Malaise dans la civilisation, V -

20 juin 2007

V

La pratique de la psychanalyse nous a enseigné que ces privations sexuelles ne sont précisément pas supportées par les gens appelés névropathes. Ceux-ci se procurent dans leurs symptômes des satisfactions substitutives qui, ou bien les font souffrir par elles-mêmes, ou bien deviennent source de souffrance en leur préparant des difficultés avec le milieu ou la société. Ce dernier cas est facile à comprendre, alors que le premier nous propose une nouvelle énigme. Or la civilisation, en plus des sacrifices sexuels, en exige encore d’autres.

C’est concevoir le laborieux développement de la civilisation comme une difficulté évolutive d’ordre général, que de le ramener, comme nous l’avons fait, à une manifestation de l’inertie de la libido et à la répugnance de celle-ci à abandonner une position ancienne pour une nouvelle. Nous en restons à peu près au même point en faisant découler l’opposition entre la civilisation et la sexualité du fait que l’amour sexuel est une relation à deux, où un tiers ne saurait qu’être superflu ou jouer le rôle de trouble-fête, alors que la civilisation implique nécessairement des relations entre un grand nombre d’êtres. Au plus fort de l’amour, il ne subsiste aucun intérêt pour le monde ambiant : les amoureux se suffisent l’un à l’autre, n’ont même pas besoin d’un enfant commun pour être heureux. En aucun cas, l’Éros ne trahit mieux l’essence de sa nature, son dessein de faire un seul être de plusieurs ; mais quand il y a réussi en rendant deux êtres amoureux l’un de l’autre, cela lui suffit et, comme le proverbe en fait foi, il s’en tient là.

Jusqu’ici, nous pouvons fort bien imaginer une communauté civilisée qui serait composée de tels « individus doubles », lesquels rassasiant en eux-mêmes leur libido, seraient unis entre eux par le lien du travail et d’intérêts communs. En pareil cas, la civilisation n’aurait plus lieu de soustraire à la sexualité une somme d’énergie quelconque. Mais un état aussi souhaitable n’existe pas et n’a jamais existé ; la réalité nous montre que la civilisation ne se contente point des seuls modes d’union que nous lui avons attribués jusqu’ici, mais qu’elle veut, en outre, unir entre eux les membres de la société par un lien libidinal ; que, dans ce but, elle s’efforce par tous les moyens de susciter entre eux de fortes identifications et de favoriser toutes les voies susceptibles d’y conduire ; qu’elle mobilise enfin la plus grande quantité possible de libido inhibée quant au but sexuel, afin de renforcer le lien social par des relations amicales. Pour réaliser ces desseins, la restriction de la vie sexuelle est indispensable. Mais nous ne voyons absolument pas quelle nécessité entraîne la civilisation dans cette voie et fonde son opposition à la sexualité. Il doit y avoir là un facteur de trouble que nous n’avons pas encore découvert.

Or, parmi les exigences idéales de la société civilisée, il en est une qui peut, ici, nous mettre sur la voie. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », nous dit-elle. Célèbre dans le monde entier, cette maxime est plus vieille à coup sûr que le christianisme, qui s’en est pourtant emparé comme du décret dont il avait lieu de s’estimer le plus fier. Mais elle n’est certainement pas très ancienne. A des époques déjà historiques, elle était encore étrangère aux hommes. Mais adoptons à son égard une attitude naïve comme si nous l’entendions pour la première fois ; nous ne pouvons alors nous défendre d’un sentiment de surprise devant son étrangeté. Pourquoi serait-ce là notre devoir ? Quel secours y trouverions nous ? Et surtout, comment arriver à l’accomplir ? Comment cela nous serait-il possible ? Mon amour est à mon regard chose infiniment précieuse que je n’ai pas le droit de gaspiller sans en rendre compte. Il m’impose des devoirs que je dois pouvoir m’acquitter au prix de sacrifices. Si j’aime un autre être, il doit le mériter à un titre quelconque. (J’écarte ici deux relations qui n’entrent pas en ligne de compte dans l’amour pour son prochain : l’une fondée sur les services qu’il peut me rendre, l’autre sur son importance possible en tant qu’objet sexuel.) Il mérite mon amour lorsque par des aspects importants il me ressemble à tel point que je puisse en lui m’aimer moi-même. Il le mérite s’il est tellement plus parfait que moi qu’il m’offre la possibilité d’aimer en lui mon propre idéal ; je dois l’aimer s’il est le fils de mon ami, car la douleur d’un ami, s’il arrivait malheur à son fils, serait aussi la mienne ; je devrais la partager. En revanche, s’il m’est inconnu, s’il ne m’attire par aucune qualité personnelle et n’a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m’est bien difficile d’avoir pour lui de l’affection. Ce faisant, je commettrais même une injustice, car tous les miens apprécient mon amour pour eux comme une préférence ; il serait injuste à leur égard d’accorder à un étranger la même faveur. Or, s’il doit partager les tendres sentiments que j’éprouve sensément pour l’univers tout entier, et cela uniquement parce que tel l’insecte, le ver de terre ou la couleuvre, il vit sur cette terre, j’ai grand-peur que seule une part infime d’amour émane de mon cœur vers lui, et à coup sûr de ne pouvoir lui en accorder autant que la raison m’autorise à en retenir pour moi-même. A quoi bon cette entrée en scène si solennelle d’un précepte que, raisonnablement, on ne saurait conseiller à personne de suivre ?

