Malaise dans la civilisation, IV -

20 juin 2007

IV

Voilà une bien lourde tâche, devant elle, avouons-le, nous perdons courage. Je me bornerai donc à exposer ici le peu que j’ai pu entrevoir.

Lorsqu’il eut découvert qu’au moyen du travail, il avait entre ses mains - au sens propre - l’amélioration de son sort terrestre, l’homme primitif ne put désormais rester indifférent au fait que l’un de ses semblables travaillât avec ou contre lui. Ce semblable prit à ses yeux la valeur d’un collaborateur, et il devenait avantageux de vivre avec lui. Auparavant déjà, aux temps préhistoriques où l’être humain était proche du singe, il avait adopté la coutume de fonder des familles ; et les membres de sa famille furent vraisemblablement ses premiers auxiliaires. On peut supposer que la fondation de celle-ci coïncida avec une certaine évolution du besoin de satisfaction génitale, ce dernier ne se manifestant plus à la manière d’un hôte apparaissant soudain pour ensuite ne plus donner signe de vie de longtemps après son départ, mais comme un locataire qui s’installe à demeure chez l’individu. Par là fut donné au mâle un motif de garder chez lui la femelle ou, d’une façon plus générale, les objets sexuels ; les femelles, de leur côté, ne tenant pas à se séparer de leurs petits, durent dans l’intérêt de ces jeunes êtres dénués de tout secours rester auprès du mâle plus fort [1]. Au sein de cette famille primitive il nous manque encore un trait essentiel à la civilisation, car l’arbitraire du chef et père était sans limite. J’ai tenté d’indiquer dans Totem et Tabou la voie qui conduisait de ce stade familial primitif au suivant, c’est-à-dire au stade où les frères s’allièrent entre eux. Par leur victoire sur le père, ceux-ci avaient fait l’expérience qu’une fédération peut être plus forte que l’individu isolé. La civilisation totémique est basée sur les restrictions qu’ils durent s’imposer pour maintenir ce nouvel état de choses. Les règles du Tabou constituèrent le premier code de « droit ». La vie en commun des humains avait donc pour fondement : premièrement la contrainte au travail créée par la nécessité extérieure, et secondement la puissance de l’amour, ce dernier exigeant que ne fussent privés ni l’homme de la femme, son objet sexuel, ni la femme de cette partie séparée d’elle-même qu’était l’enfant. Éros et Ananké sont ainsi devenus les parents de la civilisation humaine dont le premier succès fut qu’un plus grand nombre d’êtres purent rester et vivre en commun. Et comme deux puissances considérables conjugaient là leur action, on aurait pu espérer que le développement ultérieur s’accomplît sans difficulté et conduisît à une maîtrise toujours plus parfaite du monde extérieur, ainsi qu’à un accroissement progressif du nombre des membres englobés dans la communauté. Il n’est pas facile de comprendre non plus comment cette même civilisation aurait pu faire autrement que de rendre heureux ses ressortissants.

Avant d’examiner d’où le mal peut venir, et pour combler une lacune laissée dans un précédent développement, revenons à cette notion de l’amour admis comme l’un des fondements de la civilisation. Nous avons signalé plus haut ce fait d’expérience que l’amour sexuel (génital) procure à l’être humain les plus fortes satisfactions de son existence et constitue pour lui à vrai dire le prototype de tout bonheur ; et nous avons dit que de là à rechercher également le bonheur de la vie dans le domaine des relations sexuelles et à placer l’érotique génitale au centre de cette vie, il aurait dû n’y avoir qu’un pas. Nous ajoutions qu’en s’engageant dans cette voie on se rendait ainsi, et de la manière la plus inquiétante, dépendant d’une partie du monde extérieur, à savoir de l’objet aimé, et que l’on était exposé à une douleur intense du fait de son dédain ou de sa perte s’il était infidèle ou venait à mourir. C’est pourquoi les sages de tous les temps ont déconseillé cette voie avec tant d’insistance ; mais en dépit de leurs efforts, elle n’a rien perdu de son attrait pour un grand nombre des enfants des hommes.

