Malaise dans la civilisation, VI -
VI
Aucun ouvrage ne m’a donné comme celui-ci l’impression aussi vive de dire ce que tout le monde sait, et d’user de papier et d’encre et, par suite, de mobiliser typographes et imprimeurs pour raconter des choses qui, à proprement parler, vont de soi. Aussi serais-je très heureux, et soulignerais-je volontiers le fait, s’il apparaissait que ces lignes dussent pourtant apporter quelque changement à la théorie psychanalytique des instincts en établissant l’existence d’un instinct agressif, spécial et autonome.
Mais il apparaîtra qu’il n’en va pas ainsi, qu’il s’agit uniquement de mieux saisir une orientation prise à vrai dire depuis longtemps, et d’en tirer de plus amples conséquences. Parmi toutes les notions lentement développées par la théorie analytique, la doctrine des instincts [1] est celle qui donna lieu aux tâtonnements les plus laborieux. Pourtant, elle était une partie si indispensable du tout qu’il fallait bien, dès l’abord, mettre n’importe quoi à sa place. Au début, alors que j’étais plongé dans la plus complète perplexité, la proposition du poète philosophe Schiller énonçant que « la faim et l’amour » règlent le fonctionnement des rouages de ce monde me fournit un premier point d’appui [2]. La faim pouvait être le représentant de ces pulsions qui veulent conserver l’individu, alors que l’amour tend vers les objets, et que sa fonction principale, favorisée de toute manière par la nature, consiste à conserver l’espèce. Dès l’abord, les « instincts du Moi » et les « instincts objectaux » entraient ainsi en opposition. Pour définir l’énergie de ces derniers, à l’exclusion de tout autre, j’introduisis le terme de libido. C’est ainsi que s’établit l’opposition, d’une part, entre les instincts de conservation du Moi et, d’autre part, les instincts libidinaux dirigés vers l’objet, ou pulsions d’amour au sens le plus large. L’une de ces pulsions objectales, la pulsion sadique, se mit en évidence par plusieurs traits saillants, de telle sorte que son but n’était nullement dicté par un amour imbu de tendresse ; qu’en outre, à beaucoup d’égards, elle se rattachait visiblement aux pulsions du Moi, et ne pouvait d’ailleurs dissimuler sa proche parenté avec les instincts de domination dénués d’intention libidinale. Néanmoins, on passa par-dessus ces discordances ; le sadisme appartenait notoirement à la vie sexuelle, le jeu de la cruauté pouvant remplacer celui de la tendresse. La névrose apparaissait comme l’issue d’un combat entre l’intérêt voué à la conservation de soi-même et les exigences de la libido, combat dont le Moi sortait victorieux, mais au prix de vives souffrances et de renoncements.
Chaque psychanalyste devra reconnaître qu’aujourd’hui encore tout cela n’a point l’allure d’une erreur corrigée depuis très longtemps. Mais dès l’instant où notre investigation, marquant en cela un progrès, passa du « refoulé » au « refoulant », des pulsions objectales au Moi, certaines modifications apparurent indispensables. A ce moment, l’introduction du concept du narcissisme devint décisive, ce terme s’appliquant à la découverte du fait que le « Moi » lui aussi est investi de libido, en serait même le lieu d’origine et dans une certaine mesure en demeurerait le quartier général. Cette libido narcissique peut se tourner vers les objets, passer ainsi à l’état de libido objectale, mais se retransformer ensuite en libido narcissique. Le concept du narcissisme rendit possible la conception analytique de la névrose traumatique, ainsi que de nombre d’affections voisines des psychoses ; il permit même de saisir psychanalytiquement ces dernières. Il n’y avait pas lieu de cesser d’interpréter les névroses de transfert comme des tentatives du Moi de se prémunir contre la sexualité. Cependant, le concept de libido était menacé. Puisque les instincts du Moi étaient eux aussi libidinaux, il parut un instant que la confusion complète entre libido et énergie instinctive en général devenait inévitable, comme auparavant G.