La formule de Nietzsche, reprise du poète grec Pindare, “Deviens ce que tu es”, est devenue une sorte de mantra dans l’histoire de la philosophie. Pourquoi avez-vous voulu revenir dessus ?

Dorian Astor – Précisément parce que cette phrase est une tarte à la crème. Cela sert de slogan à tout ce que l’on veut ; cela a même été le slogan de l’armée de terre pour recruter, c’est dire. Il existe un grand malentendu autour de cette formule : c’est sur ce malentendu que je voulais travailler. Une phrase comme celle-là a une longue histoire ; je voulais remettre sur le tapis cette injonction et lui rendre son caractère problématique.

Depuis quand vous hante-t-elle, au point de vouloir en faire un problème ?

C’est une phrase piège, qui semble suggérer énormément mais qui, si on ne prend pas acte des paradoxes qu’elle contient, ne veut pas dire grand-chose. Je l’avais dans l’oreille depuis que j’étudie Nietzsche, c’est-à-dire plus de vingt ans déjà. Elle est emblématique du danger que court tout lecteur de Nietzsche : la formule frappe immédiatement, mais dès qu’on la déplie, elle devient vertigineuse parce qu’elle n’indique rien, ni ce qu’on devient ni ce qu’on est. C’est pourquoi il me fallait rester dans une démarche un peu déceptive : devenir ce que l’on est — c’est-à-dire vivre, devenir — c’est justement résoudre des problèmes.

Comment expliquez-vous la prospérité de cette phrase dans l’histoire de la philosophie et dans l’imaginaire contemporain ?

Cette formule fonctionne très bien parce que la société contemporaine est un mélange très paradoxal d’injonction à l’individualisme et de soumission aux états de fait. Tout s’organise pour que nous affirmions notre “personnalité” comme gage de notre autonomie. Or cette phrase nous incite à nous glorifier d’être nous-mêmes : tu fais ce que tu veux, tu es comme tu veux, sois toi-même. Je cite volontiers cette réplique de Sylvie Joly : “je n’ai pas de secret, je suis moi, c’est tout…”. En même temps, le “deviens ce que tu es” rappelle aussitôt qu’on n’est pas encore soi-même : la pointe douloureuse, c’est le rappel de notre aliénation. Tu es empêché, tu as envie de tout plaquer, de dire merde, et tu ne le fais pas. C’est la façade de ce slogan : tu es précieux, tu es unique, mais tu es bloqué, libère-toi. C’est pour cela que la formule marche, captée par la vogue du développement personnel.

Cette injonction est-elle au cœur de l’œuvre de Nietzsche ?

Elle est centrale, mais elle a deux versants, l’un évident et l’autre beaucoup plus opaque : d’un côté, elle signale la philosophie de l’esprit libre, la conquête de l’indépendance, l’exaltation de l’individualité. Mais la difficulté, c’est que Nietzsche est tout sauf un individualiste. Il méprise l’individu tel qu’il s’est fixé en sujet, c’est un holiste qui soumet l’évaluation de l’individu aux processus organiques, psychiques et culturels qui, ensemble, forment le devenir. “Ce que tu es”, cela concerne l’individu mais “deviens”, cela interroge le processus d’individuation lui-même. Chez Nietzsche, comme chez Leibniz, Whitehead, Simondon ou Deleuze, l’individuation est centrale, elle est au cœur de l’ontologie. L’être est une puissance auto-individuante. On est très au-dessus du simple développement “personnel”.

Comment Nietzsche a-t-il découvert cette phrase de Pindare ?

Très jeune, durant ses études de philologie classique. Elle émaille l’ensemble de son œuvre, sans développement explicite, sauf dans Ecce homo, tout à la fin : cette autobiographie philosophique où il entreprend de dire qui il est. C’est là qu’il rappelle que devenir ce que l’on est suppose que l’on ne pressente pas le moins du monde ce que l’on est. Il faut passer au-dessous de la volonté consciente du sujet. Et même se faire plus petit, plus médiocre, hésiter, se tromper. Il faut laisser les forces sous-jacentes travailler en profondeur à la tâche dominante. C’est évidemment l’inconscient qui est ici pris en compte.