Il est réservé à une faible minorité d’entre eux, grâce à leur constitution, d’atteindre tout de même au bonheur par la voie de l’amour, mais pour cela il est indispensable de faire subir à la fonction amoureuse de vastes modifications d’ordre psychique. Ces sujets se rendent indépendants de l’agrément de l’objet au moyen d’un déplacement de valeur, c’est-à-dire en reportant sur leur propre amour l’accent primitivement attaché au fait d’être aimé ; ils se protègent contre la perte de la personne aimée en prenant pour objets de leur amour non plus des êtres déterminés mais tous les êtres humains en égale mesure ; ils évitent enfin les péripéties et les déceptions inhérentes à l’amour génital en se détournant de son but sexuel et en transformant les pulsions instinctives en un sentiment à « but inhibé ». La vie intérieure qu’ils se créent par ces moyens, cette manière tendre, égale et détendue de sentir, inaccessible aussi à toute influence, n’a plus beaucoup de ressemblance extérieure, bien qu’elle en procède pourtant, avec la vie amoureuse génitale, ses agitations et ses orages. Saint François d’Assise est peut-être celui qui est allé le plus loin dans cette voie, voie qui conduit à l’utilisation complète de l’amour aux fins du sentiment de bonheur intérieur. Si nous reconnaissons dans ce procédé l’une des techniques destinées à réaliser le principe du plaisir, d’autres l’ont très souvent rattaché à la religion ; car principe du plaisir et religion pourraient bien se rejoindre en ces régions lointaines où l’on néglige de différencier le Moi des objets, et ceux-ci les uns des autres. Une conception éthique, dont les motifs profonds nous deviendront bientôt évidents, voudrait voir dans cette disposition à l’amour universel pour l’humanité et le monde, l’attitude la plus élevée que l’être humain puisse adopter. Ici déjà, nous ne voudrions plus garder par-devers nous deux réserves capitales : en premier lieu, un amour qui ne fait pas de choix nous semble perdre une partie de sa propre valeur en tant qu’il se montre injuste envers son objet ; en second lieu, les êtres humains ne sont pas tous dignes d’être aimés.

Cet amour qui fonda la famille continue d’exercer son empire au sein de la civilisation aussi bien sous sa forme primitive, en tant que ne renonçant pas à la satisfaction sexuelle directe, que sous sa forme modifiée en tant que tendresse inhibée quant au but. Il perpétue sous ces deux formes sa fonction qui est d’unir les uns aux autres un plus grand nombre d’êtres humains et de les unir de façon plus énergique que ne réussit à le faire l’intérêt d’une communauté fondée sur le travail. L’imprécision avec laquelle le langage use du terme « amour » est justifiée du point de vue génétique. On nomme amour la relation entre l’homme et la femme qui en raison de leurs besoins sexuels ont fondé une famille, mais amour aussi les sentiments positifs existant au sein de la famille entre parents et enfants, entre frères et sœurs, bien que nous devions dépeindre ces dernières relations comme amour inhibé quant au but, soit comme tendresse. Mais à l’origine, cet amour inhibé était justement des plus sensuels et il l’est demeuré dans l’inconscient des hommes. Pleinement sensuel ou inhibé, et débordant le cadre de la famille, l’amour va s’emparer sous ses deux formes d’objets jusqu’ici étrangers, et établir avec eux de nouvelles liaisons : génital, il conduit à la formation de nouvelles familles ; inhibé quant au but, à des « amitiés » qui importent fort à la civilisation parce qu’elles échappent à maintes restrictions frappant le premier, par exemple à son exclusivité. Cependant, au cours de l’évolution, le rapport entre l’amour et la civilisation cesse d’être univoque : le premier, d’une part, combat les intérêts de la seconde, laquelle, d’autre part, le menace de douloureuses limitations.

Cette hostilité réciproque semble inévitable ; mais il n’est pas facile d’en distinguer d’emblée la raison profonde. Elle se manifeste tout d’abord sous forme d’un conflit entre la famille et la communauté plus vaste à laquelle appartient l’individu. Nous avons déjà constaté que l’un des principaux efforts de la civilisation tendait à agglomérer les humains en de grandes unités. Mais la famille ne veut pas lâcher l’individu. Ses membres seront d’autant plus souvent disposés à s’isoler de la société, il leur sera d’autant plus difficile d’entrer dans le grand cercle de la vie, que seront plus serrés les liens qui les unissent entre eux. Le mode de vie en commun le plus ancien au point de vue phylogénique, le seul régnant aussi pendant l’enfance de l’individu, résiste à se laisser « relever » par le mode civilisé plus tardivement acquis. Le détachement de la famille devient pour chaque adolescent une tâche, tâche que la société l’aide souvent à remplir au moyen des rites de puberté et d’initiation. On gagne l’impression qu’il s’agit là de difficultés inhérentes à tout développement psychique ; au fond, à tout développement organique également.

