible de nous mettre à la place de ces malheureux, de deviner les altérations que divers facteurs psychiques ont fait subir à leurs facultés de réceptivité à la joie et à la souffrance. Parmi ces facteurs, citons l’état originel d’insensibilité hébétée, l’abrutissement progressif, le renoncement à tout espoir, enfin les diverses manières grossières ou raffinées de s’étourdir. En cas de douleur extrême, certains mécanismes psychiques de protection contre la souffrance peuvent aussi entrer en jeu. Mais il me semble vain de continuer d’approfondir cet aspect du problème.

Le moment est venu de considérer l’essence de cette civilisation dont la valeur, en tant que dispensatrice du bonheur, a été révoquée en doute. Nous n’allons pas exiger une formule qui la définisse en peu de mots avant même d’avoir tiré de son examen quelque clarté. Il nous suffira de redire [1] que le terme de civilisation [2] désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. Pour plus de clarté nous examinerons l’un après l’autre les traits de la civilisation tels qu’ils apparaissent dans les collectivités humaines. Nous nous laisserons guider sans réserve au cours de cet examen par le langage usuel ou, comme on dit aussi, par le « sentiment linguistique », certain en cela de faire droit à ces intuitions profondes qui se refusent aujourd’hui encore à toute traduction en mots abstraits.

L’entrée en matière est aisée ; nous admettons comme civilisées toutes les activités et valeurs utiles à l’homme pour assujettir la terre à son service et pour se protéger contre la puissance des forces de la nature : c’est l’aspect de la civilisation le moins douteux. Afin de remonter assez haut, nous citerons à titre de premiers faits culturels l’emploi d’outils, la domestication du feu, la construction d’habitations. Parmi ces faits, le second s’arroge une place éminente en tant que conquête tout à fait extraordinaire et sans précédent [3]. Les autres ouvrirent à l’homme une voie dans laquelle depuis lors il s’est engagé toujours plus avant, et les mobiles qui l’y poussaient sont d’ailleurs faciles à deviner. Grâce à tous ses instruments, l’homme perfectionne ses organes - moteurs aussi bien que sensoriels -, ou bien élargit considérablement les limites de leur pouvoir. Les machines à moteur le munissent de forces gigantesques aussi faciles à diriger à son gré que celles de ses muscles ; grâce au navire et à l’avion, ni l’eau ni l’air ne peuvent entraver ses déplacements. Avec les lunettes, il corrige les défauts des lentilles de ses yeux ; le télescope lui permet de voir à d’immenses distances, et le microscope de dépasser les limites étroites assignées à sa vision par la structure de sa rétine. Avec l’appareil photographique, il s’est assuré un instrument qui fixe les apparences fugitives, le disque du gramophone lui rend le même service quant aux impressions sonores éphémères ; et ces deux appareils ne sont au fond que des matérialisations de la faculté qui lui a été donnée de se souvenir, autrement dit de sa mémoire. A l’aide du téléphone, il entend loin, à des distances que les contes eux-mêmes respecteraient comme infranchissables. A l’origine, l’écriture était le langage de l’absent, la maison d’habitation le substitut du corps maternel, cette toute première demeure dont la nostalgie persiste probablement toujours, où l’on était en sécurité et où l’on se sentait si bien.

On dirait un conte de fées ! Et cependant, elles sont la réalisation directe de tous - non de la plupart des souhaits forgés dans les contes, ces œuvres dont grâce à sa science et à sa technique l’homme a su enrichir cette Terre où il est apparu tout d’abord comme une chétive créature proche de l’animal, où chaque rejeton de sa race doit encore faire son entrée à l’état de nourrisson totalement impuissant : O inch of nature ! Et l’homme peut à bon droit les considérer comme des conquêtes de la civilisation. Il s’était fait depuis longtemps un idéal de la toute-puissance et de l’omniscience, et il l’incarnait en ses dieux, Il leur attribuait tout ce qui lui demeurait inaccessible, ou lui était interdit. On peut donc dire que ces divinités étaient des « idéals culturels ». Maintenant qu’il s’est considérablement rapproché de cet idéal, il est devenu lui-même presque un dieu. Mais seulement, en vérité, à la manière dont les humains savent en général atteindre à leurs types de perfection, c’est-à-dire incomplètement : sur certains points pas du tout, sur d’autres à moitié. L’homme est devenu pour ainsi dire une sorte de « dieu prothétique », dieu certes admirable s’il revêt tous ses organes auxiliaires, mais ceux-ci n’ont pas poussé avec lui et lui donnent souvent bien du mal. Au reste, il est en droit de se consoler à l’idée que cette évolution ne prendra précisément pas fin avec l’an de grâce 1930 [4]. L’avenir lointain nous apportera, dans ce domaine de la civilisation, des progrès nouveaux et considérables, vraisemblablement d’une importance impossible à prévoir ; ils accentueront toujours plus les traits divins de l’homme. Dans l’intérêt de notre étude, nous ne voulons toutefois point oublier que, pour semblable qu’il soit à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux.