En y regardant de plus près, j’aperçois plus de difficultés encore. Non seulement cet étranger n’est en général pas digne d’amour, mais, pour être sincère, je dois reconnaître qu’il a plus souvent droit à mon hostilité et même à ma haine. Il ne paraît pas avoir pour moi la moindre affection ; il ne me témoigne pas le moindre égard. Quand cela lui est utile, il n’hésite pas à me nuire ; il ne se demande même pas si l’importance de son profit correspond à la grandeur du tort qu’il me cause. Pis encore : même sans profit, pourvu qu’il y trouve un plaisir quelconque, il ne se fait aucun scrupule de me railler, de m’offenser, de me calomnier, ne fût-ce que pour se prévaloir de la puissance dont il dispose contre moi. Et je peux m’attendre à ce comportement vis-à-vis de moi d’autant plus sûrement qu’il se sent plus sûr de lui et me considère comme plus faible et sans défense. S’il se comporte autrement, s’il a pour moi, sans me connaître, du respect et des ménagements, je suis alors tout prêt à lui rendre la pareille sans l’intervention d’aucun précepte. Certes, si ce sublime commandement était ainsi formulé : « Aime ton prochain comme il t’aime lui-même », je n’aurais alors rien à redire. Mais il est un second commandement qui me paraît plus inconcevable et déchaîne en moi une révolte plus vive encore. « Aime tes ennemis », nous dit-il. Mais, à la réflexion, j’ai tort de le récuser ainsi comme impliquant une prétention encore plus inadmissible que le premier. Au fond, il revient au même [1].

Ici, je crois entendre s’élever une voix sublime : « C’est justement, me rappelle-t-elle, parce que ton prochain est indigne d’être aimé et qu’il est bien plutôt ton ennemi, que tu dois l’aimer comme toi-même. » Il s’agit là, je le comprends maintenant, d’un cas analogue au Credo quia absurdum.

Il est maintenant très vraisemblable, si on lui enjoint de m’aimer comme lui-même, que mon prochain réponde exactement comme moi et me répudie pour les mêmes raisons. Aura-t-il à cela le même droit, ses motifs seront-ils aussi objectifs que les miens ? J’espère que non ; mais, même dans ce cas, il tiendra un raisonnement identique au mien. Toujours est-il qu’il existe dans la conduite des hommes des différences que, sans tenir compte ou en se plaçant au-dessus des conditions dont elles dépendent, l’éthique ramène à deux catégories : celle du « bien » et celle du « mal ». Elles sont irrécusables ; mais tant qu’elles ne seront point supprimées, l’obéissance aux lois éthiques supérieures conservera la signification d’un préjudice porté à la civilisation, car cette obéissance encourage directement la méchanceté. On ne peut s’empêcher, ici, d’évoquer l’incident survenu à la Chambre française lors d’un débat sur la peine de mort. Un partisan de son abolition y souleva par un discours enflammé un tonnerre d’applaudissements qu’une voix surgie du fond de la salle interrompit en s’écriant : Que messieurs les assassins commencent ! [2].

La part de vérité que dissimule tout cela et qu’on nie volontiers se résume ainsi : l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. Quiconque évoquera dans sa mémoire les horreurs des grandes migrations des peuples, ou de l’invasion des Huns ; celles commises par les fameux Mongols de Gengis Khan ou de Tamerlan, ou celles que déclencha la prise de Jérusalem par les pieux croisés, sans oublier enfin celles de la dernière guerre mondiale, devra s’incliner devant notre conception et en reconnaître le bien-fondé.

Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit pouvoir prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même envers les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes et plus subtiles de l’agressivité humaine. Chacun de nous en arrive à ne plus voir que des illusions dans les espérances mises pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles à les abandonner ; chacun de nous peut éprouver combien la malveillance de son prochain lui rend la vie pénible et douloureuse. Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde.

Les communistes croient avoir découvert la voie de la délivrance du mal. D’après eux, l’homme est uniquement bon, ne veut que le bien de son prochain ; mais l’institution de la propriété privée a vicié sa nature. La possession des biens confère la puissance à un seul individu et fait germer en lui la tentation de maltraiter son prochain ; celui qui en est dépouillé doit donc devenir hostile à l’oppresseur et se dresser contre lui. Lorsqu’on abolira la propriété privée, qu’on rendra toutes les richesses communes et que chacun pourra participer aux plaisirs qu’elles procurent, la malveillance et l’hostilité qui règnent parmi les hommes disparaîtront. Comme tous les besoins seront satisfaits, nul n’aura plus aucune raison de voir un ennemi en autrui, tous se plieront bénévolement à la nécessité du travail. La critique économique du système communiste n’est point mon affaire, et il ne m’est pas possible d’examiner si la suppression de la propriété privée est opportune et avantageuse [3]. En ce qui concerne son postulat psychologique, je me crois toutefois autorisé à y reconnaître une illusion sans consistance aucune. En abolissant la propriété privée, on retire, certes, à l’agressivité humaine et au plaisir qu’elle procure l’un de ses instruments, et sans doute un instrument puissant, mais non pas le plus puissant. En revanche, on n’a rien changé aux différences de puissance et d’influence dont l’agressivité abuse, non plus qu’à la nature de celle-ci. Car elle n’a pas été créée par la propriété mais régnait de façon presque illimitée en des temps primitifs où cette dernière était encore bien peu de chose ; à peine l’instinct de la propriété a-t-il perdu chez les enfants sa forme anale primitive que déjà l’agression se manifeste chez eux ; elle constitue enfin le sédiment qui se dépose au fond de tous les sentiments de tendresse ou d’amour unissant les humains, à l’exception d’un seul peut-être : du sentiment d’une mère pour son enfant mâle. Abolirait-on le droit individuel aux biens matériels, que subsisterait le privilège sexuel, d’où émane obligatoirement la plus violente jalousie ainsi que l’hostilité la plus vive entre des êtres occupant autrement le même rang. Abolirait-on en outre ce dernier privilège en rendant la vie sexuelle entièrement libre, en supprimant donc la famille, cette cellule germinative de la civilisation, que rien ne laisserait prévoir quelles nouvelles voies la civilisation pourrait choisir pour son développement. Il faut, en tout cas, prévoir ceci : quelque voie qu’elle choisisse, le trait indestructible de la nature humaine l’y suivra toujours.

Il n’est manifestement pas facile aux humains de renoncer à satisfaire cette agressivité qui est leur ; ils n’en retirent alors aucun bien-être. Un groupement civilisé plus réduit, c’est là son avantage, ouvre une issue à cette pulsion instinctive en tant qu’il autorise à traiter en ennemis tous ceux qui restent en dehors de lui. Et cet avantage n’est pas maigre. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. Je me suis occupé jadis de ce phénomène que justement les communautés voisines et même apparentées se combattent et se raillent réciproquement ; par exemple Espagnols et Portugais, Allemands du Nord et du Sud, Anglais et Écossais, etc. je l’ai appelé « Narcissisme des petites différences », nom qui ne contribue guère à l’éclairer. Or, on y constate une satisfaction commode et relativement inoffensive de l’instinct agressif, par laquelle la cohésion de la communauté est rendue plus facile à ses membres. Le peuple juif, du fait de sa dissémination en tous lieux, a dignement servi, de ce point de vue, la civilisation des peuples qui l’hébergeaient ; mais hélas, tous les massacres de Juifs du Moyen Âge n’ont suffi à rendre cette période plus paisible ni plus sûre aux frères chrétiens. Lorsque l’apôtre Paul eut fait de l’Amour universel des hommes le fondement de sa communauté chrétienne, la plus extrême intolérance de la part du christianisme à l’égard des non convertis en fut la conséquence inévitable ; intolérance demeurée étrangère aux Romains dont la vie publique et politique n’était point fondée sur l’amour, bien que pour eux la religion fût affaire d’État et que l’État fût tout imprégné de religion. Ce ne fut pas non plus l’œuvre d’un hasard inintelligible si les Germains firent appel à l’antisémitisme pour réaliser plus complètement leur rêve de suprématie mondiale ; et l’on voit comment la tentative d’instauration en Russie d’une civilisation communiste nouvelle trouve son point d’appui psychologique dans la persécution des bourgeois. Seulement, on se demande avec anxiété ce qu’entreprendront les Soviets une fois tous leurs bourgeois exterminés.

