Malaise dans la civilisation, VII -

20 juin 2007

VII

Pourquoi donc nos frères les animaux ne nous donnent-ils le spectacle d’aucune lutte civilisatrice semblable ? Hélas, nous n’en savons rien. Il est fort probable que certains d’entre eux, les abeilles, les fourmis, les termites, ont lutté des milliers de siècles pour aboutir à ces institutions gouvernementales, à cette répartition des fonctions, à cette limitation de la liberté individuelle que nous admirons aujourd’hui chez eux. Mais notre sentiment intime qu’en aucune de ces républiques d’animaux, en aucun des rôles respectifs départis à leurs sujets, nous ne nous estimerions heureux est un signe caractéristique de notre état actuel. Il se peut que d’autres espèces animales aient trouvé entre les influences du milieu et les instincts en lutte dans leur sein un équilibre temporaire, et qu’ainsi leur développement soit entré dans une période calme. Il est possible que chez l’homme primitif une nouvelle poussée de la libido ait allumé une nouvelle contre-poussée de la pulsion destructrice. Que de questions, ici, à se poser, auxquelles il n’est pas encore de réponse !

Un autre problème nous touche de plus près : à quels moyens recourt la civilisation pour inhiber l’agression, pour rendre inoffensif cet adversaire et peut-être l’éliminer ? Nous avons déjà repéré quelques-unes de ces méthodes mais nous ne connaissons pas encore la plus importante apparemment.

Nous pouvons l’étudier dans l’histoire du développement de l’individu. Que se passe-t-il en lui qui rende inoffensif son désir d’agression ? Une chose bien singulière. Nous ne l’aurions pas devinée et pourtant point n’est besoin de chercher loin pour la découvrir. L’agression est « introjectée », intériorisée, mais aussi, à vrai dire, renvoyée au point même d’où elle était partie : en d’autres termes, retournée contre le propre Moi. Là, elle sera reprise par une partie de ce Moi, laquelle, en tant que « Surmoi », se mettra en opposition avec l’autre partie. Alors, en qualité de « conscience morale », elle manifestera à l’égard du Moi la même agressivité rigoureuse que le Moi eût aimé satisfaire contre des individus étrangers. La tension née entre le Surmoi sévère et le Moi qu’il s’est soumis, nous l’appelons « sentiment conscient de culpabilité » ; et elle se manifeste sous forme de « besoin de punition ». La civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant surveiller par l’entremise d’une instance en lui-même, telle une garnison placée dans une ville conquise.

L’analyste se fait de la genèse du sentiment de culpabilité une opinion différente de celle qu’en ont, par ailleurs, les psychologues ; mais lui non plus ne peut aisément rendre compte de cette genèse. Tout d’abord, si l’on se demande comment on arrive à éprouver ce sentiment, on reçoit une réponse impossible à réfuter : on a conscience d’être coupable (les gens religieux disent : d’avoir péché) si l’on a commis quelque chose qu’on reconnaît être « mal ». On remarque alors combien l’apport de cette réponse est maigre. Peut-être, après quelque hésitation, ajoutera-t-on : celui-là aussi qui n’a pas commis le mal, mais reconnaît en avoir eu simplement l’intention, peut se tenir pour coupable. Nous poserons alors cette question - pourquoi, en ce cas, considère-t-on l’intention et l’exécution comme équivalentes ? Les deux cas présupposent qu’on a déjà condamné le mal et jugé que sa réalisation devait être exclue. Comment en arrive-t-on à cette décision ? Nous sommes en droit d’écarter le principe d’une faculté originelle, et pour ainsi dire naturelle, de distinguer le bien du mal. Souvent, le mal ne consiste nullement en ce qui est nuisible et dangereux pour le Moi, mais au contraire en ce qui lui est souhaitable et lui procure un plaisir. Là donc se manifeste une influence étrangère, qui décrète ce qu’on doit appeler le bien et le mal. Comme l’homme n’a pas été orienté vers cette discrimination par son propre sentiment, il lui faut, pour se soumettre à cette influence étrangère, une raison. Elle est facile à découvrir dans sa détresse et sa dépendance absolue d’autrui, et l’on ne saurait mieux la définir qu’angoisse devant le retrait d’amour. S’il lui arrive de perdre l’amour de la personne dont il dépend, il perd du même coup sa protection contre toutes sortes de dangers, et le principal auquel il s’expose est que cette personne toute-puissante lui démontre sa supériorité sous forme de châtiment. Aussi le mal est-il originellement ce pourquoi on est menacé d’être privé d’amour ; et c’est par peur d’encourir cette privation qu’on doit éviter de le commettre. Ainsi donc fort peu importe qu’on l’ait commis ou qu’on ait eu seulement l’intention de le commettre ; dans un cas comme dans l’autre, le danger ne surgit que dès l’instant où l’autorité découvre la chose, et dans les deux cas elle se comporterait semblablement.

