Le crime
Résumant tout ce chapitre [1], nous sommes, ce me semble, en droit de conclure que la criminalité suppose sans nul doute, comme toute autre branche de l’activité sociale, des conditions physiologiques et même physiques, mais que, comme l’industrie spécialement, elle s’explique avant tout, dans sa couleur locale comme dans sa force spéciale à chaque temps, dans sa distribution géographique comme dans ses transformations historiques, dans la proportion variable de ses divers mobiles ou la hiérarchie instable de ses divers degrés comme dans la succession de ses procédés changeants, par les lois générales de l’imitation. Nous avons dit l’importance que présente à nos yeux, au point de vue de la responsabilité pénale, cette démonstration, d’où il résulte que le délit est un acte émané non de l’individu vivant seulement, mais de l’individu personnel, tel que la société seule sait le créer et le faire croître à son image ; de la personne d’autant plus identique à elle-même, jusqu’à un certain point du moins, qu’elle est plus assimilée à autrui ; d’autant plus volontaire et consciente qu’elle est plus impressionnable aux exemples, comme le poumon est d’autant plus fort qu’il respire mieux. On a dit que notre corps est un peu d’air condensé, vivant dans l’air : ne pourrait-on pas dire que notre âme est un peu de société incarnée, vivant en société ? Née par elle, elle vit par elle : et si les analogies que j’ai énumérées un peu longuement peut-être sont exactes, sa responsabilité criminelle ne saurait être plus méconnue que sa responsabilité civile, non contestée et non contestable assurément.
Entendons-nous bien, d’ailleurs, sur ce point important. Je ne nie point que, dans une mesure plus ou moins forte, les provocations physiques ou physiologiques au délit aient déterminé la volonté ; mais leur action, n’étant que partielle, n’empêche point la responsabilité du délinquant. Au contraire elles concourent elles-mêmes, pour leur part, à montrer qu’il est responsable. Sans doute, si elles agissaient seules sur l’individu, il ne serait point responsable socialement, puisque cela révèlerait en lui un être profondément étranger à la société des autres hommes ; mais il pourrait continuer à être responsable individuellement. Je veux dire par là que la condition de similitude sociale, exigée par notre théorie de la responsabilité, ne serait pas remplie à la vérité, mais que la condition d’identité individuelle, requise avant tout, pourrait être réalisée, malgré la fatalité des influences extérieures. On peut voir, sans doute, jusqu’à un certain point, dans le calendrier criminel, et, en général, dans tous les tableaux statistiques où se montre un lien entre des excitations d’ordre physique ou vital et une recrudescence de certains crimes, une confirmation sociologique de l’hypothèse physio-psychologique sur l’assimilation de la volonté à l’action réflexe. La volonté, d’après cette théorie, ne différerait de l’action réflexe que par le nombre des éléments psychiques, des souvenirs interposés entre l’excitation initiale et la réaction finale, appelée volontaire quand on a perdu conscience du lien complexe qui unit ces deux termes. La statistique nous rendrait donc cette conscience perdue, ou plutôt elle nous permettrait d’acquérir cette conscience que nous n’avons jamais eue en nous faisant toucher du doigt nos ressorts secrets. Or, ceci admis, et à certains égards prouvé, il est certain que la responsabilité fondée sur le libre arbitre s’écroule. Mais, fondée sur l’identité, sur le caractère individuel, elle subsiste, à la condition que la similitude sociale ne fasse pas défaut. Car l’excitation reçue n’a agi que parce qu’elle s’est trouvée d’accord avec les exigences du caractère ; cette convenance est d’un des intermédiaires nécessaires entre le premier et le dernier terme de la série. Au demeurant, on méconnaîtrait la vraie nature de l’acte réflexe, même le plus simple et le plus bas, en n’y voyant qu’un phénomène de causalité sans nulle finalité. Ce réflexe élémentaire, le réflexe d’organisation, pour employer le langage de M. Richet, est l’emploi de l’excitation en vue de réaliser les fins de l’espèce, de l’organisme physique. Quand il y a la volonté, « réflexe d’acquisition », la réaction est l’emploi de l’excitation en vue d’atteindre les fins particulières de la personne. N’oublions pas ce mystère de la personne ; surtout gardons-nous de le nier. Affirmer l’inconnu, n’est-ce pas souvent le seul moyen d’utiliser notre ignorance ? Quoi qu’il en soit, fût-il un réflexe supérieur, l’acte volontaire ne cesserait pas de nous appartenir. Mais il appartient, en outre, à la société, et, comme tel, nous rend comptables envers elle, quand les excitations qui l’ont provoqué sont en partie ou en majorité sociales.