Mais quelle différence faites-vous entre le “devenir-moi” de Freud et le “devenir-soi” de Nietzsche ?

Il y a une grande proximité entre eux autour de l’idée que le moi n’est pas maître chez lui ; c’est leur anti-cartésianisme. Cela passe chez l’un et l’autre par une interprétation pénétrante des processus inconscients, de la vie pulsionnelle. Là où cela bifurque, c’est que Freud cherche un savoir du moi et une connaissance de l’inconscient, une reconquête de soi par la conscience et le discours ; alors que Nietzsche est plus près d’une sagesse silencieuse du soi. Il y a un maître caché et inconnu derrière le moi, c’est le soi, dit Zarathoustra. Il ne s’agit pas de se laisser emporter par ses pulsions, car elles sont contradictoires et mènent au chaos pulsionnel (ce que Nietzsche appelle la décadence). Pour Nietzsche, la maîtrise de soi est essentielle, mais cette maîtrise est une modestie, une oreille et un acquiescement à la puissance créatrice de l’inconscient, plus sage que nous. Se faire plus impersonnel — ou plus-que-personnel, disait Deleuze. La cure analytique rend le moi si bavard… En faisant du moi un sujet du discours, elle en fait aussi un objet en voie de normalisation. Le moi n’est pas une bouche, mais une oreille.

Qu’est-ce que devenir un sujet ?

J’oppose, après d’autres, le sujet et l’individu. Un sujet répond : il est responsable et réflexif. Le pilote du sujet, c’est le moi. Alors que le pilote de l’individu, pour ainsi dire, c’est le soi. Il n’y a pas de sujet inconscient ; en revanche, il y a de l’individuel dans l’inconscient, ou plus précisément des processus d’individuation — organiques, psychiques et collectifs. Les subjectivations sont les fonctions de structures psychologiques et sociales : elles produisent des sujets du discours et de l’action, de l’éthique, du droit, de la psychologie, etc. Les sujets sont dits agents, mais ils sont le plus souvent agis. Alors évidemment, un individu est affecté par ses propres processus de subjectivation, mais ce pouvoir même d’être affecté réclame une activité non subjective, un agissement sans agent qu’on peut appeler individuation ou devenir. L’histoire est peut-être un “procès sans sujet”, comme disait Althusser (c’est elle qui subjective), mais le devenir est le procès même de l’individuation.

Comment qualifier la philosophie du devenir, qui vous intéresse, par opposition à la philosophie de l’être ?

Pour le dire vite, les philosophies du devenir n’opposent pas l’être et le devenir, l’un et le multiple, mais cherchent à comprendre ce qu’est l’être du devenir, l’unité du multiple, avec l’intuition qu’il n’y en a pas d’autre, que l’être ne se dit que du devenir et de la multiplicité, et de rien d’autre. Badiou, dans son magnifique Deleuze. La clameur de l’être, parle très bien de cela : paradoxalement, ce sont les philosophes de la multiplicité et du devenir qui affirment le plus fermement l’univocité de l’être (voyez par exemple, chez Spinoza, une infinité de modes qui expriment une substance unique). Au contraire, si, pour comprendre qu’il y ait de la multiplicité, on oppose ou articule l’être et le devenir, l’être et le non-être, l’être et l’apparence, etc., on est obligé de dire l’être en plusieurs sens, il devient équivoque, et il faut alors le classer en catégories, qui sont de fausses multiplicités. Les philosophies du devenir se donnent des multiplicités pures (ce que Whitehead appelait diversité disjonctive, Nietzsche le chaos ou Deleuze des singularités pré-individuelles) et cherchent à pénétrer le processus par lequel ces multiplicités sont toujours déjà mises en relation, comment elles s’entr’expriment (Leibniz), se hiérarchisent (Nietzsche), se préhendent (Whitehead), s’individuent (Simondon), s’actualisent (Deleuze), etc. Ce sont, à des degrés divers, des ontologies de la relation, avec l’idée que la relation préexiste à ses termes, qu’elle produit ses propres termes.
Qu’est-ce qu’une mise en relation ? C’est un événement. Pour Leibniz, la “notion complète” d’un individu, c’est l’ensemble de tout ce qui lui est arrivé, lui arrive et lui arrivera. Il y a chez lui cette idée formidable qu’un prédicat et un événement, c’est la même chose. Une telle position ouvre la porte à une remise en question radicale de l’opposition entre essence et accident, entre nécessité et contingence, entre être et devenir. Finalement, “deviens ce que tu es”, c’est une manière d’inviter à ne pas poser trop tôt la question “qui suis-je ?”, mais à traverser l’ensemble de ses devenirs, c’est-à-dire à expérimenter. Notre “notion complète” vient toujours à la fin, mort comprise. Ce que Nietzsche appelait un destin, c’est-à-dire du hasard devenu nécessité, à force d’expérimentation.