On nomme cet état « mauvaise conscience », mais à proprement parler il ne mérite pas ce nom, car à ce stade le sentiment de culpabilité n’est évidemment qu’angoisse devant la perte de l’amour, qu’angoisse « sociale ». Chez le petit enfant il ne peut jamais être autre chose ; mais chez beaucoup d’adultes il ne change guère, hormis le fait que la grande société humaine prendra la place du père ou des deux parents. Aussi, ces adultes ne se permettent, en règle générale, de commettre le mal susceptible de leur procurer un plaisir que s’ils sont certains que l’autorité n’en saura rien ou ne pourra rien leur faire ; seule la crainte d’être découverts détermine leur angoisse [1]. La société actuelle doit somme toute tenir compte de cet état de choses.

Un grand changement intervient dès le moment où l’autorité est intériorisée, en vertu de l’instauration d’un Surmoi. Alors les phénomènes de conscience (morale) se trouvent élevés à un autre niveau, et l’on ne devrait parler de conscience et de sentiment de culpabilité qu’une fois ce changement opéré [2]. Dès lors l’angoisse d’être découvert tombe aussi, et la différence entre faire le mal et vouloir le mal s’efface totalement, car rien ne peut rester caché au Surmoi, pas même des pensées. Toutefois la gravité réelle de la situation a disparu du fait que l’autorité nouvelle, le Surmoi, n’a aucune raison, croyons-nous, de maltraiter le Moi auquel il est intimement lié. Mais l’influence de sa genèse dont le mode permet au passé, et au dépassé, de survivre en lui se manifeste en ceci qu’au fond tout est resté comme avant, dans l’état primitif Le Surmoi tourmente le Moi pécheur au moyen des mêmes sensations d’angoisse et guette les occasions de le faire punir par le monde extérieur.

A ce second stade du développement, la conscience (morale) présente une particularité qui était encore étrangère au premier, et qu’il n’est pas plus facile d’expliquer. Elle s’y comporte en effet avec d’autant plus de sévérité, et manifeste une méfiance d’autant plus grande, que le sujet est plus vertueux ; si bien qu’en fin de compte ceux-là s’accuseront d’être les plus grands pécheurs qu’elle aura fait avancer le plus loin dans la voie de la sainteté. En quoi la vertu se voit frustrée d’une part des récompenses qui lui sont promises, car le Moi docile et ascétique ne jouit pas de la confiance de son mentor et s’efforce en vain, semble-t-il, de l’obtenir. Mais ici on nous fera volontiers l’objection suivante : ces difficultés, ne les créeriez-vous point par trop artificiellement ? En effet, une conscience plus exigeante et plus vigilante serait justement le trait caractéristique de l’homme moral, et si les saints se donnent pour pécheurs, ils ne le font point sans raison, si l’on considère les tentations, auxquelles ils sont en une si large mesure exposés, de satisfaire leurs pulsions instinctives. Car les tentations, on le sait, ne font que croître dans le renoncement continuel, alors qu’elles se relâchent, pour un temps au moins, si on leur cède à l’occasion. Un autre fait, relevant de ce domaine de l’éthique si riche en problèmes, est que l’adversité, c’est-à-dire le « refus » du monde extérieur, élève à un tel degré dans le Surmoi la puissance de la conscience morale : tant que le sort sourit à l’homme, elle demeure indulgente et passe au Moi bien des choses ; mais qu’un malheur l’assaille, il rentre alors en lui-même, reconnaît ses péchés, raffermit les exigences de sa conscience, s’impose des privations et se punit en s’infligeant des pénitences [3]. Des peuples entiers se sont comportés tout à fait de la même manière et se comportent toujours ainsi. Et cela s’explique aisément si l’on remonte au stade infantile primitif de la conscience, lequel n’est donc pas abandonné après l’introjection de l’autorité dans le Surmoi, mais persiste au contraire à côté et en arrière de celle-ci. Le sort est considéré comme un substitut de l’instance parentale ; si le malheur nous frappe, cela signifie qu’on a cessé d’être aimé par cette autorité toute-puissante. Ainsi menacé de ce retrait d’amour, on se soumet derechef aux parents représentés par le Surmoi, alors que dans le bonheur on les négligeait. Ceci devient particulièrement clair quand on ne voit dans le sort, au sens religieux strict, que l’expression de la volonté divine. Le peuple d’Israël s’était considéré comme l’enfant préféré de Dieu, et lorsque le Père tout-puissant fit fondre malheurs sur malheurs sur son peuple élu, ce dernier ne mit pourtant nullement en doute cette préférence, comme il ne douta pas un instant de la puissance et de la justice divines. Mais il engendra d’autre part les prophètes, lesquels lui reprochaient sans cesse ses péchés ; et il tira de son sentiment de culpabilité les règles excessivement rigoureuses de sa religion de prêtres. Remarquons, car le fait est curieux, combien différemment se comporte le primitif ! Quand un malheur l’a frappé, il ne prend pas la faute sur lui ; il la met au contraire sur le compte du fétiche, lequel évidemment n’a pas rempli ses devoirs ; puis il le roue de coups au lieu de se punir lui-même.

