La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité.

Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné. Ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit, c’est-à-dire l’Action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet. En fait, la fin du Temps humain ou de l’Histoire, c’est-à-dire l’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit ou de l’Individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l’Action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : - la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l’Homme ne changeant plus essentiellement lui-même, il n’y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l’Homme heureux. - Rappelons que ce thème hégélien, parmi beaucoup d’autres, a été repris par Marx. L’Histoire proprement dite, où les hommes (les « classes ») luttent entre eux pour la reconnaissance et luttent contre la Nature par le travail, s’appelle chez Marx « Royaume de la nécessité » (Reich der Notwendigkeit) ; au-delà (jenseits) est situé le « Royaume de la liberté » (Reich der Freiheit), où les hommes (se reconnaissant mutuellement sans réserves), ne luttent plus et travaillent le moins possible (la Nature étant définitivement domptée, c’est-à-dire harmonisée avec l’Homme). Cf. Le Capital, Livre III, Chapitre 48, fin du 2è alinéa du §III.

Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, coll. TEL, 1947/1979, pp.434-435 note1.