Vous vous situez dans cette tradition du devenir depuis longtemps ?

Oui, depuis longtemps, peut-être depuis toujours — sans le savoir, comme monsieur Jourdain ! C’est un instinct. Simplement, en découvrant cette “tradition” (ou plutôt cette “famille” de philosophes), je me suis rendu compte que c’est à eux, infiniment plus grands que moi, que je devrais m’allier pour essayer de penser quelque chose. Je me demande toujours pourquoi on est ceci plutôt que cela, leibnizien plutôt que cartésien, spinoziste plutôt que kantien, nietzschéen plutôt qu’hégélien. Et quelle que soit l’originalité à laquelle on aspire, on appartient à une famille de philosophes, même s’il faut la quitter pour atteindre à sa “majorité”. Quitter ce que l’on aime, c’est toujours le plus difficile et le plus beau.

Que signifie être nietzschéen en 2016 ?

J’ai du mal avec cette expression ; le titre de notre livre collectif, Pourquoi nous sommes nietzschéens, est volontairement ironique et problématique. C’est une référence explicite au livre paru en 1991, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens. Je ne sais pas exactement ce que veut dire être nietzschéen. Si je dis que je le suis, c’est parce que Nietzsche est l’objet de mon étude, que je le connais bien. Ensuite, revendiquer qu’il faut être nietzschéen aujourd’hui, c’est une vraie question, ce n’est pas une évidence ; c’est une question à laquelle je me suis patiemment et douloureusement confronté dans mon livre précédent, Nietzsche. La détresse du présent. Je ne me proclame donc pas nietzschéen, je prétends qu’aujourd’hui moins que jamais, il ne faut pas lâcher la lecture de Nietzsche. Cela veut dire affronter ce qui, en nous, résiste violemment à sa lecture (notamment sa conception profondément hiérarchique de l’humanité), mais aussi se méfier des séductions trop faciles (son injonction équivoque à la liberté de l’esprit, à la joie, à l’amour du destin). Le fait est que je ne peux ni ne veux me soustraire à ses sollicitations, tout en insistant sans cesse sur le fait qu’elles sont un peu trop grandes pour nous.
Dans notre collectif, chacun livre une expérience différente de Nietzsche, chacun y puise ce dont il a besoin pour sa propre pensée. Avec toujours cette tension entre la nécessité de le surmonter et l’intuition qu’il y a chez lui quelque chose d’insurmontable. En tout cas, le danger est qu’il se mette à parler par notre bouche, à notre place. J’ai beaucoup parlé avec les mots de Nietzsche. Il faut se méfier. Être nietzschéen, c’est être un “noble traître” (encore un mot de lui !). Ou, comme disait Deleuze, lui faire un enfant dans le dos.

Mais en quoi est-il aujourd’hui important selon vous ?