Ainsi nous reconnaissons le niveau culturel élevé d’un pays quand nous constatons que tout y est soigneusement cultivé et efficacement organisé pour l’exploitation de la terre par l’homme, et que la protection de celui-ci contre les forces naturelles est assurée ; en un mot que tout y est ordonné en vue de ce qui lui est utile. En pareil pays, les fleuves aux crues menaçantes verraient leur cours régularisé, et les eaux disponibles amenées par des canaux aux points où elles feraient défaut. Le sol serait cultivé avec soin et l’on y sèmerait des plantes appropriées à sa nature ; les richesses minérales extraites assidûment du sous-sol y seraient employées à la fabrication des instruments ou des outils indispensables. Les moyens de communication y seraient abondants, rapides et sûrs, les bêtes sauvages et dangereuses exterminées, l’élevage prospère. Mais nous réclamons davantage à la civilisation et nous souhaitons voir encore ces mêmes pays satisfaire dignement à d’autres exigences. En effet, nous n’hésitons pas à saluer aussi comme un indice de civilisation - tout comme si nous voulions maintenant désavouer notre première thèse - ce souci que prennent les hommes de choses sans utilité aucune ou même en apparence plutôt inutiles ; quand par exemple nous voyons dans une ville les jardins publics, ces espaces qui, en tant que réservoirs d’air et terrains de jeu, lui sont nécessaires, ornés par surcroît de parterres fleuris, ou encore les fenêtres des maisons parées de vases de fleurs. Cet « inutile » dont nous demandons à la civilisation de reconnaître tout le prix n’est autre chose, on s’en rend compte immédiatement, que la beauté. Nous exigeons de l’homme civilisé qu’il honore la beauté partout où il la rencontre dans la nature, et que des mains mettent toute leur habileté à en parer les choses. Il s’en faut que nous ayons épuisé la liste des requêtes que nous présentons à la civilisation. Nous désirons voir encore les signes de la propreté et de l’ordre. Nous ne nous faisons pas une haute idée de l’urbanisme d’une ville de province anglaise, au temps de Shakespeare, quand nous lisons que devant la porte de sa maison paternelle, à Stratford, s’élevait un gros tas de fumier. Nous nous indignons et parlons de « barbarie », c’est-à-dire l’opposé de civilisation, lorsque nous voyons les chemins du « Wienerwald » [5] jonchés de papiers épars. Toute malpropreté nous semble inconciliable avec l’état civilisé. Nous étendons en outre au corps humain nos exigences de propreté, et nous étonnons d’apprendre que le Roi-Soleil en personne dégageait une mauvaise odeur ; enfin nous hochons la tête quand, à Isola Bella, on nous montre la minuscule cuvette dont Napoléon se servait pour sa toilette du matin. Nous n’éprouvons même aucune surprise à entendre dire que l’usage du savon est la mesure directe du degré culturel. Il en est de même de l’ordre qui, tout autant que la propreté, se rattache à l’intervention humaine. Cependant, alors que nous ne pouvons nous attendre à voir régner la propreté au sein de la nature, celle-ci en revanche, si nous voulons bien l’écouter, nous enseigne l’ordre ; l’observation de la grande régularité des phénomènes astronomiques a fourni à l’homme, non seulement un exemple, mais encore les premiers points de repère nécessaires à l’introduction de l’ordre dans sa vie. L’ordre est une sorte de « contrainte à la répétition » qui, en vertu d’une organisation établie une fois pour toutes, décide ensuite quand, où et comment telle chose doit être faite ; si bien qu’en toutes circonstances semblables on s’épargnera hésitations et tâtonnements. L’ordre, dont les bienfaits sont absolument indéniables, permet à l’homme d’utiliser au mieux l’espace et le temps et ménage du même coup ses forces psychiques. On serait en droit de s’attendre qu’il se fût manifesté dès l’origine et de lui-même dans les actes humains ; il est étrange qu’il n’en ait pas été ainsi, bien plus, que l’homme ait montré une tendance naturelle à la négligence, à l’irrégularité, et à l’inexactitude au travail, et qu’il faille tant d’efforts pour l’amener par l’éducation à imiter l’exemple du ciel.