Nous connaissons ainsi deux origines au sentiment de culpabilité : l’une est l’angoisse devant l’autorité, l’autre, postérieure, est l’angoisse devant le Surmoi. La première contraint l’homme à renoncer à satisfaire ses pulsions. La seconde, étant donné l’impossibilité de cacher au Surmoi la persistance des désirs défendus, pousse en outre le sujet à se punir. Nous avons vu aussi comment on peut comprendre la sévérité du Surmoi, c’est-à-dire les ordres de la conscience. Elle prolonge tout simplement la sévérité de l’autorité extérieure, qu’elle a relevée de ses fonctions et remplacée en partie. Nous discernons maintenant le rapport existant entre le « renoncement aux pulsions » et le sentiment de culpabilité. A l’origine, le renoncement est bien la conséquence de l’angoisse inspirée par l’autorité externe ; on renonce à des satisfactions pour ne pas perdre son amour. Ceci une fois accompli, on est pour ainsi dire quitte envers elle ; il ne devrait alors subsister aucun sentiment de culpabilité. Mais il en va autrement de l’angoisse devant le Surmoi. Dans ce cas, le renoncement n’apporte pas un secours suffisant, car le désir persiste et ne peut être dissimulé au Surmoi. Un sentiment de faute réussira par conséquent à naître en dépit du renoncement accompli ; et ceci constitue un grave inconvénient économique de l’entrée en jeu du Surmoi, ou, comme on peut dire aussi, du mode de formation de la conscience morale. Dès lors, le renoncement aux pulsions n’exerce plus aucune action pleinement libératrice, l’abstinence n’est plus récompensée par l’assurance de conserver l’amour, et l’on a échangé un malheur extérieur menaçant - perte de l’amour de l’autorité extérieure et punition de sa part - contre un malheur intérieur continuel, à savoir cet état de tension propre au sentiment de culpabilité.

Ces relations sont si compliquées et si importantes aussi que, malgré les dangers de toute répétition, je voudrais les reprendre d’un autre point de vue. Leur succession dans le temps serait donc la suivante : tout d’abord, renoncement à la pulsion, consécutif à l’angoisse devant l’agression de l’autorité extérieure - angoisse qui repose au fond sur la peur de perdre l’amour, car l’amour protège contre cette agression que constitue la punition ; ensuite, instauration de l’autorité intérieure, renoncement consécutif à l’angoisse devant cette dernière, angoisse morale. Dans le second cas, équation de la mauvaise action et de la mauvaise intention, d’où sentiment de culpabilité et besoin de punition. L’agression par la conscience perpétue l’agression par l’autorité. Jusqu’ici la clarté obtenue est réelle, mais comment faire rentrer dans ce tableau le renforcement de la conscience morale par le malheur (ce renoncement imposé du dehors), ou la rigueur si extraordinaire de celle-ci chez l’être le meilleur et le plus docile ?

