Machiavel

Les soulèvements d’un peuple libre sont rarement pernicieux à sa liberté

Que les différents entre le Sénat et le Peuple ont rendu la République romaine puissante et libre

Je me garderai bien de passer sous silence les troubles qui eurent lieu à Rome depuis la mort des Tarquins jusqu’à la création des tribuns. Je ne réfuterai pas moins ensuite l’opinion de ceux qui veulent que la république romaine ait toujours été une république turbulente et livrée à de tels désordres que, sans son extrême bonheur et la discipline militaire qui suppléait à ses défauts, elle eût été la dernière des républiques.

Je ne peux nier que l’Empire romain ne fût, si l’on veut, l’ouvrage de la fortune et de la discipline. Mais il me semble qu’on devrait s’apercevoir que là où règne une bonne discipline, là règne aussi l’ordre ; et rarement la fortune tarde à marcher à sa suite. Entrons cependant à cet égard dans les détails. Je soutiens à ceux qui condamnent les querelles du Sénat et du peuple qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles occasionnaient sur la place publique que des bons effets qu’elles produisaient.

Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition. Depuis les Tarquins jusqu’aux Gracques, c’est-à-dire durant trois cents ans, les troubles n’y occasionnèrent que fort peu d’exils, et coûtèrent encore moins de sang ; mais on ne peut les croire bien nuisibles, ni les regarder comme bien funestes à une république qui, durant le cours de tant d’années, vit à peine, à leur occasion, huit ou dix citoyens envoyés en exil, n’en fit mettre à mort qu’un très petit nombre, et en condamna même très peu à des amendes pécuniaires. On ne peut pas davantage qualifier de désordonnée une république où l’on voit briller tant de vertus : c’est la bonne éducation qui les fait éclore, et celle-ci n’est due qu’à de bonnes lois ; les bonnes lois, à leur tour, sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent si inconsidérément.

Quiconque examinera avec soin l’issue de ces mouvements ne trouvera pas qu’ils aient été cause d’aucune violence qui ait tourné au préjudice du bien public ; il se convaincra même qu’ils ont fait naître des règlements à l’avantage de la liberté,

« Mais, dira-t-on, quels étranges moyens ! Quoi, entendre sans cesse les cris d’un peuple effréné contre le Sénat, et du Sénat déclamant contre le peuple ; voir courir la populace en tumulte par les rues, fermer ses boutiques, et même sortir de Rome en masse ! toutes choses qui épouvantent encore, rien qu’à les lire. » Je dis que chaque État libre doit fournir au peuple un débouché normal à son ambition, et surtout les républiques, qui, dans les occasions importantes, n’ont de force que par ce même peuple. Or tel était le débouché à Rome : quand celui-ci voulait obtenir une loi, il se portait à quelques-unes de ces extrémités dont nous venons de parler, ou il refusait de s’enrôler pour aller à la guerre ; en sorte que le Sénat était obligé de le satisfaire.

Les soulèvements d’un peuple libre sont rarement pernicieux à sa liberté. Ils lui sont inspirés communément par l’oppression qu’il subit ou par celle qu’il redoute. Si ses craintes sont peu fondées, on a le recours des assemblées, où la seule éloquence d’un homme de bien lui fait sentir son erreur. « Les peuples, dit Cicéron, quoique ignorants, sont capables d’apprécier la vérité, » et ils s’y rendent aisément quand elle leur est présentée » par un homme qu’ils estiment digne de foi. »

On doit donc se montrer plus ménager de ses critiques envers le gouvernement romain, et considérer que tant de bons effets forçant l’admiration ne pouvaient provenir que de très bonnes causes. Si les troubles de Rome ont occasionné la création des tribuns, on ne saurait trop les louer. Outre qu’ils mirent le peuple à même d’avoir sa part dans l’administration publique, ils furent établis comme les gardiens les plus assurés de la liberté romaine, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant.

Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, IV