La beauté, la propreté et l’ordre occupent évidemment un rang tout spécial parmi les exigences de la civilisation. Personne ne prétendra que leur importance soit comparable à celle, autrement vitale pour nous, de la domination des forces de la nature, ou à celle d’autres facteurs qu’il nous faudra apprendre à connaître ; et cependant personne ne les reléguerait volontiers au rang d’accessoires. L’exemple de la beauté, dont nous ne pourrions accepter l’exclusion d’entre les préoccupations de la civilisation, suffit déjà à montrer combien celle-ci n’est point uniquement attentive à l’utile. L’utilité de l’ordre saute aux yeux. Quant à la propreté, il faut considérer que l’hygiène elle aussi l’exige, et il est permis de supposer que cette relation n’était pas complètement étrangère aux hommes, avant même l’application de la science à la prévention des maladies. Le principe de l’utilité n’explique pourtant pas entièrement cette tendance ; il doit entrer en jeu autre chose encore.

Mais nous ne pouvons imaginer de trait plus caractéristique de la civilisation que le prix attaché aux activités psychiques supérieures, productions intellectuelles, scientifiques et artistiques, ni d’indice culturel plus sûr que le rôle conducteur attribué aux idées dans la vie des hommes. Parmi ces idées, les systèmes religieux occupent le rang le plus élevé dans l’échelle des valeurs. J’ai tenté ailleurs de faire la lumière sur leur structure compliquée. A côté d’eux se rangent les spéculations philosophiques, puis enfin ce qu’on peut appeler les « constructions idéales » des hommes, idées d’une éventuelle perfection de l’individu, du peuple ou de l’humanité entière, ou exigences et aspirations qui s’élèvent en eux sur cette base. Le fait que ces créations de l’esprit, loin d’être indépendantes les unes des autres, s’enchevêtrent au contraire étroitement rend fort ardues leur formulation aussi bien que leur dérivation psychologique. Si nous admettons d’une manière très générale que le ressort de toute activité humaine soit le désir d’atteindre deux buts convergents, l’utile et l’agréable [6], il nous faut alors appliquer ce même principe aux manifestations culturelles dont il est ici question, bien que seules parmi elles les activités scientifique et artistique le mettent en évidence. Mais on ne saurait douter que les autres ne correspondent également à des besoins humains très forts, mais qui peut-être ne sont développés que chez une minorité seulement. Ne nous laissons pas non plus égarer par des jugements de valeur portés sur certains de ces idéals ou de ces systèmes religieux et philosophiques. Que l’on cherche à voir en eux la plus haute création de l’esprit humain, ou simplement de déplorables divagations, on est de toute façon obligé de reconnaître que leur existence, plus spécialement leur prédominance, indique un niveau élevé de culture.

Le dernier, mais certes non le moindre trait caractéristique d’une civilisation, apparaît dans la manière dont elle règle les rapports des hommes entre eux. Ces rapports, dits sociaux, concernent les êtres humains envisagés soit comme voisins les uns des autres, soit comme individus appliquant leurs forces à s’entraider, soit comme objets sexuels d’autres individus, soit comme membres d’une famille ou d’un État. Parvenus à ce point, il nous devient particulièrement difficile de discerner ce qu’on entend somme toute par le terme de « civilisé », sans pourtant nous laisser influencer par les exigences définies de l’un ou de l’autre idéal. Peut-être recourra-t-on d’abord à l’explication suivante : l’élément culturel serait donné par la première tentative de réglementation de ces rapports sociaux. Si pareille tentative faisait défaut, ceux-ci seraient alors soumis à l’arbitraire individuel, autrement dit à l’individu physiquement le plus fort qui les réglerait dans le sens de son propre intérêt et de ses pulsions instinctives. Et rien ne serait changé si ce plus fort trouvait plus fort que lui. La vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupement plus puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier. La puissance de cette communauté en tant que « Droit » s’oppose alors à celle de l’individu, flétrie du nom de force brutale. En opérant cette substitution de la puissance collective à la force individuelle, la civilisation fait un pas décisif. Son caractère essentiel réside en ceci que les membres de la communauté limitent leurs possibilités de plaisir alors que l’individu isolé ignorait toute restriction de ce genre. Ainsi donc la prochaine exigence culturelle est celle de la « justice », soit l’assurance que l’ordre légal désormais établi ne sera jamais violé au profit d’un seul. Nous ne nous prononcerons pas sur la valeur éthique d’un tel « Droit ». Poursuivant son évolution, la civilisation semble alors s’engager dans une voie où elle tend à ne plus faire du droit l’expression de la volonté d’une petite communauté - caste, classe ou nation -, celle-ci se comportant à son tour, à l’égard d’autres masses de même genre mais éventuellement plus nombreuses, comme un individu prêt à recourir à la force brutale. Le résultat final doit être l’édification d’un droit auquel tous - ou du moins tous les membres susceptibles d’adhérer à la communauté - aient contribué en sacrifiant leurs impulsions instinctives personnelles, et qui d’autre part ne laisse aucun d’eux devenir la victime de la force brutale, à l’exception de ceux qui n’y ont point adhéré.