Nous avons déjà expliqué ces deux particularités morales, mais vraisemblablement l’impression demeure que ces explications n’ont pas projeté sur elles une lumière complète, ont laissé dans l’ombre certains faits fondamentaux. C’est le lieu d’introduire enfin une conception entièrement propre à la psychanalyse, et totalement étrangère à la pensée humaine traditionnelle. Elle est de nature à nous faire comprendre pourquoi ce sujet devait nous paraître si embrouillé et si opaque, car elle revient à dire : à l’origine la conscience (ou plus exactement l’angoisse qui deviendra plus tard la conscience) est en fait la cause du renoncement à la pulsion, mais ultérieurement la relation se renverse. Tout renoncement pulsionnel devient alors une source d’énergie pour la conscience, puis tout nouveau renoncement intensifie à son tour la sévérité et l’intolérance de celle-ci ; et si nous pouvions mieux accorder ces notions avec l’histoire du développement de la conscience, tel que nous le connaissons déjà, nous serions tentés de nous rallier à la thèse paradoxale suivante : la conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions. Ou bien : ce dernier, à nous imposé du dehors, engendre la conscience, laquelle exige alors de nouveaux renoncements.

Somme toute, la contradiction entre cette thèse et notre précédente proposition sur la genèse de la conscience n’est pas très prononcée, et nous voyons un moyen de la réduire encore. Afin de faciliter cet exposé, prenons l’exemple de l’instinct d’agression, et admettons un instant qu’il s’agisse toujours en l’occurrence d’un renoncement à l’agression. Il faut naturellement considérer cette supposition comme provisoire. L’action exercée sur la conscience par ce renoncement est telle que toute fraction d’agressivité que nous nous abstenons de satisfaire est reprise par le Surmoi et accentue sa propre agressivité (contre le Moi). Cette proposition ne s’accorde pas bien avec cette autre énonçant que l’agressivité initiale de la conscience est une survivance de la sévérité de l’autorité extérieure, et donc qu’elle n’a rien de commun avec le phénomène du renoncement. Mais on peut supprimer cette antinomie en faisant dériver d’une autre source cette première armature agressive du Surmoi, en admettant qu’une agressivité considérable a dû se développer chez l’enfant contre l’autorité qui lui défendait les premières, mais aussi les plus importantes, satisfactions ; peu importe d’ailleurs le genre de pulsions auxquelles cette autorité défendait expressément de donner libre cours. Force était à l’enfant de renoncer à satisfaire cette agressivité vindicative. C’est pour s’aider à triompher d’une situation si difficile au point de vue économique qu’il recourt aux mécanismes connus de l’identification, qu’il prend ou instaure en lui cette autorité intangible, laquelle devient alors le Surmoi. Celui-ci s’approprie alors toute l’agressivité qu’on eût préféré en tant qu’enfant pouvoir exercer contre l’autorité elle-même. Quant au Moi de l’enfant, il doit s’accommoder du triste rôle de l’autorité ainsi dégradée - du père. Comme il arrive si souvent, la situation est renversée : « Si j’étais le papa et toi l’enfant, comme je te maltraiterais ! » La relation entre Surmoi et Moi est la reproduction, mais renversée par ce désir, de relations ayant réellement existé jadis entre le Moi encore indivis et un objet extérieur. Et ceci est bien typique. La différence essentielle cependant réside en ce que la rigueur originelle du Surmoi n’est point, ou n’est pas tellement, celle qu’on a éprouvée de sa part, et qu’on lui attribuait en propre, mais bien notre propre agressivité tournée contre ce Surmoi. Si cette vue est conforme aux faits, on est réellement en droit de prétendre que la conscience à l’origine provient de la répression d’une agression, et qu’elle se trouve ensuite renforcée par de nouvelles répressions semblables.

Mais alors, à laquelle de ces deux conceptions donner raison ? A l’ancienne qui, du point de vue génétique, nous paraissait inattaquable, ou à la nouvelle qui parfait si opportunément la théorie ? Évidemment, toutes les deux sont justifiées, ce dont témoigne aussi l’observation directe ; elles ne s’opposent pas l’une à l’autre, se rejoignent même en un point, car l’agressivité vengeresse de l’enfant prendra aussi pour mesure l’agression punitive à laquelle il s’attend de la part du père. L’expérience toutefois nous enseigne que la sévérité du Surmoi qu’élabore un enfant ne reflète nullement la sévérité des traitements qu’il a subis [4]. La première semble indépendante de la seconde, un enfant élevé avec une très grande douceur pouvant élaborer une conscience morale extrêmement rigoureuse. Il serait faux pourtant de vouloir exagérer cette indépendance, car il n’est jamais difficile de se convaincre que la rigueur de l’éducation exerce également une forte influence sur la formation du Surmoi infantile. Nous en arrivons à la conclusion que des facteurs constitutionnels innés et des influences du milieu, de l’ambiance réelle, concourent à cette formation et à la naissance de la conscience. Ce fait n’a rien d’étrange ; il constitue au contraire la condition étiologique générale de tous les processus de cet ordre [5].

