Kojève

Seconde note sur la fin de l’histoire

Voyez Note sur la fin de l’histoire et la fiche Sur la "Fin de l’Histoire".

Le texte de cette Note (1 de la p. 434) est ambigu, pour ne pas dire contradictoire. Si l’on admet « la disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire », si l’on affirme que « l’Homme reste en vie en tant qu’animal », en précisant que « ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit », on ne peut pas dire que « tout le reste peut se maintenir indéfiniment : l’art, l’amour, le jeu, etc. ». Si l’Homme re-devient un animal, ses arts, ses amours et ses jeux doivent eux-aussi re-devenir purement « naturels ». Il faudrait donc admettre, qu’après la fin de l’Histoire, les hommes construiraient leurs édifices et leurs ouvrages d’art comme les oiseaux construisent leurs nids et les araignées tissent leurs toiles, exécuteraient des concerts musicaux à l’instar des grenouilles et des cigales, joueraient comme jouent les jeunes animaux et s’adonneraient à l’amour comme le font les bêtes adultes. Mais on ne peut pas dire alors que tout ceci « rend l’Homme heureux ». Il faudrait dire que les animaux post-historiques de l’espèce Homo sapiens (qui vivront dans l’abondance et en pleine sécurité) seront contents en fonction de leur comportement artistique, érotique et ludique, vu que, par définition, ils s’en contenteront. Mais il y a plus. « L’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit » signifie aussi la disparition définitive du Discours (Logos) humain au sens propre. Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant « discours » seraient ainsi semblables au prétendu « langage » des abeilles. Ce qui disparaîtrait alors, ce n’est pas seulement la Philosophie ou la recherche de la Sagesse discursive, mais encore cette Sagesse elle-même. Car il n’y aurait plus, chez ces animaux post-historiques, de « connaissance [discursive] du Monde et de soi ».

A l’époque où j’ai rédigé la Note ci-dessus (1946), le retour de l’Homme à l’animalité ne me paraissait pas impensable en tant que perspective d’avenir (d’ailleurs plus ou moins proche). Mais j’ai compris peu après (1948) que la fin hégélo-marxiste de l’Histoire étant non pas encore à venir, mais d’ores et déjà un présent. En observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir en celle-ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est-à-dire la fin de l’évolution historique de l’Homme. Ce qui s’est produit depuis ne fut qu’une extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre-Napoléon. Du point de vue authentiquement historique, les deux guerres mondiales avec leur cortège de petites et grandes révolutions n’ont eu pour effet que d’aligner sur les positions historiques européennes (réelles ou virtuelles) les plus avancées, les civilisations retardataires des provinces périphériques. Si la soviétisation de la Russie et la communisation de la Chine sont plus et autre chose encore que la démocratisation de l’Allemagne impériale (par le truchement de l’hitlérisme) ou l’accession du Togo à l’indépendance, voire l’auto-détermination des Papous, c’est uniquement parce que l’actualisation sino-soviétique du bonapartisme robespierrien oblige l’Europe post-napoléonienne à accélérer l’élimination des nombreuses séquelles plus ou moins anachroniques de son passé pré-révolutionnaire. D’ores et déjà, ce processus d’élimination est d’ailleurs plus avancé dans les prolongements nord-américains de l’Europe qu’en Europe elle-même. On peut même dire que, d’un certain point de vue, les États-Unis ont déjà atteint le stade final du « communisme » marxiste, vu que, pratiquement, tous les membres d’une « société sans classes » peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que leur cœur ne le leur dit.

Or, plusieurs voyages comparatifs effectués (entre 1948 et 1958) aux Etats-Unis en et U. R. S. S. m’ont donné l’impression que si les Américains font figure de sino-soviétiques enrichis, c’est parce que les Russes et les Chinois ne sont que des Américains encore pauvres, d’ailleurs en voie de rapide enrichissement. J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post-historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur « éternel présent » de l’humanité tout entière. Ainsi, le retour de l’Homme à l’animalité apparaissait non plus comme une possibilité encore à venir, mais comme une certitude déjà présente.

C’est à la suite d’un récent voyage au Japon (1959) que j’ai radicalement changé d’avis sur ce point. J’ai pu y observer une Société qui est unique en son genre, parce qu’elle est seule à avoir fait une expérience presque trois fois séculaire de vie en période de « fin d’Histoire », c’est-à-dire en l’absence de toute guerre civile ou extérieure (à la suite de la liquidation du « féodalisme » par le roturier Hideyoshi et de l’isolement artificiel du pays conçu et réalisé par son noble successeur Yiyeasu). Or, l’existence des Japonais nobles, qui cessèrent de risquer leur vie (même en duel) sans pour autant commencer à travailler, ne fut rien moins qu’animale.

La civilisation japonaise « post-historique » s’est engagée dans des voies diamétralement opposées à la « voie américaine ». Sans doute, n’y a-t-il plus eu au Japon de Religion, de Morale, ni de Politique au sens « européen » ou « historique » de ces mots. Mais le Snobisme à l’état pur y créa des disciplines négatrices du donné « naturel » ou « animal » qui dépassèrent de loin, en efficacité, celles qui naissaient, au Japon ou ailleurs, de l’Action « historique », c’est-à-dire des Luttes guerrières et révolutionnaires ou du Travail forcé. Certes, les sommets (nulle part égalés) du snobisme spécifiquement japonais que sont le Théâtre Nô, la cérémonie du thé et l’art des bouquets de fleurs furent et restent encore l’apanage exclusif des gens nobles et riches. Mais, en dépit des inégalités économiques et sociales persistantes, tous les Japonais sans exception sont actuellement en état de vivre en fonction de valeurs totalement formalisées, c’est-à-dire complètement vidées de tout contenu « humain » au sens d’« historique ». Ainsi, à la limite, tout Japonais est en principe capable de procéder, par pur snobisme, à un suicide parfaitement « gratuit » (la classique épée du samouraï pouvant être remplacée par un avion ou une torpille), qui n’a rien à voir avec le risque de la vie dans une Lutte menée en fonction de valeurs « historiques » à contenu social ou politique. Ce qui semble permettre de croire que l’interaction récemment amorcée entre le Japon et le Monde occidental aboutira en fin de compte non pas à une rebarbarisation des Japonais, mais à une « japonisation » des Occidentaux (les Russes y compris).

Or vu qu’aucun animal ne peut être snob, toute période post-historique « japonisée » serait spécifiquement humaine. Il n’y aurait donc pas d’« anéantissement définitif de l’Homme proprement dit », tant qu’il y aurait des animaux de l’espèce Homo sopiens pouvant servir de support « naturel » à ce qu’il y a d’humain chez les hommes. Mais, comme je le disais dans la Note ci-dessus, un « animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être-donné » est un être vivant qui n’a rien d’humain. Pour rester humain, l’Homme doit rester un « Sujet opposé à l’Objet », même si disparaissent « l’Action négatrice du donné et l’Erreur ». Ce qui veut dire que tout en parlant désormais d’une façon adéquate de tout ce qui lui est donné, l’Homme post-historique doit continuer à détacher les « formes » de leurs « contenus », en le faisant non plus pour trans-former activement ces derniers, mais afin de s’opposer soi-même comme une « forme » pure à lui-même et aux autres, pris en tant que n’importe quels « contenus ».

« Note de la Seconde Édition. »
Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel,
Gallimard, coll. TEL, 1947/1979, pp.436-437