Si la civilisation impose d’aussi lourds sacrifices, non seulement à la sexualité mais encore à l’agressivité, nous comprenons mieux qu’il soit si difficile à l’homme d’y trouver son bonheur. En ce sens, l’homme primitif avait en fait la part belle puisqu’il ne connaissait aucune restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d’un tel bonheur était très minime. L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité. Mais n’oublions pas que dans la famille primitive le chef seul jouissait d’une pareille liberté de l’instinct ; les autres subissaient en esclaves son oppression. Le contraste entre une minorité profitant des avantages de la civilisation et une majorité privée de ceux-ci était donc, à cette époque reculée du développement humain, poussé à l’extrême. Des renseignements plus exacts sur les mœurs des sauvages actuels nous ont appris qu’il n’y avait nullement lieu d’envier la liberté de leur vie instinctive : ils étaient, en effet, soumis à des restrictions d’un autre ordre, mais plus sévères peut-être que n’en subit le civilisé moderne.

Si nous reprochons à juste titre à notre civilisation actuelle de réaliser aussi insuffisamment un ordre vital propre à nous rendre heureux - ce que pourtant nous exigeons d’elle - ainsi que de laisser subsister tant de souffrances vraisemblablement évitables ; si d’autre part nous nous efforçons, par une critique impitoyable, de découvrir les sources de son imperfection, nous ne faisons, certes, qu’exercer notre bon droit ; et en cela nous ne nous déclarons pas ses ennemis. C’est également notre droit d’espérer d’elle, peu à peu, des changements susceptibles de satisfaire mieux à nos besoins et de la soustraire ainsi à ces critiques. Toutefois, nous nous familiariserons peut-être avec cette idée que certaines difficultés existantes sont intimement liées à son essence et ne sauraient céder à aucune tentative de réforme. Indépendamment des obligations imposées par la restriction des pulsions instinctives, obligations auxquelles nous sommes préparés, nous sommes obligés d’envisager aussi le danger suscité par un état particulier qu’on peut appeler « la misère psychologique de la masse ». Ce danger devient des plus menaçants quand le lien social est créé principalement par l’identification des membres d’une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chefs ne parviennent pas, d’autre part, à jouer ce rôle important qui doit leur revenir dans la formation d’une masse [4]. L’état actuel de l’Amérique fournirait une bonne occasion d’étudier ce redoutable préjudice porté à la civilisation. Je résiste à la tentation de me lancer dans la critique de la civilisation américaine, ne tenant pas à donner l’impression de vouloir moi-même user de méthodes américaines.



[1Un grand poète peut se permettre d’exprimer, du moins sur le ton de la plaisanterie, des vérités psychologiques rigoureusement réprouvées. C’est ainsi que H. Heine nous l’avoue : « je suis l’être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont : une modeste cabane avec un toit de chaume, mais dotée d’un bon lit, d’une bonne table, de lait et de beurre bien frais avec des fleurs aux fenêtres ; devant la porte quelques beaux arbres ; et si le bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux, qu’il m’accorde de voir à peu près six ou sept de mes ennemis pendus à ces arbres. D’un cœur attendri, je leur pardonnerai avant leur mort, toutes les offenses qu’ils m’ont faites durant leur vie - certes on doit pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu’ils soient pendus » (HEINE, Pensées et propos).

[2En français dans le texte. (N.d.T.)

[3Celui qui dans sa propre jeunesse a goûté aux misères de la pauvreté, a éprouvé l’insensibilité et l’orgueil des riches, est sûrement à l’abri du soupçon d’incompréhension et de manque de bienveillance à l’égard des efforts tentés pour combattre l’inégalité des richesses et ce qui en découle. En vérité, si cette lutte veut en appeler au principe abstrait, et fondé sur la justice, de l’égalité de tous les hommes entre eux, il serait trop facile de lui objecter que la nature la toute première, par la souveraine inégalité des capacités physiques et mentales réparties aux humains, a commis des injustices contre lesquelles il n’y a pas de remède.

[4Cf. FREUD, Psychologie des masses et analyse du moi, 1920,trad. par S. JANKÉLÉVITCH dans Essais de psychanalyse, Payot.

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