On peut dire en outre que si l’enfant riposte par une agressivité intense et une sévérité correspondante du Surmoi aux premières grandes privations instinctuelles, il reproduit en cela une réaction de nature phylogénétique. Sa réaction en effet n’est plus justifiée par les circonstances actuelles, comme elle l’était en revanche aux temps préhistoriques où il avait affaire à un père certainement terrible à qui on avait tout lieu d’attribuer une agressivité extrême. Les divergences entre les deux conceptions de la genèse de la conscience s’atténuent donc davantage encore si de l’histoire du développement de l’individu on passe à celle du développement de l’espèce. Mais ici surgit une nouvelle et importante différence entre ces deux processus. Nous ne pouvons pas abandonner notre conception de l’origine du sentiment de culpabilité issu du complexe d’Oedipe et acquis lors du meurtre du père par les frères ligués contre lui. L’agression ne fut pas alors réprimée, mais bel et bien réalisée - cette même agression dont la répression chez l’enfant doit être la source du sentiment de faute. Aussi ne serais-je pas surpris qu’un lecteur irrité s’écriât ici : « Alors il est tout à fait indifférent d’assassiner son père ou non ; de toute façon on « attrapera » un sentiment de culpabilité ! On peut se permettre d’en douter quelque peu. Ou il est faux que ce sentiment résulte de l’agression réprimée, ou toute cette histoire de meurtre du père est un roman, et les fils des hommes primitifs n’ont pas plus souvent assassiné leurs pères que les fils actuels n’ont coutume de le faire. Du reste, si ce n’est pas un roman, mais un fait historique plausible, nous aurions alors un cas où serait arrivé ce à quoi tout le monde s’attend, c’est-à-dire où l’on se sent coupable parce qu’on a réellement commis une chose dont on ne peut se justifier. Et pour ce cas-là, qui se produit d’ailleurs tous les jours, la psychanalyse nous doit encore une explication. »

Voilà qui est certain, et la question mérite d’être reprise. Au demeurant, le mystère qui subsiste n’est pas si grand. Si l’on éprouve un sentiment de culpabilité après avoir fait le mal et parce qu’on l’a fait, il conviendrait de l’appeler plutôt remords. Il se rapporte uniquement à un acte coupable et présuppose bien entendu une conscience, une prédisposition à se sentir fautif, préexistante à l’accomplissement de cet acte. Pareil remords ne nous sera donc jamais d’aucun secours pour retrouver l’origine de la conscience et du sentiment de culpabilité en général. Dans ces cas quotidiens, il arrive ordinairement qu’un besoin de nature pulsionnelle réussit à se satisfaire malgré la conscience, dont la puissance aussi a ses limites, et que, grâce à l’affaiblissement naturel du besoin qu’entraîne son assouvissement, le rapport initial des forces en présence se trouve rétabli. La psychanalyse fait donc bien d’écarter de ce débat le cas du sentiment de culpabilité issu du remords, si fréquent qu’il soit et si grande qu’en puisse être l’importance pratique.