D’un point de vue psychologique, éthique, politique et culturel, il me semble que son diagnostic du nihilisme, de l’idéalisme, du ressentiment, de la vénération des faits (le “faitalisme”), de la haine fanatique du devenir, son portrait de la figure toxique du “prêtre”, sa généalogie de ce qui nous fait nous retourner contre nous-mêmes sont plus que jamais nécessaires aujourd’hui. Si l’on accepte de dire (avec Nietzsche comme avec Freud) que notre culture n’a toujours pas cessé de nous rendre littéralement malades, alors nous avons besoin de vouloir une “grande santé” nietzschéenne. Cela ne désigne pas une explosion chaotique d’ivresse dionysiaque, mais le renversement méthodique et acharné de valeurs dominantes hostiles à la vie qui se donnent pour la seule réalité possible.

Pourquoi est-il encore détesté par certains philosophes ?

Bon, on ne peut obliger personne à aimer Nietzsche. Comme je le disais tout à l’heure, c’est une affaire d’instinct et d’affinité. Mais pour les anti-nietzschéens du type de ceux qui ont écrit le livre de 1991 (ils sont encore nombreux aujourd’hui), Nietzsche est en réalité un paravent, un prétexte. Leur anti-nietzschéisme est un dommage collatéral. Ce qui est visé, aujourd’hui encore, derrière Nietzsche, c’est ce qu’on appelle, avec une moue dégoûtée, “la pensée 68”. Les auteurs de Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, dès leur préface, mettaient cartes sur table : il s’agissait d’en finir avec “Foucault, Deleuze, Derrida, Althusser, Lacan” et quelques autres, en finir avec la “philosophie au marteau” et “l’exercice infini de la déconstruction”. Or, ces “maîtres à penser”, comme ils disent, sont une menace redoutable pour l’idéologie contemporaine dominante. Quand on voit la manière intolérable dont s’exercent les pouvoirs à tous niveaux, partout, localement et mondialement, politiquement, socialement, économiquement, pouvoirs coercitifs ou incitatifs à toutes les échelles d’existence, on se dit qu’en guise de tracts, il faudrait arroser les rues du texte de Foucault en préface de l’édition américaine de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari : “Introduction à la vie non fasciste”. D’ailleurs, le terme “fasciste”, mis aujourd’hui à toutes les sauces (mais c’est un symptôme décisif) trouve dans L’Anti-Œdipe son véritable sens philosophique, comme type de production désirante. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui : lutter contre les investissements microfascistes du désir. En termes de désir, ou de “volonté de puissance”, il y va encore de la figure nietzschéenne du “prêtre”.
Bref, pour en revenir aux anti-nietzschéens, s’ils sont animés par du ressentiment, c’est celui qu’ils vouent à 68 comme cas d’un pur “événement” et qui selon eux doit faire l’objet d’une liquidation sans relâche : rien n’est advenu, rien ne doit advenir. Le plus drôle, c’est que c’est en accusant Nietzsche d’être réactionnaire qu’ils déchargent leur propre pulsion réactionnaire. (Quant au caractère réactionnaire de la pensée de Nietzsche, je m’en suis longuement expliqué dans La Détresse du présent). En tout cas, je fais partie d’une génération de “nietzschéens” qui a reçu un double héritage : celui d’une formidable inventivité du nietzschéisme d’un Deleuze ou d’un Foucault (celui-ci étant peut-être le plus nietzschéen de tous) et celui d’une lecture philologique de Nietzsche, précise et patiente, immanente aux textes (par exemple, ma lecture doit autant à Deleuze qu’à mon ami Patrick Wotling, peut-être le plus éminent nietzschéen français aujourd’hui, et qui est largement défavorable à la lecture deleuzienne de Nietzsche). J’entends bien ne pas céder d’un pouce sur la double injonction de ces deux héritages, c’est à cette condition qu’il y aura un avenir pour Nietzsche.

Il faut chercher le moi “non pas en soi, mais loin au-dessus de soi”, disait Nietzsche. Il est où ce loin ?

