Du principe moral de la religion qui s’oppose à l’illusion religieuse

28 janvier 2004

Je pose d’abord ce principe qui n’a pas besoin de démonstration : hormis une bonne conduite, tout ce que les hommes croient pouvoir faire pour se rendre agréables à Dieu est pure illusion religieuse et faux culte qu’on rend à Dieu.- Je dis : ce que l’homme croit pouvoir faire ; car je ne veux pas contester qu’au-dessus de tout ce qu’il est en notre pouvoir de réaliser, il ne puisse y avoir encore, dans les secrets de la sagesse suprême, quelque chose que Dieu serait seul à même de faire pour nous rendre agréables à sa divinité. Mais si l’Église avait à nous annoncer un pareil mystère comme une chose révélée, il y aurait une dangereuse illusion religieuse à prétendre que, par elle-même, la foi donnée à cette révélation, telle que nous la rapporte l’Histoire sainte, et la profession (interne ou externe) de cette foi nous rendent agréables à Dieu. En effet, cette foi, en tant qu’aveu intime de la vérité profonde de son objet est un acte extorqué par la terreur ; et cela est si vrai qu’un homme loyal aimerait mieux se voir imposer n’importe quelle autre condition, - parce que tous les autres cultes serviles ne pourraient jamais lui donner à faire que des actions superflues, tandis qu’ici on exige de lui un acte contraire à sa con­science, en voulant qu’il déclare vrai ce dont il n’est point convaincu. Donc, quand il réussit à se persuader que sa foi proclamée est capable par elle-même (comme acceptation d’un bien qui lui est offert) de le rendre agréable à Dieu, l’homme croit voir en cette profession une chose qu’il peut, en dehors d’une vie conforme aux lois morales et toute consacrée aux actes vertueux qu’on doit accomplir dans le monde, faire pour son salut en dirigeant son culte directe­ment vers Dieu.

Premièrement, sous le rapport des imperfections de notre justice à nous-mêmes (justice qui vaut devant Dieu), la raison ne nous laisse pas tout à fait sans consolation. Qui­conque, nous dit-elle, inspiré par le vrai sentiment du devoir et de la soumission au devoir, fait tout son possible pour s’acquitter de ses obligations (en s’approchant au moins de plus en plus de la conformité parfaite avec la loi) peut espérer qu’à ce qui dépasse ses forces la sagesse suprême suppléera de quelque manière (capable de rendre immuable l’intention de cette progression constante) ; mais elle ne se flatte pas de pouvoir en déterminer le mode, ni de savoir en quoi consiste une pareille assistance divine qui est peut-être entourée de tant de mystère que Dieu, pour nous la révéler, pourrait tout au plus nous en faire avoir une représentation symbolique, dont le côté pratique nous serait seul intelligible et où nous ne pourrions pas voir spéculativement ce qu’est en soi ce rapport de Dieu à l’homme, ni l’exprimer par des concepts, alors même que Dieu voudrait nous dévoiler un tel mystère. - Supposons maintenant qu’une certaine Église affirme qu’elle sait, d’une façon précise, la manière dont Dieu supplée à l’imperfection morale du genre humain et qu’elle voue, en même temps, à la damnation éternelle tous les hommes qui, n’ayant point connaissance de ce moyen de justification naturellement inconnu à la raison, n’en font pas un principe fondamental de religion et ne le proclament point comme tel ; quel serait en ce cas l’homme de peu de foi ? celui qui garderait sa confiance en Dieu, sans savoir de quelle manière se produira ce qu’il espère, ou celui qui voudrait connaître exactement comment l’homme sera délivré du mal pour ne pas rejeter tout espoir de salut ? - Au fond, ce dernier se rend compte qu’il n’a pas un grand intérêt à la connaissance de ce mystère (car sa raison lui enseigne déjà que savoir quelque chose, sans y contribuer en rien, n’offre pour lui aucune utilité) ; mais s’il veut le savoir, c’est seulement afin de pouvoir (ne serait-ce qu’en son for intérieur) faire de la foi qu’il professe à l’égard de tout cet objet de la révélation par lui acceptée et glorifiée, un culte divin susceptible de lui mériter la faveur du Ciel, avant que, de toutes ses forces, il ait travaillé à se bien conduire, et par suite d’une manière absolument gratuite, un culte de Dieu qui serait capable de lui fabriquer surnaturellement une bonne conduite, ou du moins, s’il venait à être pris en faute, de réparer sa transgression.