Cependant, si le sentiment humain de culpabilité remonte au meurtre du père primitif, c’était bien là un cas de « remords » ; et alors cette antériorité, sur l’acte en question, de la conscience et dudit sentiment ne saurait avoir existé. Quelle fut alors l’origine du remords ? A coup sûr, ce cas doit nous livrer le secret du sentiment de culpabilité et mettre fin à notre embarras. C’est d’ailleurs bien à mon avis ce qui en résulte. Ce remords était le résultat de la toute primitive ambivalence des sentiments à l’égard du père : les fils le haïssaient, mais ils l’aimaient aussi. Une fois la haine assouvie par l’agression, l’amour réapparut dans le remords attaché au crime, engendra le Surmoi par identification avec le père, lui délégua le droit et le pouvoir que détenait celui-ci de punir en quelque sorte l’acte d’agression accompli sur sa personne, et enfin dressa les restrictions destinées à en empêcher le retour. Et comme l’agressivité contre le père se rallumait toujours au sein des générations suivantes, le sentiment de culpabilité lui aussi se maintint et se renforça par le transfert au Surmoi de l’énergie propre de chaque nouvelle agression réprimée. Nous voici maintenant, je pense, parvenus à une clarté parfaite sur deux points : la participation de l’amour à la naissance de la conscience, et l’inévitabilité fatale du sentiment de culpabilité. Il est donc exact que le fait de tuer le père, ou de s’en abstenir, n’est pas décisif ; on doit nécessairement se sentir coupable dans les deux cas, car ce sentiment est l’expression du conflit d’ambivalence, de la lutte éternelle entre l’Éros et l’instinct de destruction ou de mort. Ce conflit s’alluma dès l’instant où s’imposa aux hommes la tâche de vivre en commun. Tant que cette communauté connaît uniquement la forme familiale, il se manifeste nécessairement dans le complexe d’Œdipe, institue la conscience et engendre le premier sentiment de culpabilité. Lorsque cette communauté tend à s’élargir, ce même conflit persiste en revêtant des formes dépendantes du passé, s’intensifie et entraîne une accentuation de ce premier sentiment. Comme la civilisation obéit à une poussée érotique interne visant à unir les hommes en une masse maintenue par des liens serrés, elle ne peut y parvenir que par un seul moyen, en renforçant toujours davantage le sentiment de culpabilité. Ce qui commença par le père s’achève par la masse. Si la civilisation est la voie indispensable pour évoluer de la famille à l’humanité, ce renforcement est alors indissolublement lié à son cours, en tant que conséquence du conflit d’ambivalence avec lequel nous naissons, et de l’éternelle querelle entre l’amour et le désir de mort. Et peut-être, un jour, grâce à la civilisation, cette tension du sentiment de culpabilité atteindra-t-elle un niveau si élevé que l’individu le trouvera difficile à supporter. On songe ici à l’imprécation saisissante du grand poète contre les « puissances célestes » :

Vous nous introduisez dans la vie ;
Vous infligez au malheureux la culpabilité
Puis vous l’abandonnez à la peine,
Car toute faute s’expie ici-bas
 [6].

Et il est bien permis de pousser un soupir quand on s’aperçoit qu’il est ainsi donné à certains hommes de faire surgir, véritablement, sans aucune peine, les connaissances les plus profondes du tourbillon de leurs propres sentiments, alors que nous autres, pour y parvenir, devons nous frayer la voie en tâtonnant sans relâche au milieu de la plus cruelle incertitude.



[1Se rappeler le fameux Mandarin de Rousseau.

[2Que, dans cet exposé sommaire, se trouvent rigoureusement isolés des phénomènes qui en réalité s’accomplissent en prenant des formes intermédiaires successives et qu’il ne s’agisse pas seulement de l’existence du Surmoi, mais aussi de sa force relative et de sa sphère d’influence, tout esprit averti le comprendra et en tiendra compte. Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent de la conscience morale et de la culpabilité est bien connu et à peu près incontesté.

[3C’est de ce renforcement de la morale par l’adversité que traite Marc Twain dans une savoureuse petite histoire intitulée : The first melon I ever stole (ce premier melon par hasard n’est pas mûr). Il me fut donné d’entendre Marc Twain lui-même raconter cette historiette. Après en avoir énoncé le titre, il s’interrompit et comme en proie à un doute se demanda : Was it the first ? C’était tout dire !

[4Comme Melanie Klein et d’autres auteurs anglais l’ont relevé avec justesse.

[5Dans son ouvrage intitulé Psychanalyse de la personnalité totale (1927), Fr. ALEXANDER a très justement mis en évidence les deux types principaux des méthodes pédagogiques pathogènes : la sévérité excessive et la tendance à gâter l’enfant. Son étude confirme celle d’AICHHORN sur L’Enfance abandonnée. Un père « exagérément faible et indulgent à donnera occasion à l’enfant de se constituer un Surmoi excessivement sévère, parce qu’un tel enfant, sous l’impression de l’amour dont il est l’objet, n’a d’autre issue que de retourner son agression vers l’intérieur. Chez l’enfant abandonné, élevé sans amour, la tension entre le Moi et le Surmoi tombe, et toute son agression peut se tourner contre l’extérieur. Si donc on fait abstraction d’un facteur constitutionnel conjectural, on est alors en droit d’énoncer que la sévérité de la conscience provient de l’action conjuguée de deux influences vitales : en premier lieu de la privation de satisfactions instinctuelles, laquelle déchaîne l’agressivité ; et en second lieu de l’expérience de l’amour, laquelle fait retourner cette agression à l’intérieur et la transfère au Surmoi.

[6GOETHE, Les chants du joueur de harpe, dans Wilhelm Meister.

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