De plus, les femmes ne tardent pas à contrarier le courant civilisateur ; elles exercent une influence tendant à la ralentir et à l’endiguer. Et pourtant ce sont ces mêmes femmes qui, à l’origine, avaient établi la base de la civilisation grâce aux exigences de leur amour. Elles soutiendront les intérêts de la famille et de la vie sexuelle alors que l’œuvre civilisatrice, devenue de plus en plus l’affaire des hommes, imposera à ceux-ci des tâches toujours plus difficiles et les contraindra à sublimer leurs instincts, sublimation à laquelle les femmes sont peu aptes. Comme l’être humain ne dispose pas d’une quantité illimitée d’énergie psychique, il ne peut accomplir ses tâches qu’au moyen d’une répartition opportune de sa libido. La part qu’il en destine à des objectifs culturels, c’est surtout aux femmes et à la vie sexuelle qu’il la soustrait ; le contact constant avec d’autres hommes, la dépendance où le tiennent les rapports avec eux, le dérobent à ses devoirs d’époux et de père. La femme, se voyant ainsi reléguée au second plan par les exigences de la civilisation, adopte envers celle-ci une attitude hostile.

La civilisation pour sa part ne tend évidemment pas moins à restreindre la vie sexuelle qu’à accroître la sphère culturelle. Dès sa première phase, la phase du totémisme, ses statuts comportent l’interdiction du choix incestueux de l’objet, soit la mutilation la plus sanglante peut-être imposée au cours du temps à la vie amoureuse de l’être humain. De par les tabous, les lois et les mœurs, on établira de nouvelles restrictions frappant aussi bien les hommes que les femmes. Mais toutes les civilisations ne vont pas aussi loin sur cette voie ; la structure économique de la société exerce également son influence sur la part de liberté sexuelle qui peut subsister. Nous savons bien que sur ce point la civilisation se plie aux nécessités économiques puisqu’elle doit soustraire à la sexualité, pour l’utiliser à ses fins, un fort appoint d’énergie psychique. Elle adopte là un comportement identique à celui d’une tribu ou d’une classe de population qui en exploite et en pille une autre après l’avoir soumise. La crainte de l’insurrection des opprimés incite à de plus fortes mesures de précaution. Notre civilisation européenne occidentale a atteint, comme elle nous le montre, un point culminant dans cette évolution. Mais si elle commence par interdire sévèrement toute manifestation de la sexualité infantile, ce premier acte est psychologiquement tout à fait justifié, car l’endiguement des brûlants désirs sexuels de l’adulte n’a aucune chance d’aboutir s’il n’a pas été amorcé pendant l’enfance par un travail préparatoire. Ce qui, en revanche, ne se justifie en aucune manière, c’est que la société civilisée soit allée jusqu’à nier ces phénomènes si frappants et si faciles à démontrer. Le choix d’un objet par un individu venu à maturité sexuelle sera limité au sexe opposé, la plupart des satisfactions extragénitales seront prohibées en tant que perversions. Toutes ces interdictions traduisent l’exigence d’une vie sexuelle identique pour tous ; cette exigence, en se mettant au-dessus des inégalités que présente la constitution sexuelle innée ou acquise des êtres humains, retranche à un nombre appréciable d’entre eux le plaisir érotique et devient ainsi la source d’une grave injustice. Le succès de ces mesures restrictives pourrait consister alors en ceci que l’intérêt sexuel tout entier, du moins chez les sujets normaux dont la constitution ne s’opposerait pas à pareille réaction, se précipitât sans subir de déperdition dans les « canaux » laissés ouverts. Mais la seule chose demeurée libre et échappant à cette proscription, c’est-à-dire l’amour hétérosexuel et génital, tombe sous le coup de nouvelles limitations imposées par la légitimité et la monogamie. La civilisation d’aujourd’hui donne clairement à entendre qu’elle admet les relations sexuelles à l’unique condition qu’elles aient pour base l’union indissoluble, et contractée une fois pour toutes, d’un homme et d’une femme ; qu’elle ne tolère pas la sexualité en tant que source autonome de plaisir et n’est disposée a l’admettre qu’à titre d’agent de multiplication que rien jusqu’ici n’a pu remplacer.

C’est là naturellement aller à l’extrême. Chacun sait que ce plan s’est révélé irréalisable, fût-ce pour une courte durée. Seuls les débiles ont pu s’accommoder d’une si large emprise sur leur liberté sexuelle ; quant aux natures plus fortes, elles ne s’y sont prêtées que sous la condition de l’octroi d’une compensation dont il sera question plus loin. La société civilisée s’est vue obligée de fermer les yeux sur maintes dérogations que, fidèle à ses statuts, elle aurait dû poursuivre. D’autre part, évitons de verser dans l’erreur contraire en admettant qu’une telle attitude de la part d’une civilisation soit complètement inoffensive puisqu’elle ne remplit pas toutes ses intentions. La vie sexuelle de l’être civilisé est malgré tout gravement lésée ; elle donne parfois l’impression d’une fonction à l’état d’involution, comme paraissent l’être en tant qu’organes nos dents et nos cheveux. On est vraisemblablement en droit d’admettre qu’elle a sensiblement diminué d’importance en tant que source de bonheur, en tant par conséquent que réalisation de notre objectif vital [2]. On croit parfois discerner que la pression civilisatrice ne serait pas seule en cause ; de par sa nature même, la fonction sexuelle se refuserait quant à elle à nous accorder pleine satisfaction et nous contraindrait à suivre d’autres voies. Peut-être est-ce là une erreur ? Il est difficile de se prononcer [3].