Deuxièmement, dès que l’homme s’écarte, aussi peu que ce soit de la maxime énoncée ci-dessus, le faux culte de Dieu (la superstition) n’a plus de limites ; en dehors de cette maxime toutes les pratiques sont arbitraires (quand elles ne sont pas directement contraires à la moralité). Depuis le sacrifice des lèvres, le moins difficile de tous, jusqu’à celui des biens de cette terre, qui, du reste, pourraient être mieux employés au profit de l’humanité, jusque à l’immolation même de sa propre personne qu’il fait en quittant le monde (pour vivre en ermite, en fakir, en moine), l’homme offre tout à Dieu, sauf son intention morale ; et quand il dit à Dieu : « Je vous offre mon cœur », il n’entend point parler de l’intention de vivre comme il est agréable à Dieu, mais exprimer de tout cœur le désir de voir ce sacrifice accepté par Lui comme tenant lieu d’une vie conforme au devoir. (Natio gratis anhelans, multa agendo nihil agens. PHÈDRE.)

Enfin, quand on a pris comme règle d’action un culte qu’on prétend agréable à Dieu en lui-même et capable même au besoin de nous réconcilier avec Lui sans être purement moral, il n’y a plus dès lors entre les diverses manières de servir Dieu mécaniquement, peut-on dire, de différence essentielle qui donne l’avantage à l’une plus qu’aux autres. Toutes ont la même valeur (chacune n’en ayant aucune) et c’est grimace pure que de se regarder, parce que l’on s’écarte avec plus de finesse du principe intellectuel, qui est le seul principe de l’adoration de Dieu véritable, comme étant d’une essence plus raffinée que ceux qui ont le tort de pencher davantage et d’une façon qu’on dit plus grossière vers la sensibilité. Se rendre à l’église aux jours obligés, faire des pèlerinages aux sanctuaires de Lorette ou de Palestine, envoyer ses prières aux magistrats célestes en formules exprimées des lèvres, ou les leur expédier par la poste-aux-prières, comme les Thibétains (qui croient que leurs souhaits, exposés par écrit, atteignent aussi bien leur but poussés par le vent, par exemple, quand ils sont consignés sur un pavillon, où lancés avec la main qui sert de catapulte quand on les enferme dans une boite), toutes ces pratiques de dévotion, quelles qu’elles soient, par lesquelles on cherche à remplacer le culte moral de Dieu, reviennent au même et n’ont point plus de valeur l’une que l’autre. - La différence entre les formes extérieures du culte n’est pas ce qui importe ici ; la seule chose à envisager, au contraire, c’est le principe unique, qu’on adopte ou que l’on rejette, de se rendre agréable à Dieu par la seule intention morale qui trouve dans les actes son expression vivante, ou par des puérilités et des fainéantises pieuses. Mais ne peut-on pas dire qu’il y a aussi en morale une illusion de ce genre : la superstition du sublime qui s’élève au-dessus des facultés humaines, et qu’on pourrait ranger, avec la superstition religieuse rampante dans la classe générale des illusions qui viennent de nous ? Non, car l’intention vertueuse ne s’occupe que du réel, d’une chose par elle-même agréable à Dieu et en harmonie avec le plus grand bien du monde. Sans doute, une folie de présomption peut s’y joindre, en vertu de laquelle on se croit adéquat à l’idée, de son saint devoir ; mais ceci n’est qu’accidentel. Donner à l’intention morale la valeur la plus élevée, ce n’est pas tomber dans une illusion, mais contribuer, au contraire, et d’une manière efficace, à ce qui est le mieux du monde.