Je ne voudrais pas finir sans avertir que les analogies ci-dessus développées entre le crime et les autres phénomènes sociaux, avec l’industrie notamment, ne doivent pas faire oublier les différences. Le crime est un phénomène social comme un autre, mais un phénomène anti-social en même temps, comme un cancer participe à la vie d’un organisme, mais en travaillant à sa mort. Et, de fait, si Mitschlerlich a pu dire que la vie est une pourriture, parole amère justifiée jusqu’à un certain point par les nouveaux chimistes, suivant lesquels les « dédoublements chimiques de la putréfaction et ceux des combustions intra-organiques présentent la plus grande analogie », on est en droit de dire aussi bien, par conséquent, que la pourriture est de la vie, mais de la vie qui tue. Le crime est une industrie, mais une industrie négative, ce qui explique son antiquité : dès le premier produit exécuté par une tribu laborieuse, il a dû se former une bande de pillards [2]. Frère et contemporain de l’industrie qu’il exploite, le crime ne paraît pas avoir été, à l’origine, plus déshonorant qu’elle-même. Ils se sont développés parallèlement, en passant l’un et l’autre de la forme unilatérale à la forme réciproque. Au début, l’in. dustrie était une production de services non rémunérés, fournis gratuitement au chef par ses sujets, au maître par ses esclaves ; en se mutualisant, elle est devenue le commerce échange de services. Le crime, en se mutualisant, est devenu la guerre, échange de préjudices. Comme le troc ou la vente est la forme réciproque du don, le duel est la forme réciproque de l’homicide [3], et la guerre est la forme réciproque non seulement de l’homicide, maïs du pillage, du vol et de l’incendie ; elle est la plus haute et la plus complète expression possible du crime mutualisé. Le malheur est que, lorsque ce crime complexe a fait son apparition, le crime simple, le crime proprement dit, n’ait pas disparu. Mais il en est de même de l’industrie simple, esclavagiste, qui ne cède pas la place sans résistance à l’industrie libre, salariée, et, dans certains pays, parvient à se prolonger indéfiniment à côté de celle-ci. Il n’en est pas moins vrai que l’industrie libre est l’ennemie-née de l’esclavage, et que le militarisme est l’ennemi-né du brigandage. Spencer, nous l’avons vu plus haut, a eu raison de voir dans le développement militaire la source de la répression pénale.
Il en est ainsi précisément, parce que la guerre procède du crime, le soldat du brigand, comme l’ouvrier de l’esclave, à savoir pour le remplacer. Cette dérivation n’est pas douteuse. Plus on remonte haut dans le passé, plus la limite s’efface entre l’armée et la bande pillarde. Au XVIe siècle encore, dans les états civilisés de l’Europe, on ne craignait pas de considérer le brigandage comme un titre à l’avancement militaire. - L’armée espagnole, la plus disciplinée de toutes celles de cet âge « voit, dit M. Forneron, incorporer dans ses rangs des assassins ou des bandits qui ont fait leur soumission : quelquefois les brigands qui exploitent les montagnes de la Catalogne se laissent, aux époques où le métier semble le plus dangereux, constituer en compagnies sous les ordres d’un de leurs chefs, qui reçoit brevet de capitaine, et incorporer en un seul bloc dans un vieux régiment. Un crime utile procure le grade d’officier. »
Jusqu’au XVIIe siècle, en France même, les garnisons royales, dans les villes « étaient regardées comme un véritable fléau [4] et, autant les villes maintenant sollicitent l’avantage de posséder une caserne, autant les villes d’autrefois repoussaient ce péril ; c’était un privilège apprécié de ne pas en avoir. Les bandes d’Allemands, d’Italiens et de Suisses qui étaient à la solde de la France se conduisirent pendant les guerres de religion et pendant la Fronde, comme en pays conquis. Les compagnies françaises n’agissaient pas mieux. Toutes rançonnaient et pillaient les villages sans défense ». Partout les armées, même régulières, ont commencé par inspirer aux nationaux autant de crainte qu’aux ennemis [5]. A cet égard, Thucydide est particulièrement instructif : ce qu’il nous apprend des âges reculés de la Grèce peut être généralisé. Quand parmi les îles d’un archipel, il en est une, nid de pirates comme les autres, qui commence à dominer leur groupe par la puissance de sa piraterie, elle complète sa domination en purgeant la mer de ses anciens collègues. Ainsi fit Minos, d’après l’historien grec. « Il déporta les malfaiteurs qui occupaient les îles et, dans la plupart, il envoya des colonies. » On voit que la déportation n’est pas une invention moderne. « Assurément, ajoute Thucydide, ceux des Grecs et des Barbares qui vivaient sur le continent dans le voisinage de la mer, ou qui occupaient des îles, n’eurent pas plutôt acquis l’habileté de passer les uns chez les autres sur des vaisseaux, qu’ils se livrèrent à la piraterie.... Les hommes les plus puissants de la nation se mettaient à leur tête. Ils surprenaient des villes sans muraille et les mettaient au pillage. Ce métier n’avait encore rien de honteux, il procurait même quelque gloire. Les Grecs exerçaient aussi par terre un brigandage réciproque, et ce vieil usage dure encore dans une grande partie de la Grèce, chez les Locriens-Ozoles, chez les Étoliens, chez les Acarnanes et dans toute cette partie du continent. C’est du brigandage qu’est resté toujours sur la terre ferme, chez les habitants, l’usage d’être toujours armés. [6] »
C’est une chose vraiment surprenante de voir se développer côte à côte, au cours de l’histoire, avec une ampleur et une majesté croissantes, - d’une part, cet échange de biens, ce concours de productions, le commerce, - d’autre part, ce troc de maux, ce choc de destructions, la guerre !