-G. Jung l’avait déjà prétendu. Cela n’était pourtant pas satisfaisant ; on gardait malgré tout une arrière-pensée, comme si subsistait la certitude (sans qu’il fût possible encore d’en donner une raison) que les instincts pouvaient ne pas être tous de même nature. Le pas suivant, je le fis dans Au-delà du principe de plaisir (1920) [3], alors que l’automatisme de répétition et le caractère conservateur de la vie instinctive m’eurent frappé pour la première fois. Parti de certaines spéculations sur l’origine de la vie et certains parallèles biologiques, j’en tirai la conclusion qu’à côté de l’instinct qui tend à conserver la substance vivante et à l’agréger en unités toujours plus grandes [4], il devait en exister un autre qui lui fût opposé, tendant à dissoudre ces unités et à les ramener à leur état le plus primitif, c’est-à-dire à l’état anorganique. Donc, indépendamment de l’instinct érotique, existait un instinct de mort ; et leur action conjuguée ou antagoniste permettait d’expliquer les phénomènes de la vie. Mais alors, il n’était pas facile de démontrer l’activité de cet instinct de mort ainsi admis. Les manifestations de l’Éros étaient suffisamment évidentes et bruyantes. On pouvait admettre que l’instinct de mort travaillât silencieusement, dans l’intimité de l’être vivant, à la dissolution de celui-ci, mais cela ne constituait naturellement aucune preuve ; l’idée qu’une partie s’en tourne contre le monde extérieur et devient apparente sous forme de pulsion agressive et destructrice nous fit faire un pas de plus. Ainsi l’instinct de mort eût été contraint de se mettre au service de l’Éros ; l’individu anéantissait alors quelque chose d’extérieur à lui, vivant ou non, au lieu de sa propre personne. L’attitude inverse, c’est-à-dire l’arrêt de l’agression contre l’extérieur, devait renforcer la tendance à l’autodestruction, tendance sans cesse agissante de toutes façons. On pouvait, en même temps, déduire de ce mécanisme typique que les deux espèces d’instincts entraient rarement - peut-être jamais - en jeu isolément, mais qu’ils formaient entre eux des alliages divers au titre très variable, au point de devenir méconnaissables à nos yeux. Dans le sadisme, pulsion dès longtemps reconnue comme composante partielle de la sexualité, on aurait ce genre d’alliage, et tout spécialement riche, de la pulsion d’amour avec la pulsion de destruction ; de même que dans sa contrepartie, le masochisme, un alliage de cette tendance à la destruction, tournée vers l’intérieur, avec la sexualité. Ainsi, cette tendance autrement impossible à percevoir devient précisément sensible et frappante.
L’hypothèse de l’instinct de mort ou de destruction a rencontré de la résistance même au sein des milieux psychanalytiques. Je sais combien est répandue la tendance à attribuer de préférence tout ce qu’on découvre de dangereux et de haineux dans l’amour à une bipolarité originelle qui serait propre à sa nature. Au début, je n’avais défendu qu’à titre d’essai les conceptions ici développées ; mais, avec le temps, elles se sont imposées à moi avec une telle force que je ne puis plus penser autrement. Je veux dire que, du point de vue théorique, elles sont incomparablement plus fructueuses que n’importe quelles autres ; elles apportent, sans négliger ni forcer les faits, cette simplification vers laquelle nous tendons dans notre travail scientifique. Je reconnais que dans, le sadisme et le masochisme, nous avons toujours vu les manifestations, fortement teintées d’érotisme, de l’instinct de destruction tourné vers l’extérieur ou vers l’intérieur ; mais je ne comprends plus que nous puissions rester aveugles à l’ubiquité de l’agression et de la destruction non érotisées et négliger de leur accorder la place qu’elles méritent dans l’interprétation des phénomènes de la vie. (La soif de destruction, tournée au-dedans, se dérobe, il est vrai, en majeure partie à toute aperception lorsqu’elle n’est pas teintée d’érotisme.) Je me rappelle ma propre résistance à la conception d’un instinct de destruction quand elle se fit jour dans la littérature psychanalytique ; et combien j’y restai inaccessible. Le fait que d’autres aient manifesté cette même répugnance, et la manifestent encore, me surprend moins. Il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la « méchanceté », à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté. Dieu n’a-t-il pas fait l’homme à l’image de sa propre perfection ? Et nous n’aimons pas qu’on nous rappelle combien il est difficile de concilier - en dépit des affirmations solennelles de la « Science chrétienne » - l’indéniable existence du mal avec la toute-puissance et la souveraine bonté divines. Le Diable est encore le meilleur subterfuge pour disculper Dieu ; il remplirait là cette même mission de « soulagement économique » que le monde où règne l’idéal aryen fait remplir au juif. Mais là encore on peut tout aussi bien demander compte à Dieu de l’existence du Diable que de celle du mal qu’il incarne. Vu ces difficultés, il convient de conseiller à chacun de s’incliner très bas, et à bon escient, devant la nature profondément morale de l’homme ; cela l’aidera à gagner la faveur générale et il lui sera pour cela beaucoup pardonné [5].