Il est d’usage en outre (tout au moins dans l’Église) d’appeller nature ce que les hommes peuvent accomplir au moyen du principe de la moralité, et de donner le nom de grâce à ce qui a uniquement pour but de suppléer aux imperfections de tout notre pouvoir moral ; cette grâce, du fait que c’est un devoir pour nous d’avoir un pouvoir moral suffisant, nous ne pouvons que la souhaiter ou aussi l’espérer et la demander ; on regarde les deux ensemble comme les causes efficientes de l’intention qui suffit à nous faire adopter une vie agréable à Dieu, mais on a l’habitude non seulement de distinguer entre la nature et la grâce, mais encore de les opposer radicalement l’une à l’autre.

Croire que l’on peut distinguer les effets de la grâce de ceux de la nature (de la vertu) ou que l’on est à même de les produire en soi est une pure extravagance, car nous ne pouvons reconnaître d’aucune façon dans l’expérience un objet suprasensible, ni encore moins agir sur un pareil objet de manière à le faire descendre jusqu’à nous, bien qu’il se produise parfois dans notre âme des mouvements qui nous poussent à être moraux, mouvements que nous ne pouvons nous expliquer et par rapport auxquels nous sommes contraints d’avouer notre ignorance : « Le vent souffle où il veut, mais tu ne sais pas d’où il vient », etc. C’est une sorte de folie que de vouloir percevoir en soi des influences célestes ; cette folie, sans doute, peut bien avoir de la méthode (parce que ces prétendues révélations internes doivent toujours se rattacher à des idées morales, et par conséquent rationnelles), mais cela ne l’empêche pas d’être une illusion personnelle préjudiciable à la religion. Tout ce qu’on peut dire de la grâce, c’est que ses effets peuvent se produire, que peut-être même ils sont nécessaires, pour suppléer à l’imperfection de nos aspirations morales ; par ailleurs, nous sommes impuissants à rien déterminer relati­vement à ses caractères et encore plus à rien faire pour produire la grâce en nous.

L’illusion où l’on est de pouvoir, par des actes religieux cultuels, travailler, si peu que ce soit, à sa justification devant Dieu, porte le nom de superstition religieuse ; de même, l’illusion qui consiste à vouloir arriver à ce but par une aspiration à un prétendu commerce avec Dieu est l’extravagance religieuse. - C’est une folie superstitieuse que de vouloir être agréable à Dieu par des actions que tout homme peut accomplir sans avoir besoin d’être homme de bien (par la profession, v. g., d’articles de foi positifs, par la fidélité à l’observance ecclésiastique de même qu’à la discipline, etc.). On l’appelle superstitieuse parce qu’elle a recours à de simples moyens physiques (et non moraux) qui ne sauraient avoir absolument aucun effet par eux-mêmes sur une chose qui n’est pas d’essence physique (c’est-à-dire sur le bien moral). - Mais une illusion se nomme extravagante quand le moyen même qu’elle imagine, étant de nature suprasensible, ne se trouve pas au pouvoir de l’homme, sans qu’il soit besoin de considérer l’impossibilité d’atteindre la fin suprasensible que l’on vise par ce moyen ; car pour avoir ce sentiment de la présence immédiate de l’Être suprême et pour distinguer un tel sentiment de n’importe quel autre, même du sentiment moral, l’homme devrait être capable d’une intuition pour laquelle il n’est point de sens dans sa nature. - La folie superstitieuse, contenant un moyen en lui-même capable de servir à plusieurs sujets et de leur permettre au moins de lutter contre les obstacles opposés chez eux à une intention agréable à Dieu, est, à ce titre, appa­rentée à la raison et n’est qu’accidentellement condamnable, du fait qu’elle transforme en objet agréable immédiatement à Dieu ce qui ne peut être qu’un pur moyen ; en revanche, l’illusion religieuse extravagante est la mort morale de la raison, sans laquelle pourtant nulle religion n’est possible, puisque toute religion, de même que toute moralité, d’une manière générale, doit se fonder sur des principes.

Pour écarter ou prévenir toute illusion religieuse, une foi ecclésiastique doit donc se faire une règle fondamentale de contenir, outre les dogmes positifs dont, pour l’instant, elle ne peut pas se passer entièrement, encore un principe qui fasse de la religion de la bonne conduite le vrai but où l’on doit viser, afin qu’on puisse un jour se passer des dogmes en question.

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