La distance immense que la différence du simple au complexe, de l’unilatéral au réciproque, établit de la sorte entre le crime et la guerre ne doit pas, d’ailleurs, nous étonner ; cette méthode est habituelle à la logique sociale. Entre l’esclavage et le salariat, entre la donation et la vente, entre le commandement et le contrat, entre l’asservissement de la femme à l’homme par le mariage primitif et leur enchaînement mutuel par le mariage moderne, entre l’hommage, politesse non rendue, et la politesse, hommage mutuel, etc., il n’y a pas un moindre abîme qu’entre le meurtre et le combat. Il est certain que le crime, à présent du moins, n’est utile à rien, est nuisible à tout, tandis que la guerre a sa raison d’être profonde, inhérente au cœur même des sociétés ; et, malgré l’erreur de Spencer à ce sujet, le développement militaire d’un peuple est bien plus souvent en rapport direct qu’en rapport inverse avec son développement industriel. Peut-on induire de là que, avant les premières guerres, le meurtre et le vol avaient leur utilité ? Oui, s’il est vrai que le simple est le chemin du complexe. Ne fallait-il pas passer par l’esclavage pour arriver à l’assistance réciproque des travailleurs, par les prostrations des anciens sujets devant leur roi ou leur seigneur pour arriver à nos coups de chapeau dans les rues ? Ne fallait-il pas traverser le régime du commandement et de l’obéissance, de l’autocratie domestique, politique, religieuse, pour arriver au régime du contrat, commandement mutuel, obéissance mutuelle ? Sans agressions, sans rapines spontanées, au début de l’histoire, y aurait-il jamais eu plus tard des conquêtes et de grands États, condition essentielle de toute civilisation élevée, paisible et honnête ? La vérité est que le crime est devenu un mal sans compensation depuis qu’il est remplacé avec avantage par le militarisme et la guerre. Une armée est un gigantesque moyen de réaliser, par le massacre et le pillage sur une échelle prodigieuse, les desseins collectifs de haine, de vengeance ou d’envie, qu’une nation fomente contre une autre. Condamnées sous leur forme individuelle, ces odieuses passions, cruauté, cupidité, paraissent louables sous leur forme collective. Pourquoi ? D’abord, parce qu’elles apaisent beaucoup de petits conflits intérieurs si elles en provoquent un au dehors ; puis, parce qu’elles conduisent à la solution belliqueuse de cette difficulté elle-même, et à l’élargissement territorial de la paix qui suivra. Le militarisme a pour effet de drainer les passions criminelles éparses dans chaque nation, de les purifier en les concentrant, et de les justifier en les faisant servir à s’entre-détruire, sous la forme supérieure qu’elles revêtent ainsi. La guerre, en définitive, agrandit le champ de la paix, comme le crime jadis a agrandi le champ de l’honnêteté. Ce sont là les ironies de l’histoire.
Mais, en vérité, s’il en est ainsi, je ne puis me défendre d’une réflexion : en un temps comme le nôtre, où le militarisme a débordé si fort, n’est-il pas doublement navrant d’avoir aussi à constater le débordement du délit ? Il semble que, si notre criminalité se mettait à diminuer, comme il conviendrait, ce ne serait pas un dédommagement exagéré de nos armements et de nos contingents militaires chaque jour grandissants.