La liberté individuelle n’est donc nullement un produit culturel. C’est avant toute civilisation qu’elle était la plus grande, mais aussi sans valeur le plus souvent, car l’individu n’était guère en état de la défendre. Le développement de la civilisation lui impose des restrictions, et la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne. Quand une communauté humaine sent s’agiter en elle une poussée de liberté, cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente, devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible avec lui. Mais cela peut être aussi l’effet de la persistance d’un reste de l’individualisme indompté et former alors la base de tendances hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige de ce fait contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre la civilisation.

Il ne paraît pas qu’on puisse amener l’homme par quelque moyen que ce soit à troquer sa nature contre celle d’un termite ; il sera toujours enclin à défendre son droit à la liberté individuelle contre la volonté de la masse. Un bon nombre de luttes au sein de l’humanité se livrent et se concentrent autour d’une tâche unique : trouver un équilibre approprié, donc de nature à assurer le bonheur de tous, entre ces revendications de l’individu et les exigences culturelles de la collectivité. Et c’est l’un des problèmes dont dépend le destin de l’humanité que de savoir si cet équilibre est réalisable au moyen d’une certaine forme de civilisation, ou bien si au contraire ce conflit est insoluble.

En demandant tout à l’heure au sens commun de nous indiquer les traits de la vie humaine méritant le nom de civilisés, nous avons abouti à une impression nette du tableau d’ensemble de la civilisation ; mais, certes, nous n’avons presque rien appris qui ne fût connu de tout le monde. En revanche, nous nous sommes gardés par là de tomber dans le préjugé selon lequel culture équivaudrait à progrès et tracerait à l’homme la voie de la perfection. Ici cependant s’impose à nous une conception propre à orienter différemment notre attention. Le développement de la civilisation nous apparaît comme un processus d’un genre particulier qui se déroule « au-dessus » de l’humanité, et dont pourtant maintes particularités nous donnent le sentiment de quelque chose qui nous serait familier. Ce processus, il nous est possible de le caractériser au moyen des modifications qu’il fait subir aux éléments fondamentaux bien connus que sont les instincts des hommes, instincts dont la satisfaction constitue cependant la grande tâche économique de notre vie.