[1En réalité la périodicité du processus sexuel s’est maintenue mais son influence sur l’excitation sexuelle psychique a tourné plutôt en sens contraire. Ce revirement se rattache avant tout à l’effacement du sens de l’odorat dont l’entremise mettait la menstruation en état d’agir sur l’esprit du mâle. Le rôle des sensations olfactives fut alors repris par les excitations visuelles. Celles-ci contrairement à celles-là (les excitations olfactives étant intermittentes) furent à même d’exercer une action permanente. Le tabou de la menstruation résulte de ce « refoulement organique » en tant que mesure contre le retour à une phase surmontée du développement. Tous les autres motifs sont probablement de nature secondaire (Cf. C. D. DALY, Mythologie hindoue et complexe de castration, Imago, XIII, 1927). Quand les dieux d’une période de civilisation dépassée sont faits démons, cette transformation est la reproduction à un autre niveau de ce même mécanisme. Cependant le retrait à l’arrière-plan du pouvoir excitant de l’odeur semble être lui-même consécutif au fait que l’homme s’est relevé du sol, s’est résolu à marcher debout, station qui, en rendant visibles les organes génitaux jusqu’ici masqués, faisait qu’ils demandaient à être protégés, et engendrait ainsi la pudeur. Par conséquent le redressement ou la « verticalisation » de l’homme serait le commencement du processus inéluctable de la civilisation. A partir de là un enchaînement se déroule qui, de la dépréciation des perceptions olfactives et de l’isolement des femmes au moment de leurs menstrues, conduisit à la prépondérance des perceptions visuelles, à la visibilité des organes génitaux, puis à la continuité de l’excitation sexuelle, à la fondation de la famille et de la sorte au seuil de la civilisation humaine. Il ne s’agit là que d’une spéculation théorique, mais elle est assez importante pour mériter d’être vérifiée avec exactitude sur les animaux dont les conditions de vie se rapprochent le plus de celles de l’homme.

De même nous apercevons l’action d’un facteur social évident dans l’effort vers la propreté imposé par la civilisation. Si cet effort a trouvé sa justification après coup dans la nécessité de respecter l’hygiène, il s’est manifesté néanmoins avant que nous en connussions les lois. L’impulsion à être propre procède du besoin impérieux de faire disparaître les excréments devenus désagréables à l’odorat. Nous savons qu’il en est autrement chez les petits enfants, auxquels ils n’inspirent nulle répugnance, mais apparaissent comme précieux en tant que partie d’eux-mêmes détachée de leur corps. L’éducation s’emploie avec une énergie particulière à hâter la venue du stade suivant au cours duquel les excréments doivent perdre toute valeur, devenir objet de dégoût et de répugnance, être donc répudiés. Pareille dépréciation serait impossible si leur forte odeur ne condamnait pas ces matières retirées au corps à partager le sort réservé aux impressions olfactives après que l’être se fut relevé du sol. Ainsi donc l’érotique anale succombe la première à ce « refoulement organique » qui ouvrit la voie à la civilisation. Le facteur social, lequel se charge d’infliger à l’érotique anale de nouvelles transformations, se traduit dans ce fait qu’en dépit de tous les progrès accomplis par l’homme au cours de son développement, l’odeur de ses propres excréments ne le choque guère, alors que seule le choque celle des excréments d’autrui. L’individu malpropre, c’est-à-dire celui qui ne se cache pas de ses excréments, offense donc autrui, lui refuse tout égard ; cette même signification s’applique d’ailleurs aux injures les plus courantes et les plus grossières. De même cet usage injurieux du nom du plus fidèle ami de l’homme parmi les animaux serait incompréhensible si deux particularités ne faisaient encourir au chien le mépris de l’humanité qu’il soit tout d’abord un « animal olfactif » ne craignant pas les excréments qu’il n’ait point honte ensuite de ses fonctions sexuelles.

