Lucrèce

L’origine du langage

La nature fit émettre les divers sons du langage
et l’utilité exprimer le nom des choses.
Un exemple voisin nous est fourni par les enfants :
l’incapacité même de parler les pousse au geste,
leur fait montrer du doigt les objets présents.
Car chacun sent à quoi s’emploieront ses pleines facultés.
Le veau irrité menace et poursuit de ses cornes
avant qu’elles ne soient apparues sur son front.
Les petits des panthères et les jeunes lionceaux
se battent à coups de griffes, de pattes et de morsures
quand leurs crocs et leurs ongles sont à peine formés.
Tous les oiseaux enfin, nous les voyons se fier à leurs ailes
et demander à leur plumage une aide tremblante.
Penser qu’un homme ait pu donner alors les divers noms
aux choses, les autres apprenant de lui les premiers vocables,
est folie. Pourquoi donc eût-il pu marquer toutes choses
par des noms, émettre les divers sons du langage
en un temps où les autres en étaient incapables ?
Et puis, si les autres n’avaient déjà usé entre eux
de la parole, comment s’est inscrite en cet homme
la notion de son usage et d’où lui est venu le privilège
de savoir ce qu’il voulait faire et de le voir en esprit ?
Un seul homme, forcer leur multitude et les dompter ?
Non, ils n’auraient pas voulu apprendre le nom des choses !
Il n’est du reste aucune façon d’enseigner à des sourds
ce qu’il faudrait faire ni de les en persuader.
Ils s’y refuseraient, ne souffrant d’aucune manière
que leurs oreilles fussent plus longtemps
par les sons inaudibles de la voix frappées en vain.
Mais enfin, pourquoi tant s’étonner
si le genre humain, ayant voix et langue efficaces,
nota les choses de sons variant avec la sensation
quand les troupeaux muets, quand les bêtes sauvages
émettent des sons différents et variables
selon qu’ils souffrent ou craignent ou que leur joie éclate,
comme nous l’apprennent des faits évidents ?
Lorsque les molosses frémissent de colère,
leurs grandes babines molles dénudant leurs crocs durs,
leur rage contenue fait entendre un bruit menaçant,
fort éloigné des aboiements qui remplissent l’espace.
Et lorsqu’ils cajolent et lèchent leurs petits,
les culbutent entre leurs pattes, les prennent dans leur gueule,
leur jappement d’affection est bien différent
de leur hurlement désolé parmi la maison vide
ou de leur plainte quand l’échine basse ils fuient les coups.
Et le hennissement n’apparaît-il pas divers
quand parmi les cavales un jeune et fougueux étalon,
s’emportant sous l’aiguillon de l’amour empenné,
frémit pour livrer le combat, les naseaux dilatés,
et quand d’autres fois tout tremblant il hennit encore ?
Enfin la gent ailée, tous les oiseaux diaprés,
les éperviers, les orfraies, les plongeons qui parmi les flots
amers de l’océan vont quérir nourriture et vie
lancent à différents moments de tout autres cris
que lorsqu’ils luttent pour manger et disputent leur proie.
Quelques-uns encore modulent selon le temps
leur chant rauque, ainsi les corneilles centenaires,
les bandes de corbeaux qui réclament, dit-on,
l’eau et la pluie, parfois les vents et les tempêtes.
Si donc des sensations variées poussent les animaux,
tout muets qu’ils soient, à émettre des sons variés,
combien il est plus normal que les hommes d’alors
aient pu noter par des sons divers les diverses choses !

Lucrèce, De la nature, V, 1028-1090