Un certain nombre de ces instincts se consumeront de telle sorte qu’à leur place surgira quelque chose que nous nommerons chez l’individu une particularité du caractère. L’exemple le plus remarquable de ce mécanisme nous a été fourni par l’érotique anale de l’enfant. L’intérêt primitif attaché par lui à la fonction d’excrétion, à ses organes et à ses produits, se transforme au cours de la croissance en un groupe de qualités bien connues de nous : parcimonie, sens de l’ordre et goût de la propreté. Si elles sont en elles-mêmes de grande valeur et fort bienvenues, elles peuvent néanmoins en s’accentuant acquérir une prépondérance insolite et donner lieu alors à ce qu’on appelle le « caractère anal ». Nous ne savons pas comment cela se passe, mais aucun doute relatif à l’exactitude de cette conception ne subsiste [7]. Or, nous avons vu que l’ordre et la propreté font partie des requêtes essentielles de la civilisation, bien que leur nécessité vitale ne saute pas précisément aux yeux et soit même aussi peu évidente que leur aptitude à constituer des sources de plaisir. Ce point éclairci, la similitude existant entre le processus civilisateur et l’évolution de la libido chez l’individu devait nous frapper immédiatement. D’autres pulsions instinctives seront portées à modifier, en les déplaçant, les conditions nécessaires à leur satisfaction, et à leur assigner d’autres voies, ce qui dans la plupart des cas correspond à un mécanisme bien connu de nous : la sublimation (du but des pulsions), mais qui en d’autres cas se sépare de lui. La sublimation des instincts constitue l’un des traits les plus saillants du développement culturel ; c’est elle qui permet aux activités psychiques élevées, scientifiques, artistiques ou idéologiques, de jouer un rôle si important dans la vie des êtres civilisés. A première vue, on serait tenté d’y voir essentiellement la destinée même que la civilisation impose aux instincts. Mais on fera mieux d’y réfléchir plus longtemps. En troisième lieu, enfin, et ce point semble le plus important, il est impossible de ne pas se rendre compte en quelle large mesure l’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives, et à quel point elle postule précisément la non-satisfaction (répression, refoulement ou quelque autre mécanisme) de puissants instincts. Ce « renoncement culturel » [8] régit le vaste domaine des rapports sociaux entre humains ; et nous savons déjà qu’en lui réside la cause de l’hostilité contre laquelle toutes les civilisations ont à lutter.

Il imposera à notre investigation scientifique de lourdes tâches et nous aurons bien des points à élucider. Il n’est pas facile de concevoir comment on peut s’y prendre pour refuser satisfaction à un instinct. Cela ne va nullement sans danger ; si on ne compense pas ce refus d’une manière économique, il faut s’attendre à de graves désordres.

Si nous tenons cependant à savoir à quelle valeur peut prétendre notre conception du développement de la civilisation, considéré comme un processus particulier comparable à la maturation normale de l’individu, il devient évidemment nécessaire de nous attaquer à un autre problème et de nous demander tout d’abord à quelles influences ce dit développement doit son origine, comment il est né, et par quoi son cours fut déterminé.


[1Cf. FREUD, L’avenir d’une illusion, trad. par Marie BONAPARTE, Paris, 1932.

[2Dans le texte allemand : « Kultur ». (N.d.T.)

[3Des données analytiques incomplètes et d’interprétation incertaine, il est vrai, autorisent pourtant une hypothèse qui paraîtra extravagante touchant l’origine de ce haut fait humain. Les choses se seraient passées comme si l’homme primitif avait pris l’habitude, chaque fois qu’il se trouvait en présence du feu, de satisfaire à cette occasion un désir infantile : celui de l’éteindre par le jet de son urine. Quant à l’interprétation phallique originelle de la flamme s’élevant et s’étirant dans les airs, il ne peut subsister aucun doute, trop de légendes en font foi. L’extinction du feu par la miction - procédé auquel recourent encore ces tardifs enfants de géants que sont Gulliver à Lilliput et le Gargantua de Rabelais - répondait ainsi à une sorte d’acte sexuel avec un être masculin, à une manifestation agréable de puissance virile au cours d’une sorte de « joute » homosexuelle. Celui qui renonça le premier à cette joie et épargna le feu était alors à même de l’emporter avec lui et de le soumettre à son service. En étouffant le feu de sa propre excitation sexuelle, il avait domestiqué cette force naturelle qu’est la flamme. Ainsi, cette grande acquisition culturelle serait la récompense d’un renoncement à une pulsion. En second lieu la femme aurait été choisie comme gardienne du feu capté et conservé au foyer domestique pour la raison que sa constitution anatomique lui interdisait de céder à la tentation de l’éteindre. Il y a lieu de relever aussi le rapport si constant qui existe, comme l’expérience analytique en témoigne, entre l’ambition, le feu, et l’érotique urétrale.

[4Année où parut l’ouvrage. (N.d.T.)

[5Forêts pittoresques à l’entour de Vienne. (N.d.T.)

[6Dans le texte allemand : gain de plaisir. (N.d.T.)

[7Cf. « Caractère et érotique anale », 1908, FREUD, Oeuvres complètes, t. V, ainsi que les nouvelles et nombreuses contributions de E. Jones, entre autres, sur ce sujet.

[8Dans le texte, « Kulturversagung », c’est-à-dire plus exactement refus de la civilisation (à laisser l’individu satisfaire ces dits instincts). (N.d.T.)