[2Parmi les œuvres de cet esprit fin qu’est l’écrivain anglais John GALSWORTHY, et dont la valeur est universellement reconnue de nos jours, une nouvelle m’avait autrefois beaucoup plu. Elle s’intitule Le pommier et montre de façon pénétrante comment il n’est plus place, dans notre vie civilisée d’aujourd’hui, pour l’amour simple et naturel de deux êtres humains.

[3Voici quelques remarques à l’appui de cette hypothèse. L’homme est lui aussi un animal doué d’une disposition non équivoque à la bisexualité. L’individu correspond à une fusion de deux moitiés symétriques dont l’une, de l’avis de plusieurs chercheurs, est purement masculine et l’autre féminine. Il est tout aussi possible que chacune d’elles à l’origine fût hermaphrodite. La sexualité est un fait biologique très difficile à concevoir psychologiquement, bien qu’il soit d’une extraordinaire importance dans la vie psychique. Nous avons coutume de dire : tout être humain présente des pulsions instinctives, besoins ou propriétés autant masculines que féminines ; mais l’anatomie seule, et non pas la psychologie, est vraiment capable de nous révéler le caractère propre du « masculin », ou du « féminin ». Pour cette dernière, l’opposition des sexes s’estompe en cette autre opposition : activité-passivité. Ici c’est alors trop à la légère que nous faisons correspondre l’activité avec la masculinité, la passivité avec la féminité. Car cette correspondance n’est pas sans souffrir d’exceptions dans la série animale. La théorie de la bisexualité demeure très obscure encore et nous devons en psychanalyse considérer comme une grave lacune l’impossibilité de la rattacher à la théorie des instincts. Quoi qu’il en soit, si nous admettons le fait que, dans sa vie sexuelle, l’individu veuille satisfaire des désirs masculins et féminins, nous sommes prêts à accepter aussi l’éventualité qu’ils ne soient pas tous satisfaits par le même objet, et qu’en outre ils se contrecarrent mutuellement dans le cas où l’on n’aurait pas réussi à les disjoindre ni à diriger chacun d’eux dans la voie qui lui est propre. Une autre difficulté provient de ce qu’un appoint direct de tendance agressive s’associe si souvent à la relation érotique entre deux êtres, indépendamment des composantes sadiques propres à cette dernière. A ces complications, l’être aimé ne répond pas toujours par autant de compréhension et de tolérance que cette paysanne toute prête à se plaindre que son mari ne l’aime plus, parce qu’il ne l’a pas battue depuis une semaine.

Mais l’hypothèse allant le plus au fond des choses est celle qui se rattache aux remarques exposées dans la note de la page 49. Du fait du redressement vertical de l’être humain et de la dévalorisation du sens de l’odorat, non seulement l’érotique anale, mais bien la sexualité tout entière aurait été menacée de succomber au refoulement organique. De là cette résistance autrement inexplicable à la fonction sexuelle, résistance qui, en en empêchant la satisfaction complète, détourne cette fonction de son but et porte aux sublimations ainsi qu’aux déplacements de la libido. Je sais que Bleuler (La résistance sexuelle, Revue annuelle d’études psychanalytiques et psychopathologiques (Jahrbuch für psychoanalyt. und psychopathol. Forschungen,t. V, 1913), a attiré un jour l’attention sur l’existence d’une telle attitude de refus à l’égard de la vie sexuelle. Tous les névropathes, et beaucoup de non-névropathes, sont choqués par le fait que inter urinas et faeces nascimur. Les organes génitaux dégagent aussi de fortes odeurs qui sont intolérables à un grand nombre et les dégoûtent des rapports sexuels. Il s’attesterait ainsi que la racine la plus profonde du refoulement sexuel, dont les progrès vont de pair avec ceux de la civilisation, résidât dans les mécanismes organiques de défense auxquels la nature humaine eut recours, au stade de la station et de la marche debout, en vue de protéger le mode de vie établi par cette nouvelle position contre un retour du mode précédent d’existence animale. C’est là un résultat de recherches scientifiques venant s’accorder de façon curieuse avec les préjugés banals souvent formulés. De toute façon ce ne sont là que suppositions encore incertaines et sans consistance scientifique. N’oublions pas non plus que, malgré l’indéniable dépréciation des sensations de l’odorat, il existe, même en Europe, des peuples qui apprécient hautement la forte odeur des organes génitaux à titre d’excitant sexuel, et ne veulent pas y renoncer. (Voir à ce sujet les constatations auxquelles a donné lieu l’enquête menée par Iwan BLOCH dans le domaine du folklore sur : Le sens de l’odorat dans la vie sexuelle, et parues dans divers bulletins annuels de l’Anthropophyteia de Friedrich S. KRAUSS.)

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