Le terme de libido peut de nouveau s’appliquer aux manifestations énergétiques de l’Éros pour les distinguer de l’énergie de l’instinct de mort [6]. Il faut le reconnaître, nous n’en saisissons que plus difficilement ce dernier sous la seule forme pour ainsi dire d’un résidu, deviné derrière les manifestations érotiques, et qui nous échappe dès que son alliage avec elles ne le trahit plus. C’est dans le sadisme, où il détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec l’Éros. Mais lorsqu’il entre en scène sans propos sexuel, même dans l’accès le plus aveugle de rage destructrice, on ne peut méconnaître que son assouvissement s’accompagne là encore d’un plaisir narcissique extraordinairement prononcé, en tant qu’il montre au Moi ses vœux anciens de toute-puissance réalisés. Une fois modéré et dompté, et son but pour ainsi dire inhibé, l’instinct de destruction dirigé contre les objets doit permettre au Moi de satisfaire ses besoins vitaux et de maîtriser la nature. Comme, en fait, nous avons eu recours à des arguments théoriques pour admettre son existence, il nous faut concéder qu’elle n’est pas non plus complètement à l’abri d’objections théoriques ; en tout cas, elle nous paraît bien répondre au réel dans l’état actuel de nos connaissances. Les recherches et interprétations à venir apporteront à coup sûr la lumière décisive.
Dans tout ce qui va suivre, je m’en tiendrai donc à ce point de vue que l’agressivité constitue une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain, et je reviendrai sur ce fait que la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. Au cours de cette étude, l’intuition, un moment, s’est imposée à nous que la civilisation est un processus à part se déroulant au-dessus de l’humanité, et nous restons toujours sous l’empire de cette conception. Nous ajoutons maintenant que ce processus serait au service de l’Éros et voudrait, à ce titre, réunir des individus isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples ou des nations, en une vaste unité : l’humanité même. Pourquoi est-ce une nécessité ? Nous n’en savons rien ; ce serait justement l’œuvre de l’Éros. Ces masses humaines ont à s’unir libidinalement entre elles ; la nécessité à elle seule, les avantages du travail en commun ne leur donneraient pas la cohésion voulue. Mais la pulsion agressive naturelle aux hommes, l’hostilité d’un seul contre tous et de tous contre un seul s’opposent à ce programme de la civilisation. Cette pulsion agressive est la descendante et la représentation principale de l’instinct de mort que nous avons trouvé à l’œuvre à côté de l’Éros et qui se partage avec lui la domination du monde. Désormais la signification de l’évolution de la civilisation cesse à mon avis d’être obscure : elle doit nous montrer la lutte entre l’Éros et la mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction, telle qu’elle se déroule dans l’espèce humaine. Cette lutte est, somme toute, le contenu essentiel de la vie. C’est pourquoi il faut définir cette évolution par cette brève formule : le combat de l’espèce humaine pour la vie [7]. Et c’est cette lutte de géants que nos nourrices veulent apaiser en clamant « Eiapopeia du ciel ! » [8].