Pour toutes les raisons évoquées tout à l’heure, le moi ne peut plus être considéré comme une origine, il est plutôt à produire. Zarathoustra dit en gros qu’il faut devenir les sculpteurs de nous-mêmes. Alors certes, c’est peut-être un “idéal”, Nietzsche dirait plutôt un but. En tout cas, si le moi est une visée ou une protention, la question fondamentale n’est plus l’origine ou le passé (comme en psychanalyse) mais l’avenir et le projet (Whitehead, à propos de son concept de sujet, parle de “superjet”). Se penser comme marchepied d’un avenir, penser une “philosophie de l’avenir” est l’une des grandes tâches que Nietzsche s’est fixées.

Comme une ascèse ?

Oui. On ne confondra pas la critique de l’ascétisme morbide développée par Nietzsche (notamment dans La Généalogie de la morale) et sa propre nature ascétique, qui est une ascèse de la santé (malgré sa maladie, ou à cause d’elle). Tous les grands philosophes sont des ascètes. Parce que la philosophie est d’abord un exercice spirituel, comme le disait Pierre Hadot analysant la dimension pratique des philosophies antiques. Le moi est le fruit d’un exercice, parce qu’il est une perspective qui se construit, comme en peinture ou en géométrie projective. La grande question a toujours été l’articulation délicate de la vie théorétique, contemplative, et de la vie active. Au fond, ce qui agit, ce n’est pas le moi, mais plutôt le soi, pour le dire trop rapidement. Au lieu de penser le moi comme agent responsable, on peut le penser comme point de vue réfléchissant (et donc, déjà, évaluant). Spinoza polissait des lentilles. Quelles lunettes je me fabrique pour tenir à juste distance ce monde dans lequel je suis pourtant tout entier plongé, agi et agissant ? Trouver le bon point de vue (Leibniz), se faire le plus d’yeux possible (Nietzsche), voilà un exercice philosophique. On ne pose pas des valeurs pour s’y exercer ensuite, c’est évaluer qui fait tout l’exercice : “la foi adéquate s’ajoutera d’elle-même, soyez-en sûrs” (Aurore).

Devenir ce que l’on est, est-ce un rêve impossible ?

Ce n’est ni un rêve ni impossible : c’est une expérimentation, et par définition c’est le résultat de la tentative qui détermine si ce qui a été tenté était possible ou non. Ce n’est pas une question de possibilité, mais plutôt de virtualité. Sans doute y a-t-il une infinité de virtualités qui ne s’actualiseront jamais (ou pas encore). Ce qui est impossible, c’est de savoir à l’avance ce que l’on est — et même ce que l’on devient.

Avez-vous déjà eu le sentiment de devenir ce que vous étiez ?

J’allais dire : tout le temps et jamais. Je sens bien, comme tout le monde, que je deviens et que c’est sans doute cela que je suis, du moins chaque fois que j’y pense (c’est toujours une halte). Localement, on décèle des constantes, des bifurcations, des retours, des nouveautés. Comme un mélange d’occurrences et de récurrences, qu’il faut démêler et dont on cherche à trouver la cohérence. Si un individu est la somme de tout ce qui lui arrive (et même, en négatif, de ce qui ne lui arrive pas), comment pourrais-je dire qui je suis avant d’en avoir fait la somme ? Seul Dieu saurait faire ce calcul, mais je ne suis pas assez leibnizien pour compter sur une calculatrice divine … Je ne suis même pas sûr de pouvoir calculer ce qui m’est arrivé dans le passé et ce qui m’arrive aujourd’hui. En revanche, je crois qu’il y a des devenirs qui se s’épuisent ou se résorbent, localement. Un exemple bête : très longtemps, j’ai voulu faire de la musique professionnellement, j’y suis même un peu arrivé — et puis j’ai fini par abandonner, pour mille bonnes raisons. Mon “devenir-musicien”, qui m’a pris tant d’énergie et de temps, s’est épuisé. C’est comme une autre vie qui a laissé de nombreuses traces dans la mienne (toutes joyeuses) mais c’est le petit tombeau d’un devenir en moi. C’est la même chose pour nos amours passées et, au fond, pour tout ce par quoi nous sommes passés ou qui est passé par nous : nous sommes entièrement striés par les anciens passages de devenirs résorbés. Mais c’est comme les cours d’eau : ils peuvent gonfler ou s’amenuiser, confluer ou se diviser, faire de longs méandres ou déferler droit vers la mer, ils peuvent aussi s’assécher définitivement ou attendre la prochaine saison des pluies. Se connaître soi-même, c’est moins écrire un livre d’histoire que dresser une cartographie.

Devenir ce que l’on est, c’est résoudre des problèmes, disiez-vous ; n’est-ce pas une position minimale ?

Oui, c’est minimal. En tout cas cela ne préjuge pas du contenu des solutions adoptées. C’est le mouvement de la problématisation elle-même qui m’intéresse, auquel appartiennent constitutivement les tentatives de résolution. Considérer la vie comme cycle permanent de problèmes/solutions (y compris, évidemment, apories, impasses, échecs, nouvelles tentatives ou abandons) est beaucoup plus éclairant que de l’aborder comme simple conservation ou adaptation, qui n’en sont que des expressions parmi d’autres, des solutions de contournement, des ruses au service d’un problème beaucoup plus vaste : comment croître ?

Qu’est-ce qui relie votre génération philosophique ?

Je ne le formulerais pas en termes de génération. Il y a beaucoup de générations différentes contemporaines les unes des autres. On parlait tout à l’heure de famille, je préférerais même parler d’amis (et je n’ai pas besoin de les nommer — il y a même des amis qu’on ne connaît pas, il me suffit de savoir qu’ils existent et travaillent, on finira bien par confluer). Mes amis ne sont pas des nihilistes, ni des cyniques, encore moins des décadentistes (il faut dire “déclinistes” aujourd’hui). Ils ne sont ni cyniques ni relativistes (ou alors, comme moi, des “relationistes”) ou désabusés. Ils ne sont pas davantage dogmatiques et témoignent, pour le dire avec Nietzsche, d’un “scepticisme de la force”. Mais nous ne sommes pas non plus optimistes ni aveuglément confiants dans le progrès. Nous avons de grandes colères, de profonds mépris et de sourdes inquiétudes. Mais c’est à proportion de ce que nous savons admirer, aimer et acquiescer, nous sommes très sensibles aux foyers potentiels de résistance, d’affirmation, de création et d’affranchissement.
L’époque actuelle, dans ce qu’elle fait voir et entendre, est vraiment misérable et nous allons probablement vers quelque chose de pire. Mais à chaque époque, il y a un monde en décomposition et un monde en devenir. Aujourd’hui, la décomposition pue de manière obscène, mais il faut avoir l’odorat fin pour flairer ce qui se compose, se met en relation et croît. Toute époque est une époque de transition.

Mais n’est-ce pas dans cette transition que naissent les monstres, comme le disait Gramsci ?

Oui, mais cela est aussi le moment où naissent les tueurs de monstres, ils leur sont toujours contemporains. Comme Diogène, la lanterne à la main, il faut chercher des hommes potentiels. Nous sommes dans une période où ces potentiels sont particulièrement invisibles et inaudibles. Il est très difficile de les voir et de les entendre, et je sais que les amis et les alliés en sont tous là du pénible déchiffrement de cette opacité. Comme disait Deleuze, la musique rend audible des choses qui sans cela seraient inaudibles ; de même la philosophie rend pensable des choses qui sans cela seraient impensables. Il faut être constructiviste, expérimental et local ; il faut chercher, faire des agencements, voir si cela marche ou pas, aller voir ailleurs. J’ai une devise qui est d’esprit à la fois épicurien et spinoziste : ni espoir ni crainte. L’espoir et la crainte sont de même nature : l’un et l’autre compensent illusoirement l’ignorance et l’indétermination. Essayer de résoudre un problème, d’établir une relation, de trouver une issue, tout cela n’a rien à voir avec l’espoir ou la crainte. À la lettre, toute tentative est désespérée et inespérée. Il faut vivre avec l’indétermination inhérente à toute tentative : s’il se trouve qu’il n’y a pas d’issue, il était vain d’espérer ; mais s’il on en trouve une, il n’y avait pas lieu de craindre.

Propos recueillis